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Chapitre 3 : Présentation de l’enquête de terrain : trois arts si proches et si loin dans leur

3.3. La relève en théâtre

3.3.4. La relève en théâtre et l’expérience Première Ovation

Pour la plupart de nos répondants en théâtre, Première Ovation a été le premier soutien de taille ayant permis de réaliser un projet : spectacle, composition théâtrale, etc. En effet, ils sont tous au courant de l’existence de cette opportunité dans le milieu du théâtre, car on leur en parle déjà au conservatoire. Une fois l’information retenue, il reste à travailler sur un projet précis. Raphaël est une exception à cette règle si l’on considère qu’il est le seul des répondants à avoir produit et présenté des spectacles avant l’aide de Première Ovation. Mais il reconnaît que la bourse lui a permis de financer adéquatement le projet pour lequel il a été choisi, contrairement à ses précédentes réalisations qui ont été accomplies « sans un rond ». Raphaël : « Si je n’avais pas eu Première Ovation, je ne me serais tout simplement pas payé ou très peu. Parce que j’avais déjà réalisé d’autres spectacles sans cette bourse-là, mais les moyens étaient relativement peu ».

Pour tous nos autres répondants, Première Ovation a été une sorte de « déclencheur » de carrière. Elle leur a fourni les moyens financiers de réaliser leur premier projet d’envergure, mais également la possibilité de s’intégrer réellement dans le milieu du théâtre à Québec et de s’y faire une place propre.

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Au regard des réponses sur l’apport réel et effectif de celle-ci à leur évolution professionnelle ou à leur jeune parcours artistique, la bourse est une véritable opportunité.

Rachel : « Comme je sortais juste de l’école, du conservatoire, et que je travaillais sur un projet, je suis tombée pile-poil sur Première Ovation m’offrant les moyens de le réaliser en termes financiers et professionnels. Au moment où j’ai su que j’avais Première Ovation, j’ai fait “Ô super”, ça m’assure par exemple la rémunération des gens que j’engage et un certain confort dans la création. Sans Première Ovation je n’aurais pas pu amener la production là où je l’ai amenée ». Charlotte : « C’était pour notre première production, j’étais avec une collègue du Conservatoire, on voulait fonder une compagnie et obtenir de la subvention pour notre premier spectacle. Donc, c’était pour faire un premier spectacle. C’est sûr que l’impact est là. Car, avant, si on n’avait pas reçu le soutien de Première Ovation, on n’aurait peut-être pas encore notre compagnie. Quand on l’a eu, ça nous a permis d’avoir une base, de payer les gens qu’on engage, on se sent ainsi plus professionnel ».

Cynthia : « C’est une mesure exceptionnelle pour favoriser nos productions lorsqu’on fait partie de la relève. Je l’ai déjà mentionné, Première Ovation est responsable en grande partie de la carrière que j’ai aujourd’hui. Première Ovation m’a fait sortir de l’ombre ! ».

Après avoir reconnu l’apport réel de la mesure, bon nombre de nos répondants reconnaissent qu’elle leur a ouvert tellement de portes ou d’opportunités qu’ils sont aujourd’hui arrivés à une certaine autonomie financière, rien qu’avec le théâtre.

Rachel : « Absolument Première Ovation a aidé à tout ce que j’ai réalisé après le Conservatoire. Aujourd’hui, je ne vis que du théâtre. Avant l’aide, dans les dernières années, j’arrivais à le faire, mais avec un budget très serré. Pendant l’aide, j’ai travaillé un peu comme serveuse pour être sûre d’avoir des sous. Durant, ça ne m’a pas permis de subvenir à mes besoins, mais ça a permis de produire le spectacle et de pouvoir poursuivre mes créations artistiques ».

Annie : « Sans Première Ovation, c’est sûr qu’il y a des projets qu’on n’aurait pas fait. La reconnaissance du milieu artistique qui dit : “on croit à ton projet, on va te donner des sous pour le faire”. Je dirais que c’est ça, que je n’aurais peut-être pas de compagnie si je n’avais pas eu Première Ovation et réalisé deux spectacles avec notre signature. Professionnellement c’est aussi une motivation. Mais j’enseigne aussi, je rentre ça dans mon travail artistique, d’enseigner le théâtre. Mais le théâtre occupe la plupart de mon temps et représente une bonne partie de mon budget pour vivre ».

Raphaël : « Oui, ça a toujours été comme ça. J’ai fait aussi beaucoup de productions où j’avais un salaire. Je vis de mon métier, je vis à un salaire qui me convient, ce n’est pas faramineux, mais je ne me prive pas ».

Cynthia : « Autonomie financière ? J’y arrive. Je travaille aussi comme traductrice pour combler le manque. Et ça dépend des années, mais 2015 a été une des plus basses au niveau du revenu, alors non, je ne suis pas encore totalement autonome. Mais je ne demande plus de sous à Première Ovation. Oui, ma situation s’est améliorée grâce à Première Ovation, qui m’a fait connaître, mais je ne pourrais pas dire qu’elle est entièrement liée au soutien reçu ».

L’apport de la mesure Première Ovation est reconnue par l’ensemble de nos répondants en théâtre, mais même si ceux-ci arrivent, pour la plupart, à « joindre les deux bouts », eu égard à la réalité

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financière et matérielle du secteur du théâtre, ils expriment pratiquement tous la nécessité de revoir le montant de la bourse en fonction des dépenses du projet proposé. Écrire un livre, selon leurs dires, ne demande pas autant de moyens financiers que monter une pièce de théâtre et travailler à pouvoir optimiser le nombre d’entrées, sans oublier le salaire des comédiens. Néanmoins, au-delà de cette satisfaction généralisée quant à l’apport de Première Ovation, il y a la question de la suite qui a été soulevée par la plupart de nos répondants en théâtre : « Première Ovation, oui c’est bien, c’est une aide précieuse, mais après ? Rien ». À ce niveau, tout comme les artistes en arts visuels, nos répondants sont assez critiques. Ils ont tous un regard positif sur le milieu du théâtre à Québec, sur son dynamisme et sur l’importance de la mesure Première Ovation, mais pour le cheminement durable dans leur carrière ils évoquent tous des difficultés financières liées à un déficit d’investissement, et qui empêchent une bonne partie des artistes de continuer à produire. Raphaël, le plus critique de tous, pointe le doigt sur le fait que la bourse aide la relève à se développer au départ, mais que par la suite, il n’y a pas grand-chose qui permet de progresser. Ils continuent à créer par passion, mais, pour lui, une pièce de théâtre n’est pas un livre. Elle est faite pour être jouée. Ce qui par conséquent demande des moyens. L’écrivain, une fois un manuscrit achevé, le propose à un éditeur, et c’est ce dernier qui s’occupe de la publication dans toute sa chaîne : fabrication, impression, publication, diffusion. Pour le théâtre, le mode de fonctionnement est tout autre : écriture de la pièce, engagement des comédiens, trouver un lieu de répétition, s’occuper du décor et des costumes et faire du marketing pour que la pièce trouve son public. Tout cela demande des moyens, mais les aides à destination de la culture en général, et du théâtre en particulier, sont loin d’être à la hauteur des projets des artistes. Écoutons Raphaël (en trois extraits), puis Rachel.

Raphaël : « Il y a un gros problème en ce moment qui arrive à Québec. Ça fait 11 ans que je fais ce métier-là, la plupart de mes amis avec qui j’ai étudié, qui ont bénéficié de cette bourse-là, sont actuellement tous partis à Montréal. Parce qu’un coup qu’on a eu Première Ovation, qu’on a eu les subventions qui sont données pour la relève, on se retrouve souvent avec rien. Du fait, c’est bien bizarre et la ville en ce moment se vide de ses créateurs ».

« En ce moment, il y a beaucoup d’aide pour la relève, mais il y a tellement un gros vide entre l’aide et les compagnies subventionnées, c’est extrêmement difficile. Ça, c’est juste une affaire, ce n’est pas qu’il y a trop de projets, ce n’est pas qu’il y a trop de théâtre, ce n’est pas qu’il y a trop de compagnies, c’est qu’il n’y a pas assez d’argent investi dans la culture… Pour le renouvellement, je sais que c’est pour la relève, mais jusqu’à quand on est à la relève. C’est ça le problème. C’est qu’en ce moment je crois que ça finit à 35 ans et il y a aussi un taux limité de membres qu’on peut avoir, mais de 35 à 40, 45, 50 ans on fait quoi, là ? ».

« Oui il y a la relève, mais s’ils ne sont plus capables de rester une fois qu’ils n’y sont plus, c’est comme un coup dans l’eau. Première Ovation c’est super, mais le problème après c’est qu’on a de la misère à rester. C’est comme malicieux, parce que ça crée du monde de relève, on crée une expertise, mais une fois qu’on a cette expertise-là, les experts s’en vont ».

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Rachel : « Oui ça peut continuer, c’est souvent la seule source de subvention disponible pour beaucoup de créateurs. Moi, je viens d’avoir mes 36 ans, ma compagnie est encore accessible à cette mesure-là parce qu’elle fait encore partie de la relève. Mais moi, à 36 ans, comme créatrice techniquement je ne suis plus là. S’il était question de repousser l’âge à 40 ans, moi je dirai un grand “Oui”. Parce qu’on est très nombreux, les moyens sont moins grands à tous les paliers ».

Les affirmations de Raphaël soulèvent des questions de fond, comme on en a eu pour les arts littéraires et visuels, mais il n’est pas question ici de les aborder, car ce passage ne fait que figure de compte- rendu de l’enquête et des réponses qui ont été apportées aux questions posées. Inversement, ces critiques, répétées et partagées par les répondants des différents secteurs à l’étude, auront une place de choix dans la phase analytique. Nos répondants en théâtre se sont, par ailleurs, très peu attardés sur l’ambition de Québec d’être la « capitale de la relève », mais comme le souligne Raphaël : « À quoi bon une relève, si la plupart des artistes et créateurs, faute de moyens, vont aller s’établir ailleurs ? Les discours, c’est bien, mais la réalité de la culture demande des investissements ». Et les autres de rajouter :

Patrick : « Assurément, tout ce qui est investi en culture à tous les niveaux contribue à la vitalité culturelle d’une région. Plus il y a de moyens qui sont investis, plus il y a de gens qui sont en mesure d’y travailler de façon approfondie et concrète. Déjà à 9 millions d’écarts entre les deux renouvellements, ça va avoir un impact. S’ils veulent faire de la culture un pilier économique, il faut plus d’investissement ».

Cynthia : « Je trouve que c’est un succès dans le sens que oui, la relève artistique est en ébullition à Québec. La relève à Québec est extrêmement dynamique, mais, en vieillissant, je me pose la question sur la suite de cet engagement. Évidemment, les écoles de théâtre ont gagné en popularité, et elles gardent de plus en plus d’étudiants... donc les cohortes sont plus volumineuses avec le temps qu’avant. Il y a beaucoup trop de comédiens versus le besoin réel à Québec et à Montréal. C’est super que Québec devienne un endroit de choix pour la relève, mais qu’est-ce qui arrive après ? À 31, 33, 35 ans, c’est parfois plus difficile de recommencer à zéro, de retourner à l’école, ce que j’ai fait, à 27 ans, en traduction, tout en continuant de travailler comme comédienne à temps partiel ».