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La « glottophobie » : prendre pour cible le langage d’autrui

prises pour cible

3.1 La langue : instrument de domination des individus

3.1.2 La « glottophobie » : prendre pour cible le langage d’autrui

Stigmatisations et discriminations, fondamentalement dirigées contre des individus, peuvent prendre pour cible différentes facettes de l’identité d’une personne  :  la couleur de sa peau, son poids, son âge ou son genre. Si ces types de préjugés sont le plus souvent dénoncés, exprimer son aversion pour certaines pratiques linguistiques est généralement encore accepté (Bucholtz et al.  :  2008, 72). Blanchet propose de concevoir les discriminations prenant pour cible les pratiques linguistiques d’un individu comme un phénomène qu’il appelle « glottophobie, » terme créé à partir

des morphèmes -phobie (mépris, haine) et glotto- (langue). Il définit la glottophobie comme (2016, 45) :

Le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondés sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des usages de langues) usitées par ces personnes, en général en focalisant sur les formes linguistiques (et sans toujours avoir pleinement conscience de l’ampleur des effets produits sur les personnes).

Nous faisons ici référence à ce terme car il nous semble recouvrir la réalité sociale des discriminations linguistiques plus précisément que d’autres. Nous souscrivons aux explications de l’auteur, qui indique (ibid., 44) que le terme de «  glottophobie  » a été préféré à celui de « linguiscisme, » qui avait été défini par Skutnabb-Kanga (1989), pour les raisons suivantes :

Le terme glottophobie présente en effet l’intérêt de réinsérer les discriminations linguistiques dans l’ensemble des discriminations portant sur des personnes au lieu de les restreindre (à tort et en se faisant piéger par l’idéologie qui produit la glottophobie) à des discriminations portant sur des langues. C’est le danger des termes centrés sur le linguistique que sont discriminations linguistiques (qui présente en revanche l’intérêt d’être plus explicitement et directement compréhensible) et linguiscisme (d’autant moins interprétable aisément qu’il peut être inscrit dans une série comme nationalisme, impressionnisme, humanisme, etc. qui n’ont pas nécessairement de connotations négatives). [C’est nous qui soulignons].

Une discrimination «  glottophobe  » a bien pour but de porter préjudice à un

individu pour une raison arbitraire : ses pratiques linguistiques.

L’on peut comprendre «  pratiques linguistiques  » de plusieurs façons. Les exemples de glottophobie donnés dans l’ouvrage de Blanchet font le plus souvent référence à des individus discriminés car ils utilisent une langue autre que le français. Il mentionne par exemple des pressions que des locuteurs de la langue corse (des enseignants) ont subies de la part de services de l’Éducation Nationale car ils utilisaient cette langue dans un contexte privé (sur leur répondeur téléphonique personnel).

Le concept de glottophobie est néanmoins utilisé dans cette thèse dans un sens plus restreint car nous étudions les stigmatisations subies par des locuteurs dans un contexte unilingue. Notre interrogation porte en effet sur les stigmatisations que les

Valley Girls peuvent subir en raison de leur utilisation de la langue anglaise par d’autres locuteurs de cette langue.

Ce type de glottophobie unilingue n’est pas nouveau, et il paraît difficile de contester ce qui s’apparente à une évidence sociologique. De nombreux exemples de stigmatisations glottophobes, bien qu’ils n’aient pas été appelés de la sorte, ont été rapportés par des sociologues et sociolinguistes (par exemple Gasquet-Cyrus : 2012 ou Lippi-Green  :  1997). Des études menées sur l’accent perçu comme noir américain vernaculaire (African-American Vernacular English), comme celle de Siegel (1999), ont montré que ce dialecte pouvait être stigmatisé en milieu scolaire aux États-Unis au profit de la langue dite « standard. »

Une discrimination glottophobe prend donc ouvertement pour cible les pratiques

linguistiques d'un individu, mais les raisons plus profondes sont d’ordre social. Ce qui

est stigmatisé ou discriminé n’est pas tant la variété de la langue que la classe socio-économique, la couleur de peau, l’origine géographique et culturelle, etc., qu’elle est supposée refléter. La glottophobie se situe donc toujours à l’intersection de problématiques linguistiques et sociales. Dans le cas des Valley Girls, ce qui est pris pour cible est bien un ensemble de pratiques linguistiques : le Valspeak. Comme nous l’avons évoqué, ces pratiques linguistiques sont principalement d’ordre phonétique, prosodique, lexical et syntaxique. Prendre pour cible le Valspeak est donc bien un acte glottophobe car lié à la stigmatisation d’une variété de langue, d’un dialecte. Les individus qui catalysent le mépris de manière sous-jacente sont ici des femmes, et plus précisément des jeunes femmes  ;  c’est du moins la représentation prototypique de la Valley Girl (c.f. chapitre 1). C’est pour cette raison que nous parlerons plus loin (cf. section 3.3.2) de misogynie linguistique, c'est-à-dire l’idée selon laquelle les pratiques linguistiques d’une locutrice femme puissent être stigmatisées, ou qu’un locuteur (homme ou femme) puisse être stigmatisé car il utilise des marqueurs linguistiques perçus, à tort ou à raison, comme « féminins. »

Nous avons jusqu’à présent utilisé les termes « stigmatisation » et « discrimination » afin de faire référence à la forme de mépris ou de haine que les individus qui utilisent telles ou telles langues ou variétés de langue peuvent subir. Nous souhaitons à présent expliquer pourquoi nous parlerons dans cette thèse de stigmatisations linguistiques, bien que les discriminations linguistiques existent.

3.1.3 « Stigmatisations » ou « discriminations » linguistiques ?

Cette thèse, nous l’avons dit, a pour but d’étudier en quoi des pratiques linguistiques, celles pouvant être associées au Valspeak, peuvent être stigmatisées. Nous n’employons volontairement pas le terme de discrimination linguistique, car il recouvre selon nous des réalités différentes qui ne sont pas l’objet de notre recherche. Nous souhaitons tout d’abord nous référer à des définitions qui ne concernent pas le domaine linguistique afin d’expliquer ce que nous entendons pas «  discriminations linguistiques » et « stigmatisations linguistiques . »6

Le terme « stigmatiser, » construit grâce à la base lexicale « stigmate, » désigne à l’origine, et en particulier dans un contexte religieux, une plaie ou une cicatrice. Il a néanmoins acquis une signification différente selon Le Grand Robert de la langue française (1988) (définition 1) et le Larousse en ligne (définition 2) :

1. Noter d’infamie, condamner définitivement et ignominieusement. […] Blâmer, condamner, flétrir, foudroyer, fustiger.

2. Dénoncer, critiquer publiquement quelqu'un ou un acte que l'on juge moralement condamnable ou répréhensible.

La stigmatisation se situe sur le plan moral («  blâmer,  dénoncer, moralement répréhensible  »). Étant un processus éminemment social, nous souhaitons également faire référence à la définition proposée par Goffman (1963, 13), qui définit un stigmate ainsi :

[…] an attribute that is deeply discrediting [and which] can confirm the unusualness of another.

Cette distinction est également faite par Gasquet-Cyrus (2012).

Il nous semble donc important que deux conditions soient réunies pour parler de stigmate, et donc de stigmatisation. Un stigmate est d’abord un marqueur social qui porte préjudice à un individu. Il implique qu’un trait négatif soit attribué à une personne. La seconde composante réside dans «  l’étrangeté  » (unusualness), le bizarre, autrement dit, ce qui est à la fois autre et inhabituel. Goffman précise en effet qu’il entend par stigmate (ibid., 12) :

[…] an attribute that makes [the stranger] different from others in the category of persons available for him to be, and of a less desirable kind […]

Un processus de stigmatisation implique donc qu’un individu soit rappelé à sa différence de la norme établie par l’ensemble des individus, qui constituent ce que Goffman appelle les « normaux » (ibid., 15) :

[…] those who do not depart negatively from the particular expectations at issue I shall call the normals.

L’auteur conçoit ces individus et les individus stigmatisés comme les extrémités d’un continuum (ibid., 163) : « The normal and the stigmatized are not persons but rather perspectives.  » Ce qui est normal fait partie intégrante des individus non stigmatisés. Nous disions précédemment que les normaux sont la norme. Dès lors, il n’est pas surprenant de constater qu’un individu « autre, » parce qu’il diffère par un ou des traits caractéristiques, des stigmates, soit rejeté. Ces derniers peuvent être indexés sur des échelles de valeurs de nature multiple, créées par les normaux (ibid.) :

[Normals] construct a stigma theory and ideology to explain [a stigmatized person’s] inferiority and account for the dangers he represents, sometimes rationalizing an animosity based on other differences, such as those of social class.

Stigmatiser implique donc de renvoyer un individu au fait qu’il est anormal, qu’il diffère d’une norme sociale incarnée par les individus non stigmatisés. Nous souhaitons adapter cette perceptive au domaine linguistique et proposons la définition suivante de « stigmatisation linguistique » : 

Tout processus volontaire ou inconscient engagé par une personne afin de blâmer, condamner ou moquer publiquement une personne ou un groupe social en raison de pratiques linguistiques phonétiques, prosodiques, lexicales ou syntaxiques, qui dévient de la norme linguistique attendue ou établie, de telle sorte qu’il(s) soi(en)t négativement perçu(s) par d’autres individus.

Ce processus est éminemment social, c'est-à-dire qu’il s’agit pour un individu de condamner publiquement les pratiques linguistiques de personnes ou groupes sociaux. La stigmatisation linguistique revêt en outre un caractère ostentatoire en cela qu’elle peut être relativement acceptée et montrée au grand jour sous couvert de «  blague  » ou de « parodie  » car l’individu stigmatisé est précisément anormal ou inhabituel. Elle n’est 7 pas juridiquement répréhensible car elle n’empêche pas un individu d’avoir accès à ce que nous appelons un « marché social fermé, » c'est-à-dire : 

Tout groupe social au nombre de place limité, accessible en mettant en concurrence les individus, tel qu’une offre d’emploi, l’accès à un établissement d’enseignement supérieur sélectif, un concours…

Enfin, nous l’avons dit, la stigmatisation linguistique ne peut à notre sens intervenir que dans un contexte unilingue, car pour qu’une variante soit stigmatisée, l’individu qui stigmatise doit avoir une connaissance fine des connotations sociales des variations utilisées par son interlocuteur.

Quelle différence établir, alors, entre stigmatisation et discrimination d’un individu ? Nous ne nions pas l’existence des discriminations linguistiques, mais elles ne font pas l’objet de notre étude. Nous souhaitons définir ce que nous entendons par « discrimination linguistique » grâce à différentes sources. Le substantif « discrimination » est respectivement défini comme suit dans le Robert (1) et le Larousse (2) :

1. Le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Cette loi s’applique à tous sans discrimination.

2. Fait de distinguer et de traiter différemment (le plus souvent plus mal) quelqu'un ou un groupe par rapport au reste de la collectivité ou par rapport à une autre personne  […]. Action de l'État ou d'un agent économique introduisant une différence de traitement entre ses partenaires, ce qui fausse les conditions d'une réelle concurrence.

«  Discrimination  » se situe donc sur un plan à la fois éthique (traiter un groupe négativement) et juridique. Lors d’une conférence scientifique, Blanchet (2018) se réfère également à ces deux critères pour concevoir ce qu’est un acte discriminatoire. Concernant le plan éthique, il cite Benbassa et al. (2010, 19) et indique que pour parler de

Cf. chapitres 6, 7 et 8.

discrimination, doit être présente une «  disparité de traitement fondée sur un critère illégitime. » Sur le plan juridique, il se réfère à l’article 225—1 du code pénal : 

Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur… [S’ensuit la liste des caractéristiques retenues, dont l’utilisation de la langue ne fait pas partie.]

Discriminer est donc un processus qui vise à prendre pour cible un individu stigmatisé, car il n’est pas considéré comme normal, et ce afin d’entraver une partie de sa liberté. Goffman fait référence au terme de « discrimination » et indique (1963, 15) : 

By definition, of course, we believe the person with a stigma is not quite human. On this assumption we exercice varieties of discrimination, though which we effectively, if often unthinkingly, reduce his life chances. [C’est nous qui soulignons].

Ces définitions nous poussent à être extrêmement prudent quant à l’utilisation du mot «  discrimination  » quand il se rapporte au domaine linguistique. Pour parler de discrimination linguistique, il doit être évident que la personne qui est discriminée a subi une différence de traitement par rapport à un individu utilisant une langue standard. Ceci peut être facilement démontrable quand une langue différente de la langue officielle d’un pays est utilisée. Blanchet parle par exemple de non francophones à qui l’on refuse des soins hospitaliers. Purnell et al. (1999) donnent un exemple de discrimination linguistique dans un contexte unilingue aux États-Unis. L’un des co-auteurs (Baugh), a répondu au téléphone à des annonces de locations immobilières avec trois dialectes dont il maîtrise l’usage : l’anglais américain standard (Standard American

English), l’anglais africain-américain (African American Vernacular English) et l’anglais

chicano (Chicano English). Les résultats montrent que les deux derniers dialectes sont nettement discriminés. L’expérience étant téléphonique, les bailleurs n’avaient pas la possibilité de discriminer en fonction du physique de leur interlocuteur ce qui conduit les auteurs à conclure qu’il s’agit de discrimination linguistique. Dans le même article, ils montrent également que les trois dialectes sont reconnaissables dès le premier mot prononcé  :  «  hello.  » Il est à noter que la loi américaine condamne bien les 8

Code of Federal Regulations (2018, 210). Title 29 › Subtitle B › Chapter XIV › Part 1606 › Section 1606.1.

discriminations linguistiques, mais uniquement quand elles sont corrélées à l’origine nationale du locuteur :

The Commission defines national origin discrimination broadly as including, but not limited to, the denial of equal employment opportunity because of an individual’s, or his or her ancestor’s, place of origin; or because an individual has the physical, cultural or linguistic characteristics of a national origin group.

Entraver les libertés d’un individu en discriminant ses pratiques linguistiques implique que la personne qui discrimine soit en position de pouvoir ou exerce une forme de coercition sur autrui. Au vu de ces remarques, nous proposons de définir « discrimination linguistique » comme suit : 

Tout processus volontaire ou inconscient engagé par une personne exerçant une forme de pouvoir ou de coercition sur un individu ou un groupe social afin de le traiter différemment, publiquement ou non, en raison de ses pratiques linguistiques phonétiques, prosodiques, lexicales ou syntaxiques, qui dévient de la norme linguistique attendue ou établie, de telle sorte que le droit d’un individu discriminé à avoir accès à un marché social fermé, auquel les individus utilisant une langue standard ont accès, lui est nié.

La différence de traitement induite par la discrimination est juridiquement répréhensible. Dès lors, un acte de discrimination linguistique peut être public, mais également intériorisé, non dit, précisément pour éviter les suites judiciaires.

Afin de résumer ce qui vient d’être dit, nous proposons ci-contre un tableau récapitulatif qui compare les notions de stigmatisation et discrimination linguistique :

Tableau 3.1 : « Stigmatisations » & « discriminations » linguistiques Stigmatisation

linguistique

Discrimination linguistique

Processus volontaire ou inconscient Oui Oui

Implique que l’individu est perçu négativement car il

dévie de la norme linguistique attendue ou établie Oui Oui

Se situe principalement dans un contexte linguistique : Unilingue Plurilingue Peut être exercée par une personne ayant un pouvoir

institutionnel, c'est-à-dire un pouvoir qu’il détient d’une institution reconnue par les membres d’une même communauté (recruteur, jury de concours, enseignant…)

Oui Oui

Peut être exercée par une personne d’influence, c'est-à-dire une personne qui influe sur d’autres individus, mais qui ne détient pas de pouvoir institutionnel (vedette de télévision, chef d’un groupe d’amis…)

Oui Non*

Peut être exercée entre pairs, c'est-à-dire entre personnes qui n’entretiennent pas de relations hiérarchiques (amis, membres d’une même communauté linguistique…)

Oui Non**

Peut être publique : à destination de l’individu ou de

tierces personnes Oui Oui

Peut être non dite (aucun destinataire) Non*** Oui****

Empêche un individu d’avoir accès à un marché social

fermé Non Oui

Peut être juridiquement répréhensible Non Oui

* La personne influente, quand elle n’est pas dans une situation où elle détient un pouvoir institutionnel, n’empêche pas l’accès à un marché social fermé, au sens où nous l’entendons.

** Un pair ne peut empêcher l’accès à un marché social fermé, au sens où nous l’entendons. Par exemple, si un individu est rejeté d’un groupe d’amis en raison de ses pratiques linguistiques, il s’agit d’un cas de stigmatisation linguistique, car un groupe d’amis n’est pas un marché social fermé. Les individus ne sont pas directement mis en concurrence pour intégrer le groupe, et les places au sein du groupe ne sont pas préalablement limitées.

*** La stigmatisation est obligatoirement à destination d’un public, qui peut être lui-même l’objet de la stigmatisation.

**** Par exemple, refuser un emploi à un individu en raison de ses pratiques linguistiques sans l’en informer.

Nous circonscrivons donc le champ de notre recherche aux stigmatisations linguistiques dont certaines femmes, plus spécifiquement celles qui emploient des marqueurs pouvant être associés au Valspeak, peuvent être la cible. Nous chercherons donc à étudier comment le Valspeak est perçu, ressenti (cf. chapitre 4), mais aussi représenté (cf. chapitres 6, 7 et 8), et donc comment il peut être stigmatisé publiquement. Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas de l’objet d’étude central de notre travail, nous ne nions pas qu’utiliser certains marqueurs du (néo)Valspeak, comme par exemple la voix craquée, peut engender des discriminations linguistiques, par exemple à l’embauche (c’est l’objet de l’article d’ Anderson et al. : 2014).

Il serait néanmoins faux de penser que les stigmatisations linguistiques sont inoffensives ; elles ont en effet des conséquences sociales réelles sur les individus.