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Les conférences des tumeurs à partir des années 1970 et la création de

Chapitre 3 La mise en place et le développement des services en oncologie au Québec, le

3.4. Les débuts de l’oncologie à l’Hôtel-Dieu de Québec et le développement de la

3.4.7. La pratique de l’interdisciplinarité entre les spécialités médicales, 1970 à

3.4.7.1. Les conférences des tumeurs à partir des années 1970 et la création de

À partir des années 1970, le type de données obtenues ne nous permet pas de quantifier le nombre de conférences des tumeurs ou leurs participants. Toutefois, elles permettent de mettre en relief l’ambiance, le fonctionnement et la dynamique qui prévalaient entre les spécialités médicales durant les conférences.

Selon les médecins interviewés, le terme qui décrirait le mieux l’ambiance et la dynamique lors des conférences des tumeurs est « disciplinaire », c’est-à-dire que chacun défendait sa spécialité. Voici comment un radio-oncologue et un oncologue médical ont décrit les conférences des tumeurs durant les années 1970 et 1980 :

Selon le radio-oncologue : « la philosophie c’était « on défend notre discipline ». De sorte que [les conversations] étaient … « là y’a de la radiothérapie », « non y’en n’a pas », « oui j’en ai besoin parce que telle étude a démontré que … tel article dans telle revue … », et l’autre dit « non, non, non » ... C’était comme ça. »

Selon l’oncologue médical : « [les conférences des tumeurs] … ça avaient des caractéristiques scientifiques, mais y’avait aussi beaucoup de … la rivalité souvent sortait dans ça parce que les gens … ben veut, veut pas (…) devant les étudiants, on essaie toujours d’être le plus à la hauteur. »

Toutefois, il ne faut pas se méprendre quant aux motivations qui sous-tendent cette rivalité. En effet, la majorité des oncologues respectaient les connaissances derrières les autres approches thérapeutiques et leur capacité thérapeutique; selon un radio-oncologue « [les chirurgiens] étaient pas contre la science ou la discipline de la radiothérapie … ils doutaient de l’indication [de traitement] » (radio-oncologue). En effet, bien que les différents oncologues savaient qu’ils devaient collaborer entre eux et qu’ils acceptaient de combiner leurs approches thérapeutiques, la façon de le faire était à construire. Ils ignoraient comment reconstruire la trajectoire des patients; quelle approche thérapeutique devait être employée en premier, en deuxième et en troisième; comment la trajectoire thérapeutique devait être adaptée au type de cancer à traiter; comment la trajectoire du patient variait en fonction du diagnostic. Il n’y avait pas de réponses à ces problématiques puisque le domaine de la multi-thérapie était en construction. Ainsi dans le quotidien de leurs pratiques, les différents oncologues étaient régulièrement confrontés à des questions et des problèmes auxquels il n’existait pas de réponse claire. Ce faisant, ils étaient dans l’obligation de négocier entre eux, i.e. de débattre et de décider comment la prise en charge des patients serait structurée et comment l’organisation du travail au sein de l’équipe médicale allait dorénavant prendre forme. À cet égard, un chirurgien dit :

« [quand j’ai commencé ma pratique comme chirurgien oncologue], il n’y avait rien de « clear cut » … il n’y avait rien de clair dans le traitement … tout était à faire. Maintenant, il y a des protocoles sur le cancer du sein, sur le cancer du côlon, sur le cancer du rectum … Maintenant, la majorité des

cancers ont leur protocole, c'est tellement clair et ça simplifie les choses. (...) [Les protocoles pour les différents cancers ont été développés progressivement et ils ont beaucoup influencé le travail en équipe, depuis] les discussions sont plus claires et elles s’établissent à un niveau différent. Dans le temps, chacun tirait de son côté. Les radiothérapeutes voulaient tout traiter par radiothérapie, les chirurgiens voulaient opérer et la chimiothérapie commençait. [Il faut comprendre,] c'était une période difficile, parce qu'on était dans l'incertitude, peu de protocoles valables, presque pas d'études randomisées. On n'avait pas beaucoup d'évidences sur lesquelles baser le traitement des patients » (entrevue avec un chirurgien).

L’abandon de la théorie locorégionale au profit de la théorie systémique, le développement de nouvelles techniques chirurgicales moins mutilantes, le développement de nouvelles molécules anticancéreuses, l’adoption de la polychimiothérapie, le retard technologique dont souffrait la radiothérapie au Québec et la possibilité de traiter un nombre grandissant de cancers par chimiothérapie constituent quelques facteurs qui ont contribué aux rivalités observées. Les années 1970 à 2000 ont été marquées par l'incertitude qui survient à la suite d'un changement de paradigme et lors de la construction d'une nouvelle science normale (Kuhn, 1983[1962]). Ainsi, l'absence d'évidences, le contexte de création de ces dernières et la contradiction des données qui s'ensuit expliquent, à notre avis, le réflexe des spécialistes à défendre leur spécialité, leur technique et leur approche. Ce faisant, les conférences des tumeurs, qui constituaient des réunions dont l’objectif consistait à déterminer en équipe le meilleur traitement à offrir aux patients, reflétaient les différents changements et l’incertitude dans laquelle se trouvaient les différents spécialistes de l’oncologie.

À travers le temps, les rapports de négociations entre les différents oncologues se sont transformés. Selon les répondants, l’établissement d’évidences scientifiques ne constitue pas la seule raison qui explique le changement des rapports de négociation entre les oncologues. En effet, plusieurs oncologues interviewés ont souligné l’importance du départ à la retraite des médecins plus âgés et l’arrivée de jeunes médecins pour qui

l’organisation du travail qui supporte la multi-thérapie allait de soi parce qu’ils en avaient fait l’expérience lors de stages dans différents centres d’oncologie internationaux.

Malgré ces luttes intérieures, il faut toutefois souligner que les oncologues peu importe leur spécialité faisaient front commun lorsque la situation le requérait. Ces derniers mettaient alors de côté leurs rivalités et les négociations quant à la meilleure façon de traiter un patient de façon à s’allier entre eux pour défendre la cause de l’oncologie à l’Hôtel-Dieu de Québec. Ainsi, un oncologue médical dit :

« (…) je vous ai parlé des controverses et des discussions entre les gens mais ça faisait partie de la nature [et de l’ordre des choses] … [parce que] les gens étaient contents de se connaître et de travailler ensemble (…). Y’avait une rivalité, mais les gens aimaient que l’Hôtel-Dieu soit un hôpital oncologique. Alors ils se chicanaient entre eux, mais dans le fond quand venait le temps de défendre l’Hôtel-Dieu comme hôpital oncologique … tout le monde était d’accord pour dire que c’était le meilleur en ville. »

Enfin, à travers les échanges et les débats, les conférences des tumeurs ont contribué à standardiser les traitements offerts aux patients. La standardisation des traitements provient du fait que le fonctionnement des conférences est fondé sur la prise de décision par consensus et le respect de celle-ci par l’ensemble des praticiens. Ainsi, lorsqu’un médecin prescrit un traitement qui déroge du traitement par rapport auquel un consensus a été établi, les membres de l’équipe sévissent tel que l’explique un chirurgien :

« [Les cliniques des tumeurs] ça améliore la pratique de façon générale, même pour les cas qui sont pas présentés [parce que] ça met une pression énorme sur l'ensemble des cliniciens. Quand on s'aperçoit qu'un cas qui est présenté ne respecte pas ce qui avait été décidé, on pose des questions. On n’est pas là pour être complaisant, on veut savoir pourquoi le patient a pas eu de chimio il y a deux ans, [alors que] c’était indiqué pour un stade 3. On est poli, on n’est pas accusateur, mais le message passe. La pression de la part des pairs est intolérable (...) On voit les noms dès fois, qui était le médecin traitant, et on ne veut pas passer pour le gars qui ne fait pas les bonnes affaires. »