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II. Les sources primaires

2) Le chercheur et l’expérience

Cette « archéologie expérimentée », s’appuyant sur les contradictions et les ouvertures ainsi présentées, est ce à quoi correspond notre approche. Faisant appel par moments aux composantes les plus régulières de l’archéologie expérimentale, tout autant qu’à une construction de savoir-faire acquis sur le long terme, elle place le chercheur de manière dynamique non seulement dans l’approche et la compréhension du matériel, mais dans l’acquisition de compétences liées à, et issues de celui-ci, et l’application de ces compétences dans le retour à l’analyse des objets.

Mais de quelles compétences parlons-nous ? Si on se réfère aux questions théoriques survenant au cours de l’étude de l’arme, on constate que deux points principaux nécessitent de manière spécifique pour leur compréhension des aptitudes particulières de la part de l’observateur : la fabrication et l’utilisation.

Ce dernier domaine fut d’ailleurs le premier que nous souhaitions explorer, et par lequel nous avons entamé notre approche de l’armement. La compréhension de l’arme en tant qu’objet dynamique nous avait semblé, dans les travaux récents publiés avant d’entreprendre nos études doctorales, un point pertinent dont nous avions entamé d’exploiter les apports dans notre travail de maîtrise et notre diplôme d’études approfondies, aussi maladroitement que, à l’époque, nos balbutiements dans l’acquisition de savoir-faire martiaux nous le permettaient. Évidemment, la volonté d’acquérir ces savoir-faire n’était pas mue que par la nécessité d’une telle entreprise, réelle ou non, dans l’étude du matériel : elle émane d’un élan personnel bien antérieur, rendu cependant possible par les circonstances universitaires262 et l’accès facilité non seulement à la documentation technique, mais aux ressources humaines à même de nous permettre d’approfondir ces questions. Nous détaillerons d’ici quelques pages les sources, les méthodes et les résultats de cette composante importante de notre recherche.

Nous avions également compris l’importance de la compréhension des processus et des techniques de fabrication, ou du moins de leur considération, dans l’étude du mobilier. Les publications et autres travaux accessibles alors semblaient cependant s’accorder sur une

262 En l’occurrence ce mémoire de maîtrise, où j’eus l’occasion d’étudier un lot d’armes issu d’une découverte

fluvial e mentionnée il y a quelques pages, les rares qui ont survécu et n’ont pas été cédées au ferrailleur. Voi r CABROL Alexis, PAURON Henri, op. cit..

certaine discrétion quant à ces questions (voir supra.). Les problèmes de traitements thermiques, de composition des fers et aciers étaient certes loin d’être inconnus dans cette littérature et fournissaient des informations essentielles, mais peu de contributions abordaient la question des gestes liés à la mise en forme. Lorsque c’était le cas, et pour des raisons compréhensibles au demeurant, les auteurs faisaient non sans pertinence appel à des expertises externes dans le cadre de protocoles expérimentaux, pour fournir matière à leurs discours. Le point commun de ces travaux, aussi divers soient-ils, était la reconnaissance de l’importance des apports de ces hommes de l’art aux avancées et réponses dans leurs sujets respectifs263.

Il nous est ainsi rapidement apparu, après avoir pu observer Yannick Epiard au travail lors d’une prestation publique à St Apollinaire en mai 2003, et après avoir échangé avec lui, qu’une approche plus approfondie de la question du travail du métal devait être envisagée. A dire vrai, l’importance et la pertinence de ces savoir-faire et des capacités d’analyse liées nous avait déjà été révélée lorsqu’à l’été 2001 nous avons bénéficié, par le plus grand des hasards, des lumières de Jean-Paul Thevenot qui, passant par là alors que nous analysions le lot d’armement étudié dans notre mémoire de maîtrise, avait porté à notre attention certaines zones montrant de traces manifestes de chauffe. L’observation de Yannick Epiard n’a fait que confirmer le processus, en nous montrant de visu comment la matière était travaillée.

Une difficulté cependant, face à la grande variété de matériel présent dans notre échantillon, sa répartition sur le territoire régional, et les contraintes temporelles affectant tant les institutions que les hommes, était que le recours à une tierce personne, à un expert extérieur semblait peu commode. L’idée d’un travail limité, d’une expérience restreinte à un élément précis de mobilier a été de même rapidement écartée : aussi intéressante puisse- t-elle être ponctuellement, elle n’allait pas permettre de pouvoir appliquer et étendre les observations effectuées à une partie plus large du corpus, en plus des problèmes liés à la transmission entre expert et observateur. Donc, tout comme nous avions entrepris d’impliquer notre corps dans l’acquisition de savoir-faire martiaux, nous avons décidé de prendre d’appréhender le travail du métal et d’acquérir des savoir-faire dans ce domaine ; d’ici quelques pages, les étapes, apports et limites propres à ce champ seront à leur tour exposées.

263 Ainsi Kristina Creutz écrit-elle : « Today I cannot understand how my studies would have been possible

Cette approche corporelle, cet investissement physique et intellectuel dans l’acquisition et l’analyse du geste lié à l’objet nous jette ainsi au sein d’un système complexe où l’observateur est également instrument et outil de travail ; où l’observation, le savoir théorique et le savoir pratique se combinaient en un ensemble dynamique dont les paramètres interconnectés, déjà non-quantifiables à la base, se trouvaient affectés les uns par les autres et, loin d’en être amoindris, se voyaient au contraire bénéficier largement de cette émulation.

Ainsi, en possédant le savoir-faire permettant une compréhension élémentaire de ce qui est visible dans l’objet, de voir comment il est fait, on acquiert via l’essai, via la mise en matière de la construction théorique issue de l’observation, un degré de savoir-faire supplémentaire qui a son tour permet, une fois acquis, de comprendre d’autres détails, d’autres données visibles sur les objets – ou même seulement de les percevoir. Le recours à une phase active, matérielle, que ce soit pour valider des hypothèses issues de l’observation, pour tenter de comprendre un processus de fabrication, ou simplement pour acquérir de l’expérience dans les compétences artisanales, est une phase essentielle, indispensable et incontournable de cette approche. L’intérêt de refaire les armes, les apports amenés à des domaines allant au-delà des seuls objets sont ainsi connus pour les armes de l’Âge du Fer.

Ce positionnement du chercheur en tant qu’acteur de l’expérience et possesseur de l’expertise n’est pas un fait nouveau, et les apports d’une telle démarche sont connus264. Mais travailler en parallèle sur les aspects liés à la création et à l’utilisation de l’arme fait aborder l’objet avec une approche plus globale encore. Elle permet par exemple de mieux voir ce qui dépend de l’un et de l’autre. Il est ainsi possible d’établir des liens entre fabrication et utilisation : tel détail, correspondant à un processus de fabrication particulier, à un choix technique spécifique lié à l’artisanat, peut également et sans contradiction être lié à un point défini de l’usage appliqué de l’objet. Ce lien entre conception, réalisation et application est évident, mais l’observation de son articulation est facilitée par les savoir- faire et les connaissances liées de l’observateur.

Les circulations d’un domaine vers l’autre sont d’ailleurs fréquentes. Les retours multiples sur chacun de ces axes placent le chercheur non pas dans un cercle, mais dans une dynamique où les progrès dans un domaine peuvent affecter la perception et la

compréhension des autres : à l’image de la spirale herméneutique idéalement ascendante proposée par Kristina Creutz265 placée autour de l’ensemble objet-expertises-chercheur. Elle se trouve évidemment complexifiée par les problématiques propres à chacun d’entre eux, que nous détaillerons d’ici quelque lignes.

Et elle comporte ses propres difficultés. Ce positionnement du chercheur en tant qu’outil de recherche266 pose la question de la distance entre observateur et observé ; à l’inverse de ce qui était limitant dans les travaux cités, où l’observateur n’était pas le détenteur du savoir-faire, c’est ici la proximité, l’identité qui peut être à l’origine de perturbations dans la perception ou l’interprétation des données. Ainsi l’observateur muni de son savoir-faire peut affecter l’observation par son statut même d’acteur. Déjà confronté à la question double « comment savoir comment les objets sont faits, et utilisés d’après ce que les objets montrent ? » et « comment voit on sur les objets ce qu’on sait de leur fabrication et de leur utilisation ? », le risque est de projeter sur l’objet ce qu’on veut y voir ; de limiter la question aux seuls éléments pour lesquels on a la réponse, voire de déformer la question pour l’adapter à une réponse connue. Une fois cet écueil identifié, il peut cependant être écarté ou surmonté de diverses manières : par la prise de distance par rapport à l’objet ou aux réponses potentiellement erronées, par l’essai des hypothèses formulées entre autres.

Toutefois, face aux apports que cette identité amène, face à la quantité et l’acuité267 des informations perçues, cette question est reléguée au second plan - non pas dans sa raison d’être, car elle est justifiée, mais dans son impact. Il doit cependant être gardé à l’esprit.

Se pose en parallèle un autre problème dans cette démarche : le temps d’acquisition de ces savoir-faire, et l’évaluation de leur qualité. Ils se combinent d’ailleurs au travers de la question : « le savoir-faire acquis est-il nécessaire et suffisant à la réalisation d’observations ?

Pour le premier, aucune solution simple n’existe, si ce n’est le temps lui-même. L’acquisition de compétences physiques liées à des catégories spécifiques de domaines, artisanal comme martial, est un processus long, qui se voit en outre rendu d’autant plus compliqué que chacun de ceux-ci comporte ses problématiques propres. Le présent travail

265 Ibid. p. 28.

266 Il faudrait s’intéresser à la communication de Katrin Kania : « Researching the Basics. Craftspersons as a «

research tool » in an archaeological spinning experiment. » annoncée à l’occasion de la 7th Experimental Archaeology Conference des 11 et 12 janvier 2012.

peine certainement à rendre compte de l’investissement temporel qu’a nécessité cette démarche : même si les retours positifs ont été rapidement constatés et exploités, l’accession à un niveau convenable de savoir-faire est venue seulement après un long, bien long temps de travail, d’échange et de questionnements, où d’ailleurs les prises de distance qu’elles soient volontaires ou rendues inévitables par les circonstances du quotidien ont représenté tout autant que les périodes actives des étapes importantes, et fructueuses, de ce développement. Cependant, le retour à l’objet permet de circonscrire un niveau relatif de savoir-faire : celui qui permet l’appréhension d’informations et l’expression de celles-ci.

Il y a dans ce travail une autre difficulté, liée au savoir-faire gestuel. Celui de la vocalisation, de la description de ces gestes, des pourquoi et des comment conditionnés et contenus par ce que sait faire le corps, qui certes est observé par l’esprit mais dépend d’une mécanique sensorimotrice268, corporelle, difficilement transférable en paroles. Ou, pour reprendre les mots de notre confrère Christopher Dobson quand on lui demandait comment il savait où et comment frapper : « I don’t know…I just know ! »269. Il n’en demeure pas moins que cette perception de la position, des mouvements du corps est consciente, connue : on la nomme alors kinesthésie. Celle-ci perçoit, comprend et se remémore le savoir corporel acquis par la pratique du geste spécifique.