• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3. L’EXPÉRIENCE D’IMMIGRATION

3.2 L’ EXPÉRIENCE D ’ IMMIGRATION

3.2.4 Les perceptions des Québécois et de la société québécoise : mœurs

3.2.4.3 L'individualisme

Il ressort de la majorité des entrevues que les Québécois sont perçus comme peu sociables. Ils ont le contact difficile et ne cherchent pas à multiplier les amitiés et les connaissances. Des participants remarquent que les Québécois sont individualistes dans le sens où ils vivent en solo et réduisent au minimum les relations sociales qui sont, croient-ils, guidées par les intérêts. Ils ne ressentent pas le besoin d'aller vers les autres, qu'ils soient ou non immigrants, s’ils n’y voient pas un quelconque intérêt.

De l’avis des participants, le réseautage, qui consiste à mobiliser ses contacts pour servir des intérêts personnels, est très important dans la société québécoise. « Bien que les gens paraissent disciplinés et corrects, il y a des milieux qui fonctionnent avec la logique des faveurs et des pistons, comme pour l'obtention des rendez-vous médicaux, précise une répondante. Ce trait constitue l'un des points de convergence avec la société tunisienne, remarque-t-elle ».

J'ai une excellente relation avec mon médecin et sa secrétaire. Je sens qu'ils m'accordent un traitement spécial. Ils m'ont montré comment faire des détours et obtenir des rendez-vous plus rapidement que par la voie normale. D'habitude, il faut attendre plusieurs semaines pour avoir un rendez-vous. Je me souviens qu'une fois, mon fils a eu un problème au pied, il ne pouvait plus marcher. Au début, on m'a donné un rendez-vous après trois semaines. Ensuite, mon médecin m'a dit qu'on va trouver une

114

solution, on va faire un détour et entrer par la porte en arrière. Cela m'a donné l'impression que j'étais en Tunisie. C'est le genre de pratique que je ne croyais pas possible ici. Le système semble strict, mais ce n'est pas vrai, les pistons existent même plus qu'en Tunisie. Mon mari me disait au début qu'on devrait se comporter strictement, les faveurs n'existent pas ici et les gens sont « réglo ». Alors que moi au fond, je n'étais pas convaincue, jusqu'au jour où j'ai eu la preuve que les relations et le réseautage peuvent te faciliter la vie au Québec. Mon mari a fini par le croire aussi à force de côtoyer les Québécois dans son travail. Ces comportements existent bel et bien et j'aime ça, ça me rappelle la Tunisie, raconte Amel en riant.

De même, selon mes répondants, l'individualisme des Québécois se manifeste aussi largement dans les relations familiales qui sont jugées volatiles et fragiles, que ce soit dans le cas des relations de couple ou des relations entre parents et enfants.

Pour ce qui est des couples, les perceptions de mes participants sont négatives. Ils remarquent que les intérêts individuels priment sur les intérêts du couple ou de la famille. Tout est calculé entre les partenaires. L'engagement personnel est faible et la relation est susceptible de se briser pour le moindre malentendu. Certains participants sont surpris de voir que les Québécois partagent systématiquement les dépenses communes. Ils s'étonnent de les voir par exemple partager l'addition d'un restaurant. En revanche, l'une des participantes trouve que cette manière de faire est tout à fait équitable pour gérer les finances du couple et déclare que c'est bien l'approche qu’elle et son mari ont adoptée.

La plupart des participants critiquent aussi l'état des relations entre les parents et leurs enfants au Québec, en particulier le fait qu’arrivés à l'âge de 18 ans, les jeunes quittent la résidence familiale pour s'installer seuls dans un appartement en comptant sur leurs propres moyens85. Même si certains y reconnaissent l'avantage

85 Même si beaucoup de jeunes Québécois quittent tôt la résidence familiale pour s’installer dans un

appartement en comptant partiellement ou entièrement sur leurs propres moyens financiers pour vivre, il ne s’agit pas d’une pratique systématique pour tout jeune ayant atteint la majorité, contrairement à ce qu’avancent les participants. D’après le recensement de la population de 2011, 42,3 % des jeunes adultes âgés de 20 à 29 ans vivent au domicile parental. Ce pourcentage a à peine changé par rapport à 2006 (42.5%). Toutefois, il était plus élevé qu’au cours des décennies précédentes : 32,1 % en 1991 et 26.9 % en 1981. (Statistiques Canada, en ligne : https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2011/as-sa/98-312-x/98-312-x2011003_3-fra.cfm).

115

de responsabiliser les jeunes, on estime dans la plupart des cas que ce déménagement brise le lien entre les enfants et leurs parents et reflète l'égoïsme de ces derniers qui poussent souvent leurs enfants à sortir de la maison pour pouvoir profiter de leur propre vie. Pour les immigrants tunisiens, il est inconcevable que leurs enfants, surtout les filles, quittent la maison familiale à l'âge de 18 ans86. Les

participants s'opposent complètement à cette manière de faire et sont déjà anxieux à l'idée de se retrouver un jour dans cette situation.

Dans le même ordre d'idées, un des participants a constaté à travers les médias que, dans la société québécoise, il n'est pas rare d'entendre que des conflits entre parents et enfants sont réglés devant la justice, ce qui est également très mal vu dans la culture tunisienne.

D'autres participants relèvent quant à eux les rapports qu’entretiennent les Québécois avec leurs aînés qui sont souvent « abandonnés », selon leur expression, dans les résidences pour personnes âgées. C'est aussi une pratique intolérable dans la culture tunisienne où les aînés doivent absolument être pris en charge par la famille élargie.

Ces différences dans la conception des relations familiales posent des problèmes sérieux aux immigrants qui s'inquiètent pour l'éducation de leurs enfants et se soucient de la manière de leur transmettre les valeurs familiales tunisiennes alors qu'ils sont immergés dans l'environnement québécois.

D'autres études font écho des mêmes préoccupations. Les immigrants bosniaques interrogés par Ridjanovic (2007 : 80) ont, eux aussi, exprimé leur insatisfaction quant aux représentations de la vie familiale dans les médias et leur inquiétude par rapport

Cette idée que mes participants se font des jeunes adultes québécois serait probablement une réminiscence d’une habitude qui date déjà de quelques décennies.

86 Dans la culture tunisienne les jeunes habitent la maison familiale jusqu'au jour où ils se marient et fondent

une famille. Des exceptions peuvent se produire comme pour le cas des étudiants qui sont affectés dans des universités à l'extérieur de leurs villes résidentielles. Ils sont alors obligés de quitter la maison des parents et s'installer dans un logement proche de leur lieu d'étude. Il est très rare que des personnes choisissent de vivre seules sans raisons valables. De plus, les jeunes qui étudient et travaillent simultanément sont très peu nombreux en Tunisie. On n'a généralement pas les moyens de se payer un loyer pour habiter seul.

116

à l'éducation de leurs enfants dans le contexte québécois. Ils ont déclaré qu'ils y voient plus de couples divorcés ou en relations libres que de familles « normales ». De plus, les jeunes ont trop de liberté. Ils ne respectent pas leurs parents ni les autres adultes, ce qui s'oppose aux valeurs des Bosniaques et rend l'éducation de leurs enfants de plus en plus difficile.