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1.2 1982 : « Valley Girl » le titre de Frank & Moon Zappa

2.5 Syntaxe & marqueurs de discours

2.6.1 Un langage d’émotions

Le Valspeak peut parfois être défini par le sémantisme des énoncés produits. Ceci peut paraître surprenant car il n’est pas habituel de caractériser un dialecte avec des critères sémantiques. Néanmoins, il semble que le Valspeak soit particulièrement propice à exprimer les émotions (intenses) du locuteur. Glass (1982, 29) indique par exemple :

Valspeak is a language of black and white. Fine distinctions and shades of gray have no place here.

Nombre de marques d’emphases sont par exemple présentes dans le titre des Zappa, dans lequel Moon dit par exemple :

I, like, love going into, like, clothing stores and stuff. I, like, buy the neatest mini-skirts and stuff. It's, like, so bitchin’, ‘cause, like, everybody's like, super-super nice, it’s, like, so bitchin’.

Comme nous l’avons précédemment évoqué (cf. section 2.4), le vocabulaire Valspeak est composé d’éléments marquant un fort engagement émotionnel, comme les adjectifs mélioratifs « tubular, awesome, radical, killer, bitchin’, » les adverbes « totally » ou «  so,  » ou encore le phrasème  «  to the max.  » Les procédés d’intensification sont d’ailleurs communs dans le parler adolescent (Palacios Martínez  :  2011, 112) et permettent de marquer une forte implication énonciative (Biber  :  1988, dans Beltrama : 2016, 83).

Des marqueurs individuels du Valspeak sont aussi liés à l’expression des émotions. Irwin (2014, 30) affirme que les phrases contenant « so » (qu’elle appelle « drama so ») sont prononcées avec un haut degré émotionnel. Outre son utilisation dans le cas d’énonciation rapportée, la construction BE LIKE est citée comme pouvant exprimer un sentiment ou une émotion (Graham  :  2016  ;  Ranger  :  2012, 3). Plus généralement, le parler adolescent est supposé être plus chargé émotionnellement ; c’est par exemple ce que soutient Nordberg (1984, 20, dans Romaine & Lange  :  1991, 267) concernant le Suédois.

Le Valspeak semble donc être un dialecte riche en expressions pouvant transmettre les émotions du locuteur, mais il est à noter que les moyens d’exprimer le dégoût

semblent y être particulièrement présents. Le sentiment est en effet saillant dans les paroles de la chanson :

Like, my mother, like, makes me do the dishes. It's, like, so gross. Like, all the stuff, like, sticks to the plates, and it's like… it's like, somebody else's food, y’know? It's like grody, grody to the max, I’m sure. It's, like, really nauseating, like, barf out, gag me with a spoon! Gross!

Il est également évoqué dans des articles de presse (Klein : 1983) :

A primer of [Valspeak] would include ''grody,'' which means beyond bad - the worst - […] Typically, the language is rife with references to regurgitation.

Le livre parodique de Glass (1982, 31) y fait également référence :

The intensity of Valley life requires frequent expressions of agreement, disagreement, and nausea.

Des interviews de Valley Girls dans deux reportages télévisés tournés dans les années 1980 confirment l’omniprésence des expressions de dégoût (que nous soulignons dans les exemples ci-après). Dans un reportage de CBS dans un centre commercial de la vallée de San Fernando (Rather : 1982), des jeunes filles, à qui l’on demande d’utiliser le Valspeak, insistent spontanément sur l’expression de leurs émotions, et plus particulièrement de leur dégoût (avec parfois des marqueurs d’intensification) :

Gag me with a spoon. […]29

It’s grody to the max, that means it’s disgusting. It’s totally grody!

It’s like, if you have to work, or like do housework and clean your room, it’s like, stuff like that, it’s like gag me with a spoon, it’s totally, ugh.

Dans le reportage de MacNeil & Cran (1986), d’autres Valley Girls disent :

You know you’re angry with somebody and you just say, just want to say ‘Oh forget it, just bag our face!’ or just like uhm, ’You’re so ugly, bag your face’ you know, ‘get away from me’ you know?

Grody. Something really disgusting, gross. It’s something like, yuck. You know like slime.

Le lien entre le Valspeak et l’expression du dégoût peut enfin être illustré par le film d’animation Inside Out (Vice-Versa en France) (Docter  :  2015) qui met en scène des personnages incarnant différentes émotions. Le personnage prénommé « Disgust » (Dégoût) est une jeune fille sarcastique présentée comme une Valley Girl par plusieurs articles de

La partie tronquée n’est pas composée d’un micro trottoir avec des Valley Girls anonymes comme le

29

presse (Lohner  :  2016  ;  Dent  :  2015  ;  Funk  :  2015). Le script du film (Docter & Del Carmen  :  2015) permet en outre de citer certaines répliques du personnage qui font penser au Valspeak en raison de la présence d’interjections (exemples 1 & 2), de lexèmes (3 & 4), d’emphase prosodique (5) ou du sémantisme de l’énoncé (l’exemple 6 rappelle la supposée bêtise des Valley Girls) :

1. Ew, I don’t want to hear about your nerves! (27).

2. Sorry I don’t speak “moron” as well as you, but let me try:  Duuuuhhhhh. (120).

3. I’m totally behind you, Joy. (32).

4. When I’m through, Riley will look so good the other kids will look at their own outfits and barf. (35).

5. Oh, she did NOT just say that. (62).

6. On a scale of one to ten, I give this day an F. (83).

2.6.2 Désémantisation

L’idée de décoloration sémantique aurait pour la première fois été développée (en allemand) par Gabelentz (1891), selon Newmeyer (2000, 229) et Eckardt (2002, 54). L’on peut parler en français de « désémantisation » (Greenberg : 1991 ; Pereira : 2013) ou en anglais de «  bleaching  » (décoloration), processus définit par Matisoff (1991  :  384) comme suit :

the partial effacement of a morpheme's semantic features, the stripping away of some of its precise content so it can be used in an abstracter, grammatical-hardware-like way.

L’idée que le Valspeak soit un terrain linguistique propice à la désémantisation des lexèmes ou énoncés a été évoquée par différentes sources contemporaines (Coolidge, dans Klein : 1983) :

There's an emphasis on making up words […] Accepted words […] take on a new meaning through constant repetition.

À titre d’exemple, l’ouvrage parodique de Pond (1982, 55) explicite l’usage du verbe argotique Valspeak « crank » en ces termes :

Crank:  You can use this word for almost anything, like you crank yourself together or your crank to school, or you crank up the radio, kind of an all-purpose word, you know?

Le mot semble avoir effectivement perdu toute stabilité sémantique comme le suggère le fait qu’aucune réelle définition n’en soit donné. Il ne s’agit cependant pas d’un cas isolé. L’adjectif «  grody,  » qui semble être un cas d’énantiosémie dans le 30 dialecte Valspeak, est également mentionné (Pond : ibid., 55) :

Grody:  Gross, the worst, but sometimes so gross it’s way bitchen, like a horror movie is super grody .31

Après une interview d’une Valley Girl prénommée Mindi, un journaliste du quotidien local The Oklahoman fait le même constat (Hust : 1982) :

And, Mindi says, some words can mean, like, totally different things. "Like ‘Grody,’ you know, means, like barf me out, to the max. But something can be so grody, like, you know, a grody movie, so that it's really royal. And ‘I'm sure,’ like, can mean ‘I'm not sure’ or ‘I'm really sure.’"

Klein (1983) note par ailleurs que le Valspeak est particulièrement propice à la création de néologismes et ajoute que la répétition des lexèmes contribue à en décolorer le sens originel (l’adjectif « awesome » est cité en exemple). Comme nous l’avons évoqué (cf. section 2.6.1), le Valspeak est un langage d’émotions, et Jurafsky (2014) indique :

[Semantic bleaching] is pervasive with […] emotional or affective words.

Sans surprise, la désémantisation peut induire une perception négative de l’individu qui y a recours, comme le note Beltrama (2016, 239) au sujet de LIKE et « literally » (qu’il qualifie de marqueurs de discours) :

Interestingly, the perception of these forms as semantically empty is typically presumed upon as an index of the qualities of their users, triggering an iconic association between the lack of semantic content and the lack of positive qualities of language users.

Ce type d’idéologie linguistique peut d’ailleurs être utilisé dans des représentations médiatiques afin de mettre en scène la bêtise d’une personnage féminin, comme nous le montrerons dans le chapitre 8.

Se dit d’un terme polysémique dont au moins deux sens sont des antonymes.

30

Pour rappel, « bitchen » (également parfois orthographié « bitchin ») signifie « super » ou « génial. »

2.7 Gestualité