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CHAPITRE 1. PROBLÉMATIQUE ET ASSISES THÉORIQUES

1.3 T ÉLÉVISION ET SOCIALISATION

1.3.4 La télévision comme agent de resocialisation des immigrants

J'ai précédemment souligné que le rôle de la télévision comme lien social gagne de l’importance dans les sociétés multiculturelles. Dans un contexte où des individus d’origines différentes, ayant vécu dans des contextes socioculturels variés, sont appelés à vivre ensemble, la télévision pourrait aider à relier les hétérogénéités sociales et culturelles. Son rôle intégrateur intervient dès l’arrivée de l’immigrant, c'est-à-dire au début du processus de resocialisation, et devrait se poursuivre pour favoriser la communication et la tolérance entre des individus qui ne se connaissent pas suffisamment, mais vivent ensemble. La télévision demeure un des dispositifs essentiels de l’immense et difficile chantier de la cohabitation culturelle, exprime Wolton (2002).

Certains auteurs se sont intéressés aux usages médiatiques des immigrants et ont mis en évidence la relation entre l’exposition aux médias locaux et l’intégration de la

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personne dans la société d’accueil. Voici un aperçu de quelques études réalisées au Québec60.

En se penchant sur les usages de la télévision par les familles immigrantes et leurs conséquences sur la dynamique identitaire générationnelle et les rapports de communication au sein de la famille61, Proulx (1994) a constaté que l’écoute de la

télévision constitue un facteur important pour l’intégration des immigrants et joue un rôle majeur dans la dynamique d’évolution identitaire des immigrants de première et de deuxième génération62.

Étudiante et assistante de Proulx à l’époque, Yobé (1996) s’est intéressée à la même problématique dans le cadre d’une recherche qui reprend l’analyse des données recueillies par son professeur. Elle a examiné les usages de la télévision dans le cadre familial selon qu’on appartient à la première ou à la deuxième génération d’immigrants. L’objectif de l’étude est de déterminer les conséquences qu’ont ces usages sur l’évolution identitaire des participants. Les résultats indiquent que, pour les adultes, la télévision est un moyen de combler une certaine pauvreté de la vie sociale, celle qui se déroule hors du foyer. Par contre, pour les enfants, la télévision est directement reliée à leur vie quotidienne. Les parents et les enfants utilisent alors les contenus télévisuels afin de questionner les valeurs familiales. L’étude a aussi mis en évidence un jeu d’opposition entre imitation et défense de l’identité culturelle au contact de la télévision.

60 Dans son ouvrage Becoming intercultural : an integrative theory of communication and cross-cultural

adaptation, Kim (2001) donne plusieurs exemples de travaux hors du contexte québécois, parmi lesquels on retrouve ceux de Stilling (1997) et Chaffee, Nass et Yang (1990) pour qui l’usage des médias du pays d’accueil joue un rôle positif dans l’intégration des valeurs culturelles par les immigrants et leur insertion dans le processus politique en particulier. De même, dans leurs études respectives sur le sujet, Graves (1967) et Nagata (1969) ont fait de la possession d’un poste de télévision un des indices de l’acculturation de l’immigrant.

61 Ce travail s’inscrit dans le cadre d’un grand projet sur l’usage de la télévision par les familles canadiennes et

immigrantes mené par Proulx.

62 L’auteur a eu recours aux entretiens approfondis et à la méthode de récits de vie avec les membres de familles

immigrantes. Il a recueilli auprès des parents des récits personnels concernant leur usage de la télévision dans leur vie quotidienne du passé et du présent. C’est la manière dont les informateurs-narrateurs racontent leurs souvenirs de pratiques télévisuelles qui permet de dévoiler la nature de leurs rapports à la télévision (Proulx, 1994).

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Par ailleurs, Proulx et Bélanger (1996)63 ont montré que la télévision constitue pour

les immigrants un outil d’apprentissage de la langue française et que les immigrants consomment beaucoup de nouvelles et d’émissions d’affaires publiques qui les aident à mieux comprendre les faits d’actualité. Ils indiquent, en outre, que l’exposition à la télévision, plus particulièrement aux téléromans, permet de connaître les spécificités culturelles de la société d’accueil et de prendre la mesure des différences en termes de principes et de valeurs. Cependant, cette confrontation culturelle est susceptible dans certains cas de placer l’immigrant dans une posture défensive pour protéger sa culture. Qui plus est, dans un contexte où l’intégration des immigrants et les questions sur l’identité nationale constituent des enjeux publics largement relatés par les médias, notamment la télévision, les messages diffusés pourraient être porteurs de stéréotypes et de préjugés qui irritent les immigrants et minent le projet d’intégration ence qu’ils renforcent l’écart socioculturel au lieu de le réduire (Van Dijk, 1989 : 202 ; Halloran, 1998 : 310 ; Keshishian, 2000 : 97 ; Proulx et Bélanger , 2001 : 128)64.

De même, la recherche doctorale de Bérubé (2008 : 235) indique que la télévision est consommée quotidiennement par les immigrants interrogés. De ce fait, elle participe activement à leur insertion dans la société d’accueil. Elle joue un rôle important dans l’apprentissage de la langue et dans l’information sur la vie de tous les jours de manière à faciliter l’organisation des activités quotidiennes des immigrants. La consommation des programmes informatifs et des émissions d’affaires publiques aide ces derniers à mieux comprendre les faits d’actualité. Les

63 En collaboration avec Bélanger, l’auteur a publié en 1996 avec le Centre des Études sur les Médias une série

de trois rapports où les auteurs exposent la problématique de recherche et les analyses des données d’une enquête qui portait spécifiquement sur l’écoute de la télévision francophone par les immigrants. À l’origine de cette étude se trouve la volonté des télédiffuseurs francophones québécois de rejoindre davantage les communautés culturelles après avoir constaté un important déficit de l’écoute de la télévision francophone par les membres des communautés immigrantes en faveur des chaines anglophones et des chaines ethniques. L’étude avait une visée normative et se termine par des recommandations et des propositions de solutions à l’attention des télédiffuseurs.

64 Il est légitime de se demander quelle en est la situation aujourd'hui au Québec dans un contexte où le débat

sur la charte des valeurs québécoise attise les sentiments identitaires radicaux alors que l'esprit de tolérance et d'ouverture est fortement encouragé par les instances gouvernementales ayant placé les médias publics, avec leurs mandats institutionnels, au cœur de leur système de radiodiffusion. Je dois mentionner que l'affaire de la charte québécoise a été déclenchée en 2013, c'est-à-dire après avoir achevé la collecte des données et débuté l'étape de rédaction de la thèse. C'est pour cette raison que le débat sur la charte n'a pas été traité en profondeur dans cette étude.

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programmes télévisuels sont autant de prétextes pour engager la discussion et l’interaction avec des membres de la communauté d’accueil (Bérubé, 2008 : 244).

En empruntant des approches différentes, ces études ont démontré la contribution de la télévision au processus de resocialisation des immigrants. Cette contribution s’explique par l'ancrage de ce média dans la réalité sociale (Eco, 1985). C’est à partir d’une conception théorique de la télévision à la fois comme un miroir et comme une fenêtre (Mehl, 1992) que l’on peut envisager son rôle dans la resocialisation des immigrants dans le pays d’accueil. À une étape où les relations interpersonnelles avec les membres de la communauté d’accueil sont encore limitées, l’écran de télévision permet au nouvel arrivant d’accéder à la vie des différents groupes sociaux, favorisant de la sorte l’acquisition des compétences communicationnelles et sociales censées faciliter ensuite ses échanges dans le cadre des relations de travail, d’amitié, ou autres (Kim, 2001).

À travers ses contenus, la télévision locale représente la société, ses enjeux, ses préoccupations et ses valeurs. Elle met en scène des expériences de vie et des modèles de comportements. Vues par un nouvel arrivant, les images télévisuelles constituent un outil de découverte et d’apprentissage sur le fonctionnement de la société d’accueil et un soutien pour son adaptation à ces nouvelles conditions de vie.

La contribution de la télévision ne se limite pas aux premiers jours d’installation de l’immigrant, elle se poursuit pour maintenir le lien social et assurer la compréhension et le respect entre la communauté hôte et les communautés immigrantes. Pour remplir ce rôle, elle doit respecter la condition de la représentativité (Giroux et Yobé, 1994 ; Proulx, 1996 ; Proulx et Bélanger, 1996), dans le sens où la télévision devrait refléter la société dans son hétérogénéité, ce qui pourrait l’aider à se comprendre et à s’accepter comme une société pluriculturelle. Pour les nouveaux immigrants, également, l’idée de retrouver au petit écran des modèles qui sont

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proches de leur réalité pourrait favoriser l’identification à la communauté d’accueil et le développement du sentiment d’appartenance.

Toutefois, la resocialisation des immigrants, c’est-à-dire le processus d’appropriation des éléments socioculturels du nouvel environnement, risque de se heurter au système de valeurs et à l’héritage culturel que la personne a développé au sein de son environnement d’origine. Les contenus télévisuels encodés en référence à la culture locale sont reçus par des personnes qui souvent ne maîtrisent pas ces codes et n’ont pas les mêmes référents socioculturels.

Pour conclure, la télévision joue indéniablement un rôle important dans l’intégration des sociétés pluriculturelles. Toutefois, il est possible qu’au lieu de répandre les valeurs de tolérance et de cohabitation, la télévision répercute les stéréotypes et amplifie les écarts socioculturels. Ce qui pourrait donner lieu à des modalités de resocialisation différentes pouvant conduire à l’adaptation interculturelle de l’immigrant comme à son isolement ou son refuge dans le groupe communautaire.

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CHAPITRE 2. PROBLÈME ET MÉTHODOLOGIE DE