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La « langue sexiste, » ou le sexisme intrinsèque à la langue

prises pour cible

3.2 La domination des femmes par la langue

3.2.1 La « langue sexiste, » ou le sexisme intrinsèque à la langue

Nous avons parfois rencontré le terme de «  misogynie linguistique  » dans des articles ou ouvrages pour faire référence à ce que nous appellerons ici « langue sexiste » c'est-à-dire le fait qu’une langue puisse être intrinsèquement sexiste. Le terme «  sexist language  » est en revanche régulièrement employé dans les travaux de linguistes féministes anglophones, par exemple chez Cameron (1985).

Le terme «  langue sexiste  » fait référence au fait qu’une langue peut refléter une idéologie sexiste, ou la domination masculine, par son lexique ou ses règles grammaticales. Nous parlerons d’«  item lexical sexiste  » ou d’«  item syntaxique 9 sexiste. » Autrement dit nous définitions le terme « langue sexiste » comme :

Le fait qu’une langue, commune à tous les locuteurs, possède en son sein, de manière intrinsèque, des items lexicaux, grammaticaux ou syntaxiques qui reflètent une idéologie sexiste ou la domination masculine.

Chaque utilisateur des langues française ou anglaise utilise une langue qui comporte des items intrinsèquement sexistes. Il est donc extrêmement difficile de se départir des connotations sexistes que ces langues peuvent avoir car cette idéologie en fait partie intégrante. Spender (2001, 139) indique en effet que comme le suggère ce qui est parfois appelé «  l’hypothèse Sapir-Whorf,  » la langue influe sur les schémas de pensées des individus :

Language is not neutral. It is merely a vehicle which carries ideas. It is itself the shaper of ideas, it is the programme for mental activity.

Bien que la problématique de la langue sexiste ne soit pas l’objet central de cette thèse, nous souhaitons donner quelques exemples en français et en anglais, sans pour autant avoir l’ambition de dresser une liste exhaustive, afin de rendre claire la différence entre « langue sexiste » et ce que nous appelons « misogynie linguistique » (cf. section 3.3.2).

Romaine (1999) donne de nombreux exemples de sexisme lexical présent dans la langue anglaise. L’idéologie sexiste peut se traduire par le fait que certains termes ou collocations soient négativement connotés uniquement quand ils désignent une femme. Elle évoque, tout comme Spender (2001, 17), les termes « bachelor » et « spinster, » qui font tous les deux référence à une personne qui n’est pas mariée, mais qui n’ont pas la même connotation ; seul le terme « spinster » possède une connotation intrinsèquement négative. Le statut social d’une femme est en effet indexé sur son statut marital comme le rappel De Beauvoir (1949b, 219), ce qui est reflété de manière sexiste dans la langue :

Bien que, dans un contexte linguistique, le terme « item » fasse traditionnellement référence à une unité

9

La destinée que la société propose traditionnellement à la femme, c’est le mariage. (…) C’est par rapport au mariage que se définit la célibataire, qu’elle soit frustrée, révoltée, ou même indifférente à l’égard de cette institution.

La même idéologie sexiste est présente en français ; elle peut se traduire par une absence de symétrie dans les termes employés ou leur connotation. Par exemple, la collocation «  femme facile,  » négativement connotée, n’a pas d’équivalent masculin direct («  *homme facile  »). Les termes «  courtisan  » et «  courtisane  » sont tous deux négativement connotés, mais seul le second l’est en raison du caractère sexuel qu’il revêt. Le sexisme lexical se traduit également par des termes stigmatisants visant uniquement les femmes, comme « bitch, slut » ou « whore » en anglais . Ces termes ont 10 très souvent des connotations sexuelles. Ils peuvent en outre être utilisés pour nuire aux hommes en niant leur masculinité, comme les termes « wimp, sissy » ou « wuss. » L’on pourrait rétorquer qu’il existe aussi des insultes visant uniquement les hommes, mais ces derniers ne sont pas l’objet d’une domination féminine structurelle et intrinsèque à la langue. Notons que les insultes sexistes dirigées contre les femmes sont quasi systématiquement utilisées pour nuire, bien que certains mouvements se réapproprient des termes stigmatisants, comme cela a été le cas pour le mot « bitch » (Saul : 2015).

Une langue peut également être sexiste en raison d’items sexistes présents sur le plan syntaxique. En français par exemple, les noms masculins et féminins coordonnés s’accordent systématiquement en genre masculin. En outre, même si cette pratique tend à être de plus en plus contestée (cf. par exemple Bousquet & Abily  :  2017), des déterminants masculins peuvent être utilisés pour faire référence à un individu femme comme dans « Madame le juge » ou « Madame le président. » L’on peut également citer le fait qu’un nom masculin est souvent utilisé de manière générique pour faire référence à des individus hommes et femmes. C’est le cas en français et en anglais où « homme » et « man(kind) » peuvent être utilisés pour faire référence à l’humanité entière. Lakoff développe largement cette idée (1972, 70), mais avant elle de Beauvoir écrit déjà (1949b, 195) :

La première étude de cas présentée dans la partie 3 évoque le fait que ce genre de termes peut

10

[…] l’homme représente aujourd’hui le positif et le neutre, c'est-à-dire le mâle et l’être humain, tandis que la femme est seulement le négatif, la femelle.

Les femmes sont alors invisibilisées, et ce sexisme est intrinsèque à la langue car il fait partie intégrante du lexique et de la syntaxe. C’est ce qu’expriment Berger & Kachuk, (1977, 3) :

The English language is sexist in so far as it relegates women to a secondary and inferior place in society.

Les langues française et anglaise reflètent donc une idéologie sexiste car elles ont été profondément pensées par les hommes. Une langue sexiste est le reflet d’une idéologie sexiste, de laquelle tous les locuteurs d’une langue sont imprégnés, qu’ils partagent ou non cette idéologie. Il est difficile de se départir du sexisme intrinsèque à une langue, d’autant plus qu’une langue sexiste n’est pas uniquement utilisée pour tenir des propos sexistes ou exprimer la misogynie. Tout locuteur utilisant le français ou l’anglais n’est évidemment pas sexiste, mais certains éléments de la langue qu’il utilise le sont dans une certaine mesure. Cette idéologie sexiste, ce système de pensée qui transparaît dans la langue, peut être utilisée pour justifier stigmatisations ou discriminations misogynes, qui sont des problématiques pouvant être profondément liées aux questions linguistiques.