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Chapitre 3 La mise en place et le développement des services en oncologie au Québec, le

3.6. Discussion

À la suite de l’analyse des données, nous aimerions faire un retour sur les concepts d’interdiscipline de Frickel, de juridiction d’Abbott et d’ordre social négocié de Strauss de façon à revenir sur les rapports de collaboration et de compétition entre les différents oncologues de l’Hôtel-Dieu de Québec et leur transformation à travers le temps.

Dans le but d’offrir des services médicaux de qualité et de promouvoir l’efficacité, les oncologues sont pris en tension entre la nécessité de collaborer et la dynamique professionnelle des différents membres. Pour faire de l’oncologie une interdiscipline, les oncologues ont négocié un nouvel ordre social, un nouveau mode d’organisation du travail qui leur permet de mieux collaborer entre eux que le modèle organisationnel traditionnellement présent dans les hôpitaux. À titre d’interdiscipline, l’oncologie a donc été construite comme un espace social au sein duquel des structures – par exemple les conférences des tumeurs, l’Institut du cancer et la notion de médecin traitant – ont été développées de façon à promouvoir un assouplissement des frontières structurelles et culturelles traditionnelles qui prévalent dans les milieux hospitaliers. Pour ce faire, les différents spécialistes qui s’intéressaient à l’oncologie ont assoupli leur frontière et ont collaboré entre eux. Tel que l’illustre le cas de l’Hôtel-Dieu de Québec, la collaboration est présente de tout temps; pour nommer seulement quelques exemples : la décision des radiothérapeutes de la grande région de Québec de fermer leur centre de radiothérapie au profit du centre de l’Hôtel-Dieu; la collaboration entre la Faculté de médecine de l’Université Laval, le centre anticancéreux et la Direction de l’Hôtel-Dieu; l’union des différents oncologues pour défendre et faire de l’Hôtel-Dieu un centre hospitalier dont l’oncologie se situe au cœur de la mission; ou encore l’intégration des psycho-oncologues et des pharmaciens, i.e. des non-médecins, à l’oncologie. Dans chacun de ces exemples, les acteurs ont ouvert leur frontière et ont négocié entre eux un nouvel ordre social qui se voulait collaboratif.

Toutefois, tel que le suggère Abbott, on observe des tensions et des luttes professionnelles entre les membres de l’équipe dont l’objectif consistait à monopoliser une certaine partie de l’espace social par un des groupes professionnels. L’exclusion des chirurgiens et autres membres du Service d’électro-radiologie de la radio-oncologie à travers la monopolisation du radium; la lutte entre les chirurgiens et les oncologues médicaux pour le contrôle des agents de chimiothérapie dans le traitement des tumeurs solides; ou encore la lutte entre les chirurgiens et les pathologistes pour le diagnostic

constituent de bons exemple des luttes de juridiction. Par contre, il semble que la majorité des tensions survenues à partir des années 1970 n’avaient pas pour objectif d’empêcher un nouvel acteur d’entrer ou encore d’en expulser un, elles constituaient plutôt des négociations entre les différents membres de l’équipe quant aux responsabilités et au rôle de chacun des membres au sein de l’équipe. Il semble que la majorité de ces tensions étaient plutôt le fruit de la négociation de l’ordre social en oncologie.

Quant à Frickel, il ne nie pas la présence de tensions et de luttes au sein d’une interdiscipline, bien qu’il les aborde peu. Il centre plutôt son analyse sur la façon dont des acteurs qui possèdent des profils professionnels très différents (par exemple des policy- makers, des chercheurs universitaires, des chercheurs de la fonction publique et des activistes) s’allient pour défendre une cause et produire des connaissances qui permettent de résoudre un problème commun. Cette alliance conduit à la création d’une interdiscipline localisée à l’intersection des différentes expertises et des différents intérêts. Alors que Frickel s’intéresse à l’interaction entre ce nouveau domaine et son environnement, la présente étude porte quant à elle sur l’établissement d’un nouvel ordre social et sur la négociation de l’organisation du travail au sein de l’interdiscipline. Pour être précises, une fois les frontières entre les spécialités médicales et les professionnels de la santé ouvertes, nous nous sommes intéressées à la façon dont les oncologues ont organisé et structuré la collaboration, ainsi qu’aux négociations autour de la détermination du rôle et des responsabilités de chacun des membres de l’équipe. Cette différence entre les résultats de notre étude et les travaux de Frickel s’explique par le fait que nos objets d’étude respectifs se situent dans des environnements différents. Tandis que l’interdiscipline étudiée par Frickel est émergente, instable et peu enracinée dans les organisations et les institutions existantes; la médecine, quant à elle, constitue une organisation hautement institutionnalisée et hiérarchisée. En effet, il règne au sein de cette organisation un ordre social qui est maintenu grâce à une grande variété de mécanismes structurels et culturels. Par conséquent, les tensions et les luttes que vivent les oncologues lors du processus de négociation proviennent du fait que ces négociations visent à déstructurer et à restructurer

l’ordre social; processus auquel les acteurs de l’interdiscipline étudiée par Frickel n’ont pas été confrontés. Par ailleurs il faut souligner que l’ouverture des frontières entre les différents oncologues et le processus de négociation quant à l’organisation du travail qui s’en suit ont été réalisés à la pièce, i.e. un cancer à la fois. En effet, le cancer ne constitue pas une seule maladie, mais plutôt un ensemble de maladies dont les diagnostiques, pronostiques et plans de traitement peuvent être très différents. Ainsi, les oncologues ont dû négocier l’ordre social de l’oncologie pour chacun des cancers du sein, des cancers de la prostate, des cancers de l’estomac, etc.

Par rapport au concept d’ordre négocié de Strauss, notre étude contribue au développement de ce concept en raison de sa dimension temporelle. En effet, la plupart des études qui se sont inspirées du concept d’ordre négocié se sont souvent limités à la phase d’émergence (Nelsen et al., 1997; Reay et al., 2006; Lawrence, 2004) ou à une phase de transition (Melser, 1989; Chreim et al., 2007; Greenwood et al., 2006), alors que notre étude porte sur l’ensemble de l’oncologie contemporaine, i.e. l’ensemble du 20e siècle. Ainsi, notre étude débute avec l’émergence de l’oncologie à l’Hôtel-Dieu de Québec, mais s’intéresse également à plusieurs transformations subséquentes qui ont profondément transformé l’organisation du travail en oncologie – telles que la transformation de la définition du cancer, le développement des technologies, le développement et la professionnalisation d’expertises, et le développement de la recherche par exemple. La période couverte par notre étude permet de mettre en relief la complexité des divers processus qui sous-tendent le changement, ainsi que l’influence des dimensions internes et externes à l’oncologie sur l’organisation du travail. On observe, dans un premier temps, que la collaboration au sein de l’interdiscipline a été présentée aux différents spécialistes et encouragée à travers la création de structures – telles que l’Institut d’anatomo-pathologie (1928), le Centre anticancéreux (1930) et les conférences des tumeurs (1938) – et de leurs travaux. Ces structures avaient pour objectifs de regrouper des médecins formés dans différentes spécialités autour d’un problème, de leur permettre de mieux se familiariser avec l’expertise des autres spécialistes et de tisser des liens. Dans un deuxième temps, avec

l’arrivée de deux autres modalités de traitement, la spécialisation de la clinique de certains chirurgiens en oncologie et l’adoption grandissante des conférences des tumeurs comme modalité organisationnelle en oncologie, la collaboration au sein de l’interdiscipline s’est transformée et est devenue synonyme d’échanges et de débats. Ainsi, sur la base des connaissances scientifiques, les oncologues devaient discuter de l’établissement du meilleur plan de traitement pour les patients. Toutefois, on observe que les oncologues ne participaient pas tous aux conférences des tumeurs, que certains considéraient que les conférences des tumeurs pouvaient être remplacées par une simple consultation plus ou moins formelle, ou encore, que certains ne demandaient pas ou pas toujours de consultations aux autres spécialités oncologiques avant l’établissement du plan de traitement. Dans un troisième temps, l’interdisciplinarité est devenue synonyme non seulement de collaboration, mais aussi de coordination et d’intégration des différentes approches thérapeutiques. De façon plus précise, les oncologues devaient élaborer en équipe le plan de traitement et le respecter sous peine de représailles des autres oncologues. Dans un quatrième temps, la notion de collaboration a été élargie de façon à inclure des professionnels de la santé non médecins. Ce faisant, la définition du cancer a été élargie de façon à inclure des dimensions telles que les impacts psychologiques sur le patient et/ou les membres de la famille, la qualité de vie, le contrôle des effets secondaires, l’organisation du quotidien, etc.

3.7. Conclusion

Pour conclure, cette étude s’est penchée sur le développement des services offerts aux patients atteints du cancer et sur l’organisation des relations de travail au sein d’un important hôpital universitaire québécois et canadien au cours du 20e siècle comblant ainsi un vide dans la littérature. À ce jour, les chercheurs en sciences sociales qui ont étudié la collaboration en oncologie se sont plutôt penchés sur la production de connaissances. Ainsi, Lerner (2001) a mis en lumière la controverse scientifique qui a marqué l’abandon de la théorie locorégionale du cancer au profit de la théorie systémique et le rôle qu’a joué la

structure du système de santé au sein de cette controverse. Löwy (1996) a étudié la collaboration entre des chercheurs fondamentalistes et des chercheurs cliniciens d’un hôpital français pour le développement d’un traitement immunologique du cancer. Alors que Keating et Cambrosio (2012) se sont penchés sur la création d’un nouveau modèle de recherche clinique, soit les études multicentriques, développé par les oncologues dans le cadre d’études portant principalement sur la chimiothérapie. Notre étude permet quant à elle de mettre en lumière la transformation de l’organisation du travail dans un important hôpital universitaire à la suite de la transformation de la définition du cancer, du développement de nouvelles technologies et connaissances scientifiques, ainsi que l’impact des différents projets professionnels sur la collaboration.

Ainsi, à l’Hôtel-Dieu de Québec, nous observons que la construction de l’équipe d’oncologie s’est développée en deux périodes. La première période est marquée par le développement d’une définition biomédicale du cancer et a amené différents spécialistes à négocier la division du travail autour de l’offre de services médicaux. Pour ce faire, différentes structures ont été créées, dont la plus importante est la conférence des tumeurs à laquelle toutes les spécialités médicales ont l’obligation de participer. La seconde période est marquée par le développement de relations interprofessionnelles. Durant cette période, la définition du cancer a été élargie de façon à inclure des notions de qualité de vie et ainsi, faire en sorte que la « guérison » ne constitue plus le seul aspect lors de la prise en charge des patients par l’équipe médicale. Ce faisant, de nouveaux professionnels de la santé se sont joints à l’équipe d’oncologie.

Enfin, cette étude comporte certaines limites et biais. D’abord, puisque nous nous sommes concentrées sur la construction d’une interdiscipline, soit l’oncologie, au cours du 20e siècle et sur les négociations entre les professionnels de la santé pour structurer la prise en charge des services offerts aux patients, l’expérience vécue par les patients lors de la consommation des services médicaux n’a pu être étudiée. De plus, il s’agit de l’histoire des vainqueurs. La collaboration en oncologie est aujourd’hui acceptée, et ce, depuis

longtemps. Ainsi, les médecins qui s’opposaient à l’emploi de la radiothérapie avant les années 1970 ou encore qui s’opposaient à l’adoption de la théorie systémique du cancer n’ont pu être consultés.

Chapitre 4 La lutte pour la reconnaissance de l’oncologie