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1.2 1982 : « Valley Girl » le titre de Frank & Moon Zappa

2.1 Le Valspeak, parler Valley Girl

2.2.1 Le California Vowel Shift (CVS)

Le changement vocalique californien (California Vowel Shift ou CVS) consiste en une modification en chaîne de la valeur de certaines voyelles. Comme il s’agit d’une modification vocalique, il est nécessaire d’étudier l’acoustique de la qualité des voyelles, caractérisée par la valeur de leurs formants.

Un son vocalique, comme tout son, est une vibration de l’air. Le nombre de cycles de vibrations de l’air par seconde, exprimé en hertz (Hz), indique la fréquence de ce son (Simpson : 2009, 623). Un son vocalique n’est cependant pas composé d’une fréquence unique  ;  on dit qu’il s’agit d’un son complexe. Un son complexe est composé d’une fréquence fondamentale, notée ƒ0 (la vibration périodique dont la fréquence est la plus basse), ainsi que de fréquences de résonance (Richards & Schmidt : 2010). ƒ0 est calculée par la formule suivante (Gobl & Ní Chasaide 2010) :

1/t0, where t0 is the fundamental period, which is the duration of the glottal cycle as defined by the time between the main excitation of two consecutive glottal pulses.

Les fréquences de résonance sont des harmoniques de ƒ0, c'est-à-dire qu’il s’agit de sons dont les fréquences sont des multiples entiers de ƒ0. L’analyse de Fourier (1822, 258-259) a en effet montré qu’il est possible de décomposer une fonction périodique complexe en une somme de sons purs  :  les harmoniques. Meynadier (2013) le montre dans un schéma adapté de Landercy & Renard (1975) :

Figure 2.1 : Décomposition fréquentielle d’un son périodique complexe de 200 Hz6

Le son (a), dont la fréquence est de 200 Hz, peut être décomposé en trois sons périodiques simples : la fréquence fondamentale (b) de 200 Hz, le deuxième harmonique

(c) de 400 Hz, et le troisième harmonique (d) de 600 Hz.

Certains de ces harmoniques, les formants, résonnent de manière plus prononcée que les autres dans les cavités du corps en fonction de caractéristiques physiologiques (poids, taille, état de santé). Ce qui implique qu’à fréquence (et donc hauteur) identique, deux sons vocaliques identiques prononcés par deux individus différents résonnent de manières distinctes en fonction des spécificités de leur appareil phonatoire. C’est pourquoi les formants sont en grande partie responsables de la perception du timbre d’un instrument ou d’une voix (Cartei et al. : 2012, 1 ; Moore : 2010, 469 ; Malmberg : 1954, 12).

Les formants sont également fonction de la géométrie de l’appareil phonatoire : position de la langue dans la cavité buccale, arrondissement des lèvres, passage de l’air dans la cavité nasale, position de la mandibule. Ces variables rendent les formants particulièrement saillants lors de la prononciation de certaines voyelles alors que d’autres harmoniques sont atténués, ce qui donne à chaque voyelle une qualité

Adapté de Meynadier (2013), lui-même adapté de Landercy & Renard (1975).

unique (Ward  :  2003, 12 ;  Pausewang Gelfer & Mikos  :  2005, 544-545). C’est la configuration de l’appareil phonatoire qui permet de différencier chez un même individu et à fréquence identique un [u] d’un [ɑ] ou d'un [i] car chaque voyelle a des fréquences de résonance propres. Benade (1976, 1132) propose par exemple une représentation des fréquences de résonance de ces trois voyelles :

Figure 2.2 : Fréquences de résonance des voyelles [u], [ɑ] & [i]7

À fréquence fondamentale égale, ces trois voyelles ont des fréquences de résonance uniques. Chaque voyelle a des formants propres. Ils sont par convention numérotés de manière consécutive à partir de la fréquence fondamentale ; le formant dont la fréquence est la plus proche de ƒ0 est noté F1, le suivant F2, et ainsi de suite. Les formants sont par ailleurs visibles sur un spectrogramme (la représentation visuelle d’un son qui donne à voir la composition de l’ensemble de ses fréquences complexes) et un logiciel d’analyse

Tiré de Benade (1976, 1132).

vocale comme Praat (Boersma & Weenink : 2017) permet de calculer automatiquement les valeurs formantiques et la fréquence fondamentale.8

Les deux premiers formants (F1 et F2) sont particulièrement utiles pour caractériser les voyelles car ce sont ceux qui influent le plus sur la perception d’un son vocalique (Harrington  :  2010, 85). La valeur de F1 est corrélée à l’aperture de la mandibule et à la hauteur de la langue  :  F1 augmente quand la langue et/ou la mandibule s’abaisse. La valeur de F2 est corrélée à la position de la langue sur l'axe antérieur-postérieur  :  F2 augmente quand la langue est avancée dans la bouche (Vaissière : 2006, 62). Cette correspondance entre le point d’articulation et la valeur des deux premiers formants fait écho au trapèze vocalique de Jones (1917). La position des voyelles sur le trapèze peut en effet être déterminée grâce à F1 et F2, avec des valeurs décroissantes (en hertz) de F1 sur l’axe des abscisses et décroissantes pour F2 sur l’axe des ordonnées (Harrington : 2010, 84). L’on note ainsi une correspondance (imparfaite) entre la position prototypique des voyelles de l’anglais sur le trapèze de Jones (figure 2.3) et les valeurs moyennes de F1 et F2 des voyelles de l’anglais américain données par Hillenbrand et al. (1995) après l’étude de la prononciation de 45 hommes et 48 femmes vivant pour la plupart dans l’État du Michigan (figure 2.4).

Figure 2.3 : Positions prototypiques des voyelles de l’anglais sur le trapèze de Jones9

Les valeurs formantiques (en Hz) données par ce logiciel sont des moyennes et ne sont pas des multiples

8

entiers de la fréquence fondamentale (i.e. ils ne sont pas des harmoniques parfaits). Créé par Lin (2004).

Figure 2.4 : Valeurs moyennes de F1 & F2 pour les voyelles de l’anglais américain10

Les valeurs formantiques moyennes de F1 et F2 des voyelles de l’anglais varient selon les sources. Par exemple, Catford (2001, 154) donne des valeurs similaires pour des voyelles comme pour [ʌ], mais relativement éloignées pour le premier formant de [i]. Labov et al. (2006) donnent les valeurs formantiques les plus extrêmes observées pour les voyelles de l’anglais américain (ce qui induit un chevauchement important entre voyelles), que nous avons adaptées (annexe 2.1) et utilisées dans la troisième partie de la thèse pour l’analyse de la troisième étude de cas (cf. section 8.2.4).

Notons cependant que les valeurs des deux premiers formants ne permettent pas de prendre en compte d’autres facteurs essentiels à la caractérisation des voyelles. L’arrondissement des lèvres, la forme générale du conduit vocal, la durée de production du son, la valeur de F3 et des formants supérieurs, ou le fait que les voyelles puissent se chevaucher sont autant de variables qui peuvent influer sur la qualité de la voyelle (Vaissière : ibid. ; Hillenbrand et al. : ibid. ; Foulkes et al. : 2010, 718).

Si nous évoquons les formants, c’est que leurs valeurs permettent de caractériser le

California Vowel Shift. L’ensemble des voyelles de l’anglais américain n’est pas soumis au

Adapté de Hillenbrand et al. (1995) pour les valeurs des locuteurs hommes.

CVS. Nous présentons dans les prochains paragraphes les changements principaux. Comme indiqué dans la liste des abréviations, nous avons choisi un mode de transcription qui utilise l’alphabet phonétique international (API) et non les « standard lexical sets » de Wells (1982, 127-167).

Le changement de point d’articulation des voyelles du CVS est mesurable avec la valeur de leur deux premiers formants (F1 et F2) : de manière générale, la valeur de F2 des voyelles postérieures augmente, et la valeur de F1 des voyelles antérieures augmente également. Le mouvement général des voyelles est donc antihoraire (Podesva  :  2011). Les voyelles ouvertes postérieures [ɔ] et [ɑ] fusionnent (Hall-Lew : 2009 ; Kennedy & Grama : 2012), les voyelles postérieures (pré)fermées [oʊ], [ʊ] et [u] avancent (Hagiwara : 1997 ; Hall-Lew : ibid. ; Hinton et al. : 1987 ; Podesva : 2011), ainsi que la voyelle mi-ouverte postérieure [ʌ] (Hinton et al.  :  1987  ;  Hagiwara  :  2006). Eckert (2008c, 29) note également que la voyelle [ʊ] peut diphtonguer en [ɪʊ], et [oʊ] triphtonguer en [ɛoʊ]. Les voyelles antérieures [ɪ], [ɛ] et [æ] sont plus ouvertes et se déplacent vers l’arrière (Hagiwara : 1997 ; Eckert : 2008c). La voyelle [ɪ], quand elle est suivie de [ŋ], est affectée par cet environnement et se déplace en position antérieure et fermée. Eckert & Mendoza-Denton (2006, 142) émettent l’hypothèse d’une influence de la langue espagnole, dont la réalisation du phonème /i/ correspond quasiment à la voyelle cardinale [i]. La voyelle [æ], quand elle est suivie d’un phonème dont le mode d’articulation est nasal, est également affectée par cet environnement et se déplace en position antérieure et fermée (Holland  :  2014, 116  ;  D’Onofrio  :  2015a). Kennedy & Grama (2012) sont les seuls à également indiquer que le même phénomène se produit pour [ɛ], et Guenter (2000) fait état d’une fusion entre [ʊ] et [u] avant le phonème /l/. Ce dernier peut en effet influencer les voyelles adjacentes, particulièrement quand il s’agit de la réalisation allophonique [ɫ] (Krakow : 1999).

Eckert (2008c) propose un schéma général du CVS que nous avons adapté  (cf. figure 2.5).

Figure 2.5 : Représentation du California Vowel Shift11

Hinton et al. (1987, 117-118) prennent l’exemple de l’interprétation de Moon Zappa dans sa chanson (1982) et d’un sketch de Whoopi Goldberg (1985) dans lequel elle incarne une Valley Girl pour illustrer les changements vocaliques liés au CVS :12

Two famous parodies of the speech of California teenagers […] display a number of notable phonological traits. Those relevant to this study are: 

(1) Fronting of (o) and (u) in words like totally [thɛʊtәli], Encino [ɛnsiynɛʊ], know [nɪʊ], spoon [spɨun], etc. ;

(2) Lowering of (ɪ) and (ɛ), as in bitchin’ [bɛčɪn] and forget [forgɛvt]. Some items are backed, as in confession [kɨnfʌšɨn], them [ðʌm].

(3) Lowering and backing of (æ), as in handle [hɑndәl], to the max [mɑks], and Catholic [khɑθәlɪk].

Notons qu’individuellement, aucune de ces modifications vocaliques n’est spécifique à l’anglais parlé en Californie. Labov et al. (2006) indiquent par exemple que la fusion [ɔ]/[ɑ] est commune aux dialectes de l’ouest des États-Unis. C’est la

cooccurrence de ces changements vocaliques qui est typiquement californien

(Shafer : 2012 ; Holland : 2014, 22).

Adapté de Eckert (2008c).

11

Les auteurs ont recours à l’alphabet phonétique américaniste pour la transcription.