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CHAPITRE 2 : L’ambiance et ses imaginaires, matière sémiotique de l’innovation

2.2 Les cartes mentales et les récits fictionnels du flâneur, clés d’accès aux

2.2.1 La réhabilitation des imaginaires dans la géographie

imaginaires.

2.2.1 La réhabilitation des imaginaires dans la géographie

2.2.1.1 Les courants de la nouvelle géographie

L’imaginaire géographique est devenu un thème majeur des réflexions de la discipline et a participé à une inversion de tendance alors que depuis longtemps la géographie académique opposait traditionnellement l’imaginaire à la réalité, la réalité physique à l’expérience sensible (Ades, 2010). La géographie classique se donnait comme objectif de présenter, de décrire et d’expliquer le réel, la nature avec ses paysages multiples, mais aussi les villes où l’on indiquait, sur une carte, le site, la situation et les activités, les points d’intérêt. La carte Michelin sur support papier de notre enfance a accompagné nos premiers voyages automobiles avec ses légendes, mais sans les contes.

Dans cette conception, l’imaginaire était perçu comme un contrepoint de la réalité. Le tournant géographique et la prise en compte de l’imaginaire dans les écrits de la discipline se situent dans les années 1970.

Ce virage fait souvent référence aux textes de Bachelard (1957) montrant que l’imaginaire permet d’entrer en relation avec l’espace en lui donnant du sens, et aux travaux de la « nouvelle géographie » qui proposent des investigations sur le statut des images, des récits et des discours. La connaissance géographique s’élargit et s’interroge sur de nouvelles manières de penser l’espace et ses représentations sensibles et imaginaires, voire expérientielles.

La dimension expérientielle des imaginaires géographiques

Autrement dit, la géographie est entrée, elle aussi, dans une dimension expérientielle en s’intéressant aux interactions entre l’Homme et un lieu géographique selon une temporalité donnée.

La dimension expérientielle des ambiances de villes réelles, a été mise en évidence par le mouvement psychogéographique (Debord 1992).

La psychogéographie est née de manière complètement indépendante à Paris dans les années 1950 ainsi que dans la région de Boston dans les années 1950 et 1960, avec les pratiques des situationnistes, des planificateurs et des géographes. En même temps que Guy Debord (1992) créait la psychogéographie à Paris, Kevin Lynch, professeur en urbanisation au MIT, établissait les bases de ce qui allait devenir la psychogéographie (Lynck 1969). Ces méthodes cherchaient toutes les deux à décrire objectivement la relation entre l’environnement urbain et la vie psychique des gens.

De plus, elles utilisaient grandement la marche comme méthode, et elles ont toutes deux engendré des cartes mentales.

De son côté, Georg Simmel (1989, réédition) avait déjà mis en évidence la causalité entre le milieu urbain de la grande ville et le caractère intellectuel de la vie psychique, par opposition à la petite ville qui produit au contraire des relations affectives et de sensibilité. On notera que pour Simmel déjà, la métropole était le lieu de deux polarités :

- L’une qui représente une hyperstimulation sensorielle accélérée jusqu’à créer des pathologies comme l’agoraphobie ou l’hypersensibilité au contact,

- L’autre le besoin de relations sociales et d’expériences sensorielles dans une temporalité lente : la Ville est le lieu de mutation de la perception sensible

Différentes approches géographiques sont nées de la prise en compte de l’expérience sensible de l’espace géographique et de ses imaginaires

Définition de la géopoétique : L’Homme est un être de langage. Selon Kenneth White, la géopoétique est « une tentative d’ouvrir un nouvel espace culturel en revenant à ce

qui constitue la base même de la culture, à savoir le rapport entre l’esprit humain et la Terre, ainsi que le développement de ce rapport sur les plans intellectuels, sensible et expressif » (White 2005 :2 ; cité par Lévy 2006).

Définition de la géocritique : selon Westphal (2000), c’est l’analyse de la représentation littéraire d’un espace spécifique ; pour Tally (2011), la géocritique est la compréhension de la manière dont les auteurs et les lecteurs « cartographient » (map) le monde.

Définition de la géographie humaniste : (Yi Fu Tuan, 1974) la géographie humaniste redonne sa place à l’expérience personnelle de l’espace, aux sentiments, aux perceptions (c’est dans la perception qu’il y a signification selon Greimas, 1983), aux buts et aux valeurs d’un groupe humain et à la signification des espaces. Le géographe sino-américain Yi-Fu Tuan, 1974 développe l’idée que, vivant dans des espaces et des lieux urbanisés, les humains développent un sens du territoire et de l’espace. A la manière du monde animal, les espaces sont délimités : dans le terme chinois 氛 围fèn wéi (ambiance au sens de territoire clos qui agit sur les personnes, on trouve à la fois la notion d’affordance, propriété actante du territoire de la psychologie écologique, et la notion d’espace expérientiel.

Ces territoires-espaces sont des lieux qui offrent le potentiel de satisfaire des besoins biologiques fondamentaux, tels que se nourrir, s’abreuver, se reposer et procréer. Les humains partagent avec les autres animaux certains modèles de comportement, mais les humains interagissent aussi avec l'espace et le lieu de façons qui ne peuvent se

concevoir dans le monde animal, car ils peuvent vivre et se représenter, penser leurs espaces urbains, de diverses manières.

Enfin, Lévy (2006) nous dit que la perspective humaniste permet de mieux cerner la relation du vécu humain avec son espace, son milieu. Il rappelle que, selon Yi Fu Tuan, la géographie embrasse aussi « la route de la science » et qu’on trouve dans de nombreux romans de science-fiction des théories, des concepts, qui parfois préfigurent l’avenir. Musso, (Cerisy 2015), rappelle l’écosystème formé par Hollywood et la Silicon Valley en matière d’innovation qui relie des imaginaires à des technologies émergentes. Enfin, Lévy relève un parallèle entre une description de Dardel et un passage de « l’eau et les rêves » de Bachelard : poétique de l’image et géographie humaniste se rejoignent dans le récit.

2.2.1.2 Les cartes mentales des villes réelles – imageability of the City (Lynch, 1969)

L’expérience du flâneur chez Benjamin (1936) et Michel de Certeau (1990), le récit chez Gracq, chez Barthes et chez Simmel, montrent que la ville réelle est support d’imaginaires et d’expériences. Mais comme nous l’avons vu aux chapitres précédents, la question centrale est de trouver un mode d’accès aux imaginaires expérientiels, puis d’expérimenter le cadre théorique et conceptuel fourni par l’approche structuraliste de la sémiotique des récits pour en saisir les structures et les invariants.

Comment accéder aux imaginaires expérientiels ? Les démarches empiriques issues des travaux sur la ville réelle

Kevin Lynch (1969) a le premier pensé la représentation de la ville et de ses zones qui la structurent à partir de l’expérience de l’homme qui arpente ses rues. Au-delà des mécanismes de la perception, il propose de considérer les différents aspects de l’appréhension de l’environnement urbain, et d’intégrer les expériences affectives, ce qui était très précurseur, et une forme de prise en compte de la « consommation expérientielle » d’un territoire. Lynch s’interroge sur la manière dont sont vécues différentes formes architecturales et comment une image fonctionnelle de la ville est

forgée par ses habitants. La tâche de l’architecte ou de l’urbaniste est dès lors de créer

des zones fonctionnelles qui rendent cette image agréable et lisible pour les usagers de la ville et de proposer des systèmes de signes qui lui permettent de s’y repérer aisément.

Pionnier dans la découverte des scénarios de mobilité de l’usager de la ville, Lynch a mis au point une enquête consistant à découvrir le lien entre les mobilités des usagers et les zones géographiques de la ville à partir d’entretiens et de représentations imagées de la ville. Cette méthode a été réadaptée au sein du département

prospective de PSA (Charton et Ricci, 2015) afin de mettre au jour des scénarios prospectifs de mobilité dans des grandes villes chinoises. La matérialisation sous forme de croquis et dessins des trajets, et la conduite d’entretiens en groupe ou en individuel des mobilités, permettent de découvrir des potentiels inattendus d’innovations et de territoires de valeur pour des futures automobiles autonomes et connectées. Toutefois si ces méthodes permettent d’obtenir une image fonctionnelle de la Ville, il nous est apparu nécessaire de ne pas limiter l’expérience de la mobilité urbaine à l’usage mais de l’étendre aux registres symboliques des imaginaires expérientiels.

Source :

http://latraversee.uqam.ca/sites/latraversee.uqam.ca/files/fducharme_lynch_image_c ité.pdf

La sémiotique apparaît à plusieurs reprises dans les outils méthodologiques de ceux qui ont cherché à comprendre les imaginaires géographiques.

Tout d’abord dans les études auprès des usagers de la ville, afin de comprendre leurs représentations de l’espace et des lieux. Mais l’approche sémiotique a séduit aussi des cartographes qui y ont vu la possibilité de comprendre plus généralement les imaginaires géographiques relatés dans les récits et la littérature, et les fondateurs de la géographie fictionnelle.

Selon les termes de Lévy (2006), « C’est que la littérature, qui dépeint les relations entre l’homme, la terre et le ciel, est un métalangage qui infuse non seulement une saveur incomparable dans le langage de la culture, mais encore qui exprime d’une manière sensible le noeud gordien qui attache l’homme aux lieux ». Le récit serait donc la clé d’accès aux relations entre l’Homme et la Nature. En Chine, cette relation passe aussi par une relation entre la Terre et le Ciel, une expérience profonde du lieu et de l’espace. La littérature serait donc une voie d’accès aux imaginaires des espaces, et la géographie l’a bien perçu en intégrant les méthodes de la linguistique structurale pour comprendre par exemple les mythes reliés aux lieux. Le paysage et l’ambiance sont alors considérés comme des cadres aux actions humaines réelles ou anticipées, aux expériences réelles ou imaginées.

Ce ressort de la littérature, mis en évidence chez Lévy dans sa synthèse historique, peut alors légitimer une approche des ambiances du lieu à travers le récit géofictionnel. Dès lors pourquoi ne ferions-nous pas des gens créatifs des Marco Polo ou Italo Calvino éphémères pour capter leurs imaginaires ? Les illustrations qui accompagnent les récits font parfois jaillir les hologrammes mentaux d’expériences imaginaires. Dès lors il suffirait d’en conter les projections de nos envies expérientielles.

Lévy cite Dardel, lui-même inspiré par l’eau et les rêves de Bachelard, créant un nouveau lien entre l’imaginaire géographique et la littérature qui contribue à

sous-tendre notre approche des imaginaires expérientiels par le recueil des récits