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II. Les sources primaires

2) Apports et discussions

Les apports de notre expérience personnelle dans le travail du métal ont au cours de notre analyse du matériel été d’une aide considérable. La perception de certains aspects bien précis, par exemple de certaines variations dans les « fibres » du métal dessinées par l’étirement de la matière sous le marteau en fait partie. Mais plus encore : ce bagage nous a permis en amont d’aborder l’objet avec les problématiques du faiseur, en supplément du seul regard de l’observateur. La question de « comment peut-on faire cet objet ? » a été un leitmotiv permanent de notre analyse, et s’est vu compliquée, enrichie à mesure que notre propre compétence dans ces arts mécaniques grandissait. Maintes fois, elle n’a d’ailleurs pas trouvé de réponse jusqu’à ce que nos propres savoir-faire progressent et permettent de « déverrouiller » non seulement le sens de certains détails de l’objet dont la compréhension était ardue, mais également, surtout, de procéder à son analyse avec des questionnements encore meilleurs.

L’intérêt et les apports d’une approche des techniques de fabrication dans l’étude du matériel archéologique, en particulier de l’armement, est une chose établie367. Mais la mise à contribution de l’observateur en tant qu’outil de travail nous a apporté des compléments d’information inestimables dans notre démarche envers l’objet, nous permettant de relativiser les conclusions ou hypothèses émises ou formulées vis-à-vis de ces aspects de l’armement et de sa fabrication.

Ainsi, la perception de la quantité de travail requise, même si elle demeure subjective et soumise à la propre qualité de nos savoir-faire, est un des éléments enrichissants de notre

démarche. La technicité des procédés requis en a été un autre, de même que les risques, limites et impondérables liés à chacun.

Un des points problématiques, mais en même temps importants et positifs de notre travail a minima est que nous nous sommes rapidement trouvés confrontés à des impératifs d’économie de matière : tant de combustible que d’acier. Et c’est cette notion même qui peut permettre de proposer certaines hypothèses quant au traitement thermique jugé « incomplet » de certaines armes. Car si on garde à l’esprit que la matière coûte cher, et qu’on la combine avec les risques de casse ou de déformation inhérents à la trempe, a fortiori dans un milieu à base d’eau, on comprend aisément la pratique constatée de trempe interrompue voire de trempe non-réalisée visible dans la documentation analysée : mieux vaut en effet chauffer bas, et ne pas refroidir trop fort ou trop longtemps, plutôt que de risquer la casse. Même si le métal peut être recyclé, ce sont là des processus où la perte de matière est inévitable.

Un autre point important déjà brièvement évoqué, mais qui se trouve confirmé par notre apprentissage quasi-solitaire de ces savoir-faire, est l’importance, l’aspect critique du travail à plusieurs. Certains procédés nécessitent, notamment les assemblages à chaud, davantage de mains que n’en possède l’acteur isolé. D’autres requièrent une puissance simultanée de maintien des pièces et de frappe qu’un homme seul peut difficilement fournir. Nous avons pu par moments bénéficier d’une assistance extérieure, lorsque des camarades venaient à l’occasion nous prêter main-forte. Même si les savoir-faire de ces personnes en matière de forge étaient peu développés, l’aide fournie était appréciable tant quantitativement que qualitativement368.

Une des choses les plus essentielles cependant que la confrontation entre savoir-faire manuel moderne du métal tel qu’enseigné dans la littérature artisanale spécialisée et traces de fabrication anciennes a imposé à notre réflexion, est l’écart entre ces méthodes modernes et les matériaux anciens dans leurs propriétés comme dans la manière de les travailler. Certes, elles peuvent fournir une porte d’entrée vers le travail du métal, de même qu’elles représentent des compétences efficaces, appréciables et respectables. Mais même dans la coutellerie artisanale actuelle, l’influence des considérations modernes sur les aciers, l’emploi d’outillage « hi-tech » permettant des choses que les équipements anciens ne pouvaient pas

368 Ce travail en solo ou a plusieurs, et l’ensemble même des aut res considérations ainsi évoquées de temps, de

matériel, d’étapes de travail posent la question à laquelle nous ne répondrons pas dans le cadre de cette étude de l’organisation du travail, que ce soit à un niveau spatial dans l’atelier ou à un niveau d’efficacité pré-taylori enne, d’économie de pénibilité et de rentabilité temporelle.

accomplir369, les méthodes d’assemblage et de finition, le rapport au matériau constituent autant de distances prises par rapport aux méthodes médiévales. Des parallèles peuvent être établis, évidemment, mais globalement, à mesure que nous apprenions le travail des aciers modernes, il nous fallait en même temps le désapprendre. La possibilité d’expérimenter avec des fers et aciers d’avant Bessemer fut pour nous une étape importante. Comparativement aux aciers ou aux fers modernes, même les aciers doux ou peu alliés, le métal ancien possède des capacités de plasticité et de soudabilité bien éloignées de ses avatars actuels.

Nous avons pu réaliser, par la fabrication de pièces complètes, l’importance tant en temps de travail en savoir-faire requis, en organisation, en valeur ajoutée à l’objet que représentent les étapes non-liées au travail à la forge. Les finitions, le travail de fourbissage, de coutellerie représente un aspect important non seulement de la fabrication des objets, mais qui traduit aussi des éléments non-matériels qu’on peut leur attacher : une valeur physique mais également symbolique et sociale.

Se rapprochant en partie de ces considérations, quoique moins glorieusement, notre expérience nous a fait également apprécier l’importance quantitative et qualitative des défauts visibles dans les objets : de leurs causes, évidemment – la plupart sont à mettre en relation avec les méthodes de fabrication – mais également de la manière dont ils étaient gérés. Ignorés, jugés non-critiques, voire à peine remarqués, arrangés ou dissimulés, ils font partie de ces objets avec une fréquence non-négligeable. De même que les manières de les dissimuler ou de les occulter.

La considération de l’étendue tant en temps qu’en effets du recours à l’abrasion a également été une des conclusions de ces démarches d’acquisition et d’expérimentation des savoir-faire. Les conséquences visibles de ces procédés sur le métal font partie des informations que cette démarche nous a permis de percevoir et d’interpréter, comme nous le verrons à l’étude du mobilier.

La référence aux travaux anciens a permis de rapprocher nos propres essais et apprentissages d’une sorte de conformité historique, bien ténue cependant. Toutefois il faut remarquer que ces sources ne livrent pas tous les secrets, ne disent pas tout ce qu’on peut savoir, L’ethnologie peut également apporter des compléments d’information sur le métal. Les japonais, par exemple, mentionnent une ombre qui passe sur l’acier quand le moment de

la trempe approche : ils décrivent là les phénomènes de décalescence et recalescence, selon qu’il se passe pendant la chauffe ou le refroidissement de la pièce, correspondant au changement d’état du métal : la transformation de la ferrite en austénite est endothermique370, la matière, refroidit lors de cette transition et donc perd en incandescence ; à l’inverse le passage de l’austénite à la ferrite dégage de la chaleur, et résulte donc en un métal plus chaud. Mais ces phénomènes et leur exploitation participent des savoir-faire artisanaux propres, alors que les ouvrages mentionnés ne s’intéressent qu’aux manières d’obtenir des résultats supérieurs. Et après tout, comme le disait Gilles-Auguste Bazin : « Il y a des Secrets sans nombre pour faire de l'Acier, preuve certaine qu'il y en a très peu de bons »371

Enfin, ce que ce travail, par la réalisation d’objets finis destinés à la génération de ressources financières notamment, nous a permis de constater, rejoignant d’ailleurs les propos de Kristina Creutz372, c’est la reconnaissance dans notre propre production d’une « patte », d’un style caractéristique identifiable par des morphologies issues des gestes employés, des opérations successives. Il est certes possible à tout artisan de copier les méthodes et le style d’un autre, au prix de certains efforts ; tout comme il est plus qu’envisageable de voir un apprenti travailler de la même manière que son maître. Mais le travail personnel, non soumis à une volonté d’imitation, tend à produire les mêmes formes ou les mêmes détails d’une production sur l’autre. Nous verrons si dans notre échantillon nous aurons l’occasion d’identifier un tel phénomène ; son existence, en tout cas, semble doublement confirmée tant par les études effectuées que par nos propres expériences.