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CHAPITRE 1. PROBLÉMATIQUE ET ASSISES THÉORIQUES

1.3 T ÉLÉVISION ET SOCIALISATION

1.3.2 La télévision entre représentation et construction du social

Par sa forme, le média télévisuel produit d’emblée une impression de réalité car la très large majorité de ce que nous y voyons est semblable à la vraie vie (scènes, acteurs et environnement copiés de la réalité). Les images télévisuelles sont reçues, avec les images photographiques ou filmiques, comme les témoignages les plus analogiques à la réalité (Nguyên-Duy, 1995). Ils sont tous les trois qualifiés de médias « naturels » (Lazar, 2001 : 80). Mais dans les faits, les images de la télévision ne sont pas identiques à la réalité, elles en constituent une interprétation, une représentation.

Interpelé par le phénomène télévisuel, Wolton (1990 : 12) s’interroge : « qu’est-ce que fondamentalement la télévision ? ». « Des images et du lien social », conclut-il. « L’image de la télévision plus que toute autre image animée est tributaire d’un contexte. C’est d’ailleurs en cela qu’elle se distingue du cinéma et constitue réellement une activité de communication sociale : elle renvoie à un cadre et à un contexte » (Wolton, 1990 : 67)45. Dans son livre La société et son double, Macé

(2006) démontre que le monde télévisuel est le double du monde social dans le sens où il y a un certain ordre social et symbolique qui est préservé et légitimé à travers la télévision46.

Il s’avère également que la télévision évolue suivant le contexte social. À ce propos, Missika (2006 : 27) note que la télévision accompagne les changements sociaux et évolue de manière à s’adapter aux nouvelles aspirations socioculturelles.

Toute théorie de la télévision est révélatrice d’une vision implicite ou explicite de la réalité de la société. Dis-moi comment est organisée la télévision, je te dirai à quelle conception de la société tu adhères parce

45 Je vais revenir plus loin sur la thèse de Wolton, notamment par rapport à l’idée de la télévision comme figure

du lien social.

46 Ce sont les résultats de l’analyse d’un large corpus composé des programmes télévisuels diffués le 28 janvier

2000 par les principales chaines françaises (Macé, 2006).Le chercheur considère son corpus non pas comme du matériau télévisuel, mais comme un « monde social » autonome, peuplé d’individus en interaction, partagé en grands domaines d’activités, structuré par des hiérarchies, organisé par des normes, orienté par des valeurs et des morales et animé par des conflits.

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que la télévision révèle la nature des modèles culturels de relations entre les individus, les représentations de la hiérarchie, du rôle des uns et des autres, des modèles d’autorité, de commandement de pouvoir (Wolton, 2004 : 26).

En proposant le concept de télévision-miroir, Mehl (1992 : 117) met en évidence le rapport des contenus télévisuels avec le contexte socioculturel de leur production. Pour Mehl, la télévision-miroir a pour vocation de filmer et de transmettre le quotidien. Elle nous renvoie une image de nous-mêmes. Ses programmes sont « le reflet d’une époque », exprime l’auteur. À côté de la télévision-miroir s’installe une télévision-fenêtre qui se présente comme un moyen de découverte de l’étranger, du lointain ou de l’inconnu. C’est une fenêtre ouverte sur le monde qui permet l’exploration d’horizons nouveaux. Dans la même logique, Atkinson (1997 : 26) reprend les métaphores et explique que la télévision-miroir sert de forum public et permet à la population d’être au fait de l’actualité locale, des évènements et des débats publics importants alors que la télévision fenêtre est celle qui permet de se faire connaître à autrui.

Le duo télévision-fenêtre et télévision-miroir donne une compréhension de la relation société-télévision-individu et permet de saisir le principe de socialisation via la télévision. À travers ses différents programmes, la télévision représente la société et la donne à voir à tous ceux qui regardent simultanément. Elle permet ainsi de renforcer une certaine image de la société et de fédérer les membres autour des modèles culturels qu’elle met en scène. Par la même occasion, elle offre à ceux qui sont considérés à l’extérieur du groupe social la possibilité de découvrir ses spécificités. C’est le cas des immigrants qui accèdent à la société d’accueil à travers ses représentations dans les médias locaux.

Ces dernières années de nouveaux genres sont apparus; le docudrame, le docusoap et d’autres variantes comme l’émission Big Brother ou Star Academy, tous fédérés sous la bannière de la téléréalité. Ce sont des genres hybrides où la télévision fait de « la vraie vie » un vrai spectacle, où le spectacle de la réalité imite

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la fiction, finissant par opérer une nouvelle symbiose entre la réalité et la fiction (Balle, 2007 : 662).

Ainsi, à l’instar de Wolton, Mehl, Akinston et Macé, je pense que le monde représenté à la télévision est toujours, avec des modalités différentes, ancré dans le réel. « L’information cherche à restituer le réel, le reality show à le reconstituer, la fiction à l’imiter. La téléréalité va s’efforcer de l’expérimenter » (Missika, 2006 : 33).

Cependant, il faut se rappeler que la production télévisuelle est soumise à des principes organisateurs qui concernent aussi bien le fonctionnement des entreprises médiatiques que les dispositifs de production et le langage télévisuel. Ces principes font que la télévision ne peut être un miroir fidèle de la réalité sociale, qu’elle est représentation de certains segments de la réalité. Les adeptes d’une conception constructiviste des médias admettent que la télévision, et plus généralement les médias agissent à l’intérieur d’un champ de forces qui influencent leurs activités. Ils sont soumis à des pressions liées à des intérêts économiques, politiques et idéologiques. Ce qui est diffusé par les médias est le résultat d’un processus de construction et de sélection. Même les informations journalistiques qui, par définition, fournissent des énoncés objectifs concernant des faits et des évènements réels, sont des constructions et il y a toujours une part de subjectivité qui s’exprime à travers les images télévisuelles. La téléréalité aussi semble être en grande partie une construction de la vie sociale. Il s’avère que les participants y font l’objet d’une sélection sévère, la représentativité et l’attractivité des profils d’individus, les sujets traités, les points de vue représentés étant là encore des enjeux centraux. Il ne fait donc aucun doute pour moi que les images télévisuelles, même fortement inspirées de la réalité, traduisent toujours le point de vue subjectif de ceux qui les produisent.

Ceci est particulièrement manifeste dans l’évolution, depuis son avènement, de la rhétorique télévisuelle. Ainsi, en s’intéressant spécifiquement aux rapports énonciatifs mis de l’avant par la télévision, Eco (1985) a noté une évolution de la

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rhétorique de ce média, d’une paléo-télévision vers une néo-télévision47. La paléo-

télévision se présente comme un témoin transparent de la réalité, ce qui induit un effet de réel et de vérité dans la mesure où les événements semblent se dérouler naturellement, le média étant ici un simple relais de cette réalité. La néo-télévision rompt brutalement avec cette rhétorique, en ce qu’elle « parle de moins en moins du monde extérieur [mais plutôt] d’elle-même et du contact qu’elle est en train d’établir avec son public » (Eco, 1985 : 141). C’est la télévision qui nous amène « de l’autre côté du décor », qui ne cherche plus à masquer son dispositif de production. L’effet de réel est ici garanti par une prétendue transparence de la logique de production et la vérité de l’énoncé est en quelque sorte suggérée par la vérité de l’énonciation (Nguyên-Duy, 1995 : 26).

Je retiens alors que la télévision n’est pas un reflet de la réalité, elle en est une représentation, une interprétation. Cependant, le monde mis en scène sur les écrans de télévision est fortement enraciné dans la réalité de manière à produire un effet de réel et une impression de vérité, garants de l’autorité et de la légitimité du médium.

Si la télévision ne peut refléter fidèlement la réalité sociale, elle peut en revanche en créer. Wolton (1990 : 126) soutient cette idée et explique que la télévision traditionnelle crée non seulement une image et une représentation de la société, mais elle offre un lien à tous ceux qui regardent simultanément. La télévision réunit autour de ses programmes une société hétérogène. Au moment de l’écoute, le spectateur s’agrège à ce public potentiellement immense et anonyme qui la regarde au même temps et entretien avec lui une sorte de lien invisible. Écouter la télévision c’est être ensemble, mais séparément.

La télévision, chacun la regarde individuellement, librement, chez soi, en sachant que des millions d’autres individus font de même, collectivement, anonymement. L’autre est là, mais ailleurs, invisible […] C’est une participation libre et individuelle à une

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activité collective, mais anonyme, qui fait la force de la télévision (Wolton, 2004 : 10).

C’est dans ce sens que la télévision est perçue comme une figure du lien social48. Pour Wolton (1990 : 139), cette dimension de lien social existe surtout au

sein d’un espace national de communication. Elle signifie deux choses; le lien entre les individus et le lien entre les différentes communautés constitutives d’une société. La télévision est à la fois un outil d’ouverture sur le monde et le lien social d’une communauté nationale. Elle représente la société et la donne à voir aux téléspectateurs. Elle permet ainsi de promouvoir et de renforcer une certaine conception de la société et de fédérer les gens autour des modèles culturels mis en scène.Les contenus télévisuels confectionnés et diffusés dans un contexte social particulier constituent un lieu d’expression de l’identité et de la culture partagée par ses membres. « C’est le lieu principal de la production, de l’échange, et de la consommation de biens et de signes symboliques », selon Souza (2002 : 136). Les sociétés multiculturelles gagneraient donc beaucoup à mobiliser les médias de masse et la télévision de façon précise, pour renforcer le lien entre des membres aux origines et aux identités différentes.

Des études ont montré que les contenus télévisuels créent des centres d’intérêt communs qui permettent de rapprocher les individus et de générer une dynamique sociale. Parmi ces études, mentionnons celle réalisée par Pasquier (1999) dans l’objectif d’expliquer le succès de la série Hélène et les garçons auprès des jeunes adolescents49. L’auteure relève que l’écoute de la série constitue un support aux

interactions sociales avec les pairs. Cette dernière a aussi donné lieu à de nombreuses pratiques collectives comme les échanges d’objets et d’images en rapport avec les personnages de la série. Pour certains, ces interactions ont pris une dimension plus formelle avec l’adhésion au club de fans. En s’intéressant au phénomène de la conversation télé, Lull (1988) et Boullier (1991) ont montré de leur

48 Sa participation à la problématique du lien social est souple parce qu’il s’agit d’une activité libre, non

contraignante et en majorité de loisirs (Wolton, 1990 : 126).

49 La série a été diffusée entre 1992 et 1994 en France à l’antenne de TF1. Elle a connu un grand succès auprès

du jeune public. Pasquier a réalisé un questionnaire auprès des collégiens et a analysé le courrier des fans destiné aux acteurs de la série. Elle a également effectué des observations dans des familles en compagnie d’enfants qui regardaient la série.

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côté que les gens utilisent les personnages et les thèmes abordés à la télévision afin d’inciter les conversations au sein du foyer comme dans le contexte de travail.

La télévision est entendue alors comme un instrument qui stimule les relations sociales, contribuant ainsi au rapprochement des membres d’une société. Pour Morin (1982) la télévision cultive par conséquent, ce qu’il appelle « l’imaginaire collectif ».

En effet, la présence massive de la télévision dans nos vies fait que la représentation du monde qu’elle nous propose finit par nous imprégner. Les messages véhiculés nous aident à donner du sens à notre expérience du monde social et contribuent à long terme à constituer nos perceptions et nos définitions des réalités sociales. Cette idée se retrouve au fondement de la théorie de l’incubation (cultivation theory) (Gerbner, 1973). Gerbner admet que la télévision a réussi à dominer notre environnement symbolique50. Les leçons répétitives de celle-ci sont devenues,

depuis notre enfance, la base de nos valeurs et nos croyances (Lazar, 2001 : 77). Le contenu de la télévision retient l’attention du public pour la diriger, de manière continue, dans une certaine direction. La consommation constante des messages réitère alors, confirme et nourrit les valeurs et les perspectives des diffuseurs d’idées. Gerbner (1973) parle d’un renforcement continu des orientations du courant central ou « mainstream ». Cet effet graduel et cumulatif des messages télévisuels n’aboutit pas à une standardisation dans le sens absolu. Chaque groupe de téléspectateurs peut avoir une tendance différente, mais tous sont affectés par le même courant central. Les traits les plus récurrents de la télévision transcendent toutes les émissions et sont inévitables pour le spectateur moyen, souligne Gerbner51.

50 Gerbner a effectué de nombreuses études empiriques pour tester sa théorie. Ses résultats montrent qu’il y a

toujours correspondance entre les perceptions et les idées diffusées à la télévision et celle des individus interrogés. Le travail empirique s’effectue en deux étapes : l’analyse des messages pour l’identification des indicateurs culturels et les traits récurrents du contenu télévisuel et l’analyse de la culture (cultivation) qui vise à déterminer les conséquences de la consommation des médias et à cerner le lien entre le monde réel et le monde symbolique (Lazar, 2001 : 69). Cette théorie présente des similarités avec la théorie de l’Agenda setting.

51 Pour Gerbner, la télévision n’est pas un dispositif de culture qu’on choisit de regarder ou non. Il s’agit d’un

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Il se trouve alors que la télévision est à la fois représentation de la société et génératrice de relations sociales. Considérée comme une figure du lien social, elle permet le rapprochement des membres d’une communauté. À long terme, elle contribue à constituer nos perceptions et nos définitions des réalités sociales. Ces effets de la télévision fondent la thèse voulant que la télévision soit un agent de socialisation incontournable.

Néanmoins, les progressions technologiques récentes qui sont venues bouleverser le paysage médiatique ont amené (Missika, 2006) à annoncer la mort prochaine de la télévision comme figure du lien social. Il accuse le développement technologique et l’avènement d’Internet d’être à l’origine de la disparition de la télévision dont Wolton faisait l’éloge. La télévision se noie dans un océan d’écrans, explose en bouquets de programmes et se fragmente en chaines ultra thématiques. De son avis, c’est la télévision comme média et comme gardienne du lien social qui se trouve sur le point de s’éclipser; celle qui rassemble le soir des millions de personnes devant le journal télévisé et qui avait, à l’époque, retenu l’attention de toute la planète pour assister au premier pas de l’être humain sur la lune.

Si l’on se fie à Missika (2006), l’écoute de la télévision cesserait d’être un dénominateur commun aux membres de la société. Elle serait davantage le lieu d’expression de leurs différences de goûts, de préoccupations et d’idées. Bien que cette tendance soit indéniable, j'estime qu’il est prématuré de tenir ainsi pour acquise la fin de la télévision comme média de masse. Avec l’avènement d’Internet et la connectivité mobile via les ordinateurs, les téléphones intelligents et les tablettes, la télévision est entrée dans une nouvelle ère. Les diffuseurs tentent de suivre cette vague de changements et de répondre aux attentes du public en perpétuelle transformation52.

il concentre ses efforts sur les significations et les conséquences de la vie dans une civilisation en présence de la télévision.

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Concernant les immigrants, l'accès en ligne aux contenus télévisuels produits dans le pays d’origine est susceptible de focaliser l'attention et de réduire le temps potentiellement consacré à l'écoute de la télévision du pays d'accueil. Cependant, des études empiriques sur le sujet ont montré que l’écoute de la télévision locale reste une activité répandue chez les immigrants. Lachance (1994), Giroux et Sénéchal (1995), Proulx et Bélanger (1996) ainsi que Proulx, Millette et Millette (2012) révèlent d’ailleurs que les immigrants s’exposent aux médias locaux et développent des habitudes peu différentes de celle des Québécois.

Pour conclure la discussion des deux postulats qui soutiennent l’affirmation voulant que la télévision constitue un agent de socialisation, je retiens que malgré le développement technologique et l’abondance des écrans qui rivalisent avec la télévision, cette dernière maintient son statut de productrice de lien social. Les contenus télévisuels puisent abondamment dans le monde réel et évoluent avec les mutations sociales. Ils génèrent des interactions et rassemblent les spectateurs. La télévision représente la vie réelle et contribue, au même temps, aux constructions de nos perceptions de la réalité. L’exposition à ses messages déclenche des opérations de décodage et de négociation de sens fondées sur des éléments culturellement acquis qui pourront produire des effets à court ou à long terme sur les perceptions des téléspectateurs, leurs attitudes ou leurs comportements.