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II. Les sources primaires

1) De l’escremie

Il fait peu de doutes, encore que les indices puissent être parus ténus ou soient rapidement survolés, que l’acquisition de compétences liées à l’usage de l’arme se voyait indéniablement et nécessairement liée à des phases d’acquisition de savoirs, de préparation et d’entraînement273.

Mais plus encore que ces phases naturelles de la pratique de l’arme, on trouve et ce dès une époque relativement précoce outre l’expression de l’existence de pratiques de formes d’escrime, la mention de détenteurs de ces savoir-faire martiaux274 ; ces ensembles de gestes, d’actions, de principes se voient associées rapidement à un vocabulaire spécifique, en particulier dans les textes français des XIIe-XIIIe siècles, dont l’expression la plus courante tourne autour du terme « escremie » et ses dérivés275. Ainsi dans la Chanson de Roland (v. 113-114) :

«E escremissent cil bacheler leger. Desuz un pin delez un eglenter. »

Des personnes spécifiques sont les dépositaires de ces savoir-faire auxquels ce vocabulaire spécifique fait référence. Le passage de l’Escoufle cité ci-dessus est ainsi précédé de :

«Li damoisiax avoit .j. mestre

273 Ainsi Végèce, dès le IVe siècle, conseillait aux soldats dans son De re militari de pratiquer les frappes sur un

poteau avec des armes d’entraînement d’un poids double de celui des vrai es arm es de combat (Livre I, chapitre 11) ; il fut d’ailleurs traduit et repris abondamment au cours du Moyen Âge, que ce soit directement ou en tant que base de commentaires comme dans le De regimine principum de Gilles de Rome (ca. 1279).

274 Voir pour cela ANGLO Sidney, op. cit.. et BRIOIST Pascal, DREVILLON Hervé, SERNA Pierre, op. cit. qui

bien que s’intéressant à des époques ultérieures mentionnent ces cultures martiales médiévales européennes et évoquent leur place, et les effets qu’elles avaient parfois sur elles, dans ces sociétés.

275 Matt S. Galas a ainsi pu répertorier les expressions suivantes dans la littérature française des XIIe-XIVe

siècles : palestre, jeu de palestre, tour, tor, tour d’escremie, escremie, engin, anvaïe, envaye taille, estoc, dubler, couvert, descouvert, ferir a descouvert, coverture, rabat re, rabat, guencir, guenchir, gandir, ferir a la guencie, taille, empeinte, devant, avant-main, destre, droiturier, droit coup, droit tour, revers, retraite, derrière, arière- main, main anverse, travers, traversaine, colee, testee, entredeus, retraite, revers, sormontee, sorpene, pene, sozpane, souzpane, travers, traversain, jambet, escremir, escremie, escremisseur, « Selon l’art de l’escremisseur », « Bien scet de ce coup escremie », « Au puing li gete une escremie »…Matt S. Galas, The Language of the Swords, French fencing terminology 1150-1300, conférence lors des IVe Rencontres Internationales d’Arts Martiaux Historiques Européens de Dijon, 4-7 mai 2006, université de Bourgogne. Rachel Miller a quant à elle identifié pas moins de trente-deux oeuvres en moyen haut-allem and où apparaissent des term es spéci fiques à l’escrime, du Rolandslied de Conrad (ca. 1170) à la Weltchronik de Johannes Rothe (1421). MILLER Rachel, Combat or Contest? Fighting and Fencing in Middle High German Literature, conférence lors du 18e International Medieval Congress de Leeds, du 9 au 12 juillet 2012. Voir également KELLETT Rachel E., Single Combat and Warfare in German Literature of the High Middle Ages: Stricker's 'Karl Der Grosse' and 'Daniel Von Dem Blühenden Tal', MHRA Texts and Dissertations Series volume 72, Modern Humanties Research Association Institute of Germani c and Romance Studies Bithell Series of dissertations Volume 33, Londres : Maney Publishing for the Modern Humanities Research Associ ation : University of London. Institute of Germanic & Romance Studies, 2008, 277 pages.

Ki li aprent de l’escremie »

Elles ne sont cependant pas aussi directement mentionnées276. Ainsi on sait que le jeune Raoul de cambrai bénéficia d’un apprentissage de l’escrime (v. 2675-2677)277 :

« Qant R[aous] fu jovenciax a Paris a escremir ot as effans apris ; mestier li ot contre ces anemis. »

La notion d’une praxis, d’un ensemble d’acquis et de savoir-faire certes toujours variable, mais identifié de manière consciente par ceux qui y faisaient appel, se voit ainsi mentionnée dans diverses sources. Par exemple, dans Gudrun, œuvre épique allemande de la première moitié du XIIIe siècle, il est fait mention d’un maître d’escrime qui connaissait trois coups (« drî swanke ») que le roi Hagen lui demande d’enseigner à Wate avant de lui montrer lui-même ses propres quatre coups (« die mînen slege viere »)278, suggérant que chacun avait développé ou appris ses propres savoir-faire.

La notion de pratique physique279 est également attestée. William Fitz Stephen, secrétaire de Thomas Beckett, décrit ainsi le peuple de Londres s’y adonnant :

« Les jours de fête pendant tout l’été les jeunes s’adonnent au sport d’archerie, à la course, au saut, à la lutte, à jeter la pierre, lancer je javelot au-delà d’une marque et à combattre avec l’épée et la bocle. »280

Mais loin d’être un loisir inoffensif, c’est une activité dangereuse, dans laquelle le sang peut s’échauffer et le risque demeure présent. Ainsi dans Raoul de Cambrai (v. 370- 375) :

« cil chevalier commence[n]t a jouer a l’escremie por lor cors deporter.

276 On pourrait évidemment citer le Rôle de la Taille de Paris de 1292, mentionné par de nombreux auteurs car

listant sept escrimisseurs payant impôt sur cette activité. Voir par exemple DARESSY Henry, Archi ves des maîtres-d'armes de Paris, Paris : Quantin, 1888, 250 pages.

277 KAY Sarah, Raoul De Cambrai, Oxford : Clarendon Press, 1992, 522 pages, p. 174. 278 MILLER Rachel, op. cit..

279 Pour l’exercice et pour le sport, au sens ancien du terme.

280 « On feast-days throughout the summer the young men indulge in the sports of archery, running, jumping,

wrestling, slinging the stone, hurling the javelin beyond a mark and fighting with sword and buckler ». D’après HENRICKS Thomas S., Disputed Pleasures : Sport and Society in Preindustrial England, New York : Greenwood Press, 1991, 194 pages, p. 32.

Tant i joerent a mal l’estut torner — apres lor giu lor convint aïrer: les fix Ernaut i covint mort jeter, cel de Doai qi tant fist a loer. »281

Le Tristan de Léonois282 (après 1240) contient d’ailleurs un passage intéressant où Lamorat de Gales affronte un des chevaliers du géant Nabor le noir, ce dernier voulant savoir lesquels parmi ses captifs « savoient le plus de l’escremie ». Les combats se font à l’écu rond et au bâton ; le combat final oppose Tristan à Nabor, au bâton également, le géant ayant reconnu le nom de son adversaire et le sachant très fort à l’épée, et voit malgré tout la victoire du chevalier. Le rapport étroit entre pratique simulée et pratique réelle est ici bien établi.

L’exercice aux armes n’est pas cantonné aux XIIe-XIIIe siècles. Avant son duel contre le duc de Gloucester en 1424, le jeune Philippe II de Bourgogne se prépare consciencieusement à l’affrontement, ne ménageant pas ses peines dans l’apprentissage de ces savoir-faire dont l’application aurait pu avoir des répercussions certaines à l’échelle d’un continent283.

En Flandres, c’est dès le XVe siècle que se créent les guildes d’escrime : la Confrérie de Saint Michel, officialisée à Bruges en 1456, date d’avant 1444284. Certaines perdurent d’ailleurs jusqu’à la Révolution Française. En Allemagne, l’agrément impérial et l’exclusivité de l’usage du titre de Meister des langes Schwert est accordé en 1478 à la Bruderschafft Unserere lieben Frawen und der reynen Jungfrawen Marien vnd des Heiligen vnd gewaltsamen Hyemelfursten sanct Marcen, sanctionnant des pratiques plus anciennes.

Les textes narratifs ou les documents officiels ne sont pas les seules sources nous confirmant l’existence de ces arts et de leur pratique. L’iconographie nous montre nombre

281 KAY Sarah, op. cit.. p. 32.

282 LÖSETH Eilert, Le roman en prose de Tristan: le roman de Palamède et la compilation de Rusticien de

Pise : analyse critique d'après les manuscrits de Paris, Genève : Slatkine, 1974, 542 pages.

283 Ainsi Jean le Fèvre de Saint-Remy rappelle dans ses mémoires : « Et en ce beau parcq de Hesdin, qui est l'un

des beaulx du royaulme, se trouvoient tous les matins pour prendre alaine; et avec ce avoit cert ains lieux et places secrettes où il exercitoit son corps à combattre et faire ses essais. Et là avoit pluiseurs nobles hommes et aultres, qui lui monstroient la science de combattre et savoir deffendre; et si, y avoit aussi aucuns nobles hommes qui journellement faisoient leur assais, qui de tout leur ceur desiroient estre avec le duc, ou cas que l e duc de Glocestre vouldroit avoir compaignie d'un ou de deulx à combattre le duc. » LE FEVRE DE SAINT-REMY Jean, Mémoires, in BUCHON Jean-Alexandre, Chroniques d’Enguerrand de Monstrelet, nouvelle édition, tome VIII, Paris : Verdière, 1826. 581 pages, p. 262.

284 Voir GALAS Matt S., « Statutes of the Fencing Masters of Bruges (1456) », in COGNOT Fabrice (ed.), op.

d’exemples dans lesquels on peut identifier clairement postures, actions, gardes et situations proches, parfois même identiques, à ce qui est visible dans les sources spécialisées – et parfois différentes également, ce qui ne peut qu’appuyer l’idée d’une richesse martiale européenne bien plus vaste que ce qu’on en connaît à l’heure actuelle. Ainsi les illustrations déjà évoquées faisant figurer des combattants armés d’épées ou autres armes et de bocles sont-elles relativement abondantes dans les marges à drôleries des manuscrits des XIIIe-XIVe siècles et se retrouvent également dans d’autres supports. Et c’est justement au travers des mots de Jean Wirth qu’il faut entrevoir l’enracinement de ces pratiques dans la réalité médiévale.

Car, pour reprendre ses termes « Sans leurs drôleries, bien des psautiers et des livres d’heures de cette époque ne seraient que des livres de dévotion rébarbatifs, à l’iconographie répétitive et morne » 285 signifie bien une chose : ces images de combats à la bocle sont distrayantes et ont un sens pour le lecteur du manuscrit. Il comprend ce qu’il voit, car il entretient des rapports avec ce que représente l’image. C’est même certainement cette proximité avec les pratiques de l’épée-bocle qui lui permet de percevoir les sous-entendus que peut y avoir mis l’artiste, également. Mais pour nous, ces images ont avant tout une valeur de témoin premier des pratiques martiales, de miroir d’escremie286. Car de fait ils représentent de manière fidèle les gestes et les postures - puisque c’est cette correspondance avec le réel qui peut ouvrir vers le caché.

Évidemment, ces drôleries ne sont pas les seuls exemples de représentations figurées directement liées aux pratiques martiales médiévales. L’escrime illustre ainsi les planches de lutte des versions européennes du Tacuinum Sanitatis d’Ibn Butlân, ouvrage à vocation médicale (BnF ms. Latin 9333, fol. 93v ; BnF Nouv. acq. lat. 1673, fol. 93v) ; on retrouve des positions et gardes connues à l’épée longue au folio 3 du Livre de Raison de Wolfegg287 ou dans d’autres exemples que nous mentionnerons le cas échéant.

C’est donc ce substrat de pratiques physiques reconnues, nommées et définies sinon dans les textes, du moins dans les usages et dont l’existence transparaît dans l’iconographie, c’est cette succession de personnes physiques dépositaires de ces compétences et de leur enseignement qui sert de support à l’émergence de ces sources directes nous fournissant mieux que tout autre l’accès aux savoir-faire liés au combat.

285 WIRTH Jean, op. cit.,p. 77.

286 Miroir au sens moderne, car ce n’en est que le refl et. Mais l’association des deux prend un caractère

archaïsant assez plaisant.