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séances de travail et consultations

LA QUESTION PROBLÉMATIQUE DE LA RÉTRIBUTION

Altruiste et charitable, l'umbanda fait-elle payer ses services? Les pères et mères de saint, les médiums, les esprits demandent-ils à leurs clients une contrepartie financière ou matérielle pour le travail qu'ils accomplissent, l'aide et la protection qu'ils apportent? Logiquement et idéalement non, la pratique de la charité étant par définition désintéressée : "Jésus ne demandait rien en échange de l'aide qu'il apportait à son prochain", "la charité payante n'est pas la charité", "Dieu a dit : "donne gracieusement ce que tu as reçu gracieusement" 166, répètent à qui veut

l'entendre, dans leur majorité, les pères et mères de saints et médiums umbandistes. La mission de charité ne saurait donc être accomplie que gratuitement. Les fédérations umbandistes interdisent d'ailleurs aux terreiros qui leur sont affiliés de demander une rétribution en échange des services qu'ils rendent, interdiction que les pères et mères de saint s'engagent à respecter sur serment. Elles veillent ainsi à la fois au respect de l'idéal de charité umbandiste et au respect de la loi sous le coup de laquelle peuvent tomber, pour charlatanisme, escroquerie ou exercice illégal de la médecine, les chefs de terreiros qui monnayent leurs services.

Mais l'idéal de charité, l'éthique affichée, les règles imposées par les fédérations et les discours sont une chose, l'exercice de la charité dans les terreiros et la réalité de la pratique en sont une autre. Entre les deux émerge une contradiction de taille, que les umbandistes essaient de résoudre et dont ils essaient de se défendre par moult justifications : la majorité des terreiros n'ont pas en effet les moyens financiers de pratiquer une charité économiquement désintéressée, et une partie des ressources qui leur permettent de se maintenir provient de la rétribution, en espèces ou en nature, des services rendus à leur clientèle. La mission et les meilleures intentions umbandistes trouvent donc leurs limites dans la réalité d'un

monde où la charité désintéressée n'est apparemment permise qu'aux riches. Les seuls terreiros qui ont les moyens d'être totalement en accord avec l'idéal de charité prôné par la religion sont en effet ceux dont les chefs et les médiums gagnent ou possèdent par ailleurs suffisamment d'argent pour pouvoir les maintenir, sans trop de difficultés, grâce à leur seule participation financière ; ceux également qui sont dirigés par des pères et mères de saint qui n'escomptent pas de leur activité religieuse qu'elle les fasse vivre, voire survivre, et qui peuvent même se permettre d'y investir à perte. Autant dire que ces lieux de culte sont peu nombreux : nos observations, limitées à quelques terreiros, se trouvent confirmées par celles de L. N. Negrão (1993 : 202) qui, à l'issue d'une étude plus systématique que la nôtre, remarque que la grande majorité des terreiros umbandistes perçoivent un paiement - sous une forme ou une autre, par un moyen ou un autre - en échange des services rendus à leur clientèle. Ceux qui n'entrent pas dans cette majorité sont, comme l'observe l'auteur, des terreiros de classe moyenne.

La pratique du paiement est donc assez commune dans les terreiros umbandistes. On se doute néanmoins, pour toutes les raisons évoquées plus haut, qu'elle est une pratique dissimulée et entourée de précautions. Aussi est-il particulièrement malaisé de recueillir des informations, de faire des observations à son sujet, et très difficile de savoir, avec précision, quels sont les services pour lesquels un paiement est exigé (sous quelle forme, pour quel montant ou quelle valeur), d'estimer la quantité d'argent qu'un terreiro tire de son activité religieuse, de savoir à quels usages elle est destinée, si le père de saint en redistribue une part à ses médiums, etc. Dès qu'il est question de paiement et encore davantage de paiement en espèces, une extrême discrétion prévaut. Les pères et mères de saint n'abordent d'ailleurs jamais spontanément ce sujet délicat. Lorsqu'on les y pousse, certains reconnaissent et assument néanmoins plus ouvertement que d'autres la réalité du paiement pour certains des services offerts, des actes et des travaux proposés. Mais enfin, ce sujet est par trop sensible pour qu'on puisse l'aborder et le creuser sans rencontrer résistances et réticences, sans susciter réactions de défense et de dénégation.

Au-delà des subterfuges auxquels ont recours les pères et mères de saint pour ne pas aller ouvertement à l'encontre des lois en vigueur et des règles imposées par les fédérations, la question se pose de savoir comment ils réussissent à concilier les exigences de l'idéal de charité avec les nécessités matérielles. Comment se débrouillent-ils pour prélever sur leur clientèle les ressources qui leur sont nécessaires, sans compromettre - ne serait-ce qu'à leurs propres yeux - l'idéal et la mission de charité dont ils se réclament ? Ils parviennent, comme on s'en doute, à diverses formes de compromis, à différentes sortes d'arrangements et de justifications qui leur permettent à la fois de sauvegarder l'idéal de charité, de garantir les ressources et de sauver les apparences.

Pour justifier la pratique du paiement dans leur terreiro, de nombreux pères et mères de saint arrivent au raisonnement suivant : la rétribution n'est certes pas tout à fait conforme à l'idéal de charité umbandiste, mais elle n'est en soi ni condamnable ni moralement inacceptable : tout dépend de la valeur de la rétribution, de la situation économique de celui à qui elle est demandée et des fins auxquelles elle est destinée. Si l'on en croit ces chefs de terreiro, ce sont sur ces trois critères principaux que l'on peut décider de la légitimité ou de l'illégitimité de la rétribution, étant entendu bien évidemment qu'ils ne les invoquent qu'aux seules fins de justifier la pratique de la rétribution dans leur propre terreiro.

Reprenons ces trois critères et commençons par examiner les justifications relatives aux fins de la rétribution. Pratiquer la charité dans un but lucratif, ouvrir un terreiro dans le but de s'enrichir, voilà qui est unanimement présenté comme parfaitement inadmissible et indéfendable. Mais percevoir juste ce qui est nécessaire pour maintenir le terreiro, c'est-à- dire pour faire face à ses dépenses et assurer la subsistance de son chef qui se consacre entièrement à l'umbanda (et éventuellement celle de sa famille) ; faire supporter aux clients les frais matériels qu'occasionnent certaines pratiques et certains travaux qui sont réalisés pour leur propre bénéfice parce que le terreiro n'est pas suffisamment riche pour pouvoir les prendre en charge ; voilà qui est présenté comme légitime. Pour être accomplie, la pratique de la charité, même désintéressée, nécessite un minimum de moyens.

Voyons à présent les justifications qui touchent à la situation économique du client. Exiger un paiement des individus très pauvres, qui ne

peuvent même pas assurer la subsistance de leur famille, voilà qui est unanimement condamné. Mais percevoir un paiement de ceux dont on estime qu'ils peuvent payer le prix sans grands sacrifices, voilà qui est déjà plus légitime. C'est sous ce prétexte que Dona Dolores et Duílio justifient le paiement en espèces qu'ils perçoivent pour les consultations privées 167 :

ceux qui y viennent savent qu'elles sont payantes et qu'ils peuvent consulter gratuitement à l'occasion des séances de travail ; s'ils sont donc demandeurs de consultations privées, c'est qu'ils peuvent payer.

Examinons pour finir les justifications relatives à la valeur de la rétribution. Exiger des rétributions de forte valeur, en espèces ou (et) en nature, voilà qui est injustifiable et qui atteste de la cupidité et de la malhonnêteté du chef de terreiro. Mais percevoir des rétributions de faible valeur, pour les fins légitimes exposées ci-dessus, est acceptable : elles sont sollicitées par nécessité et non dans un but lucratif.

Au côté de ces justifications courantes, il est également très fréquent que les chefs de terreiro s'abritent derrière la volonté des esprits pour légitimer le paiement : ce ne sont pas eux, mais les entités qui réclament que leur soit donnée telle et telle chose en échange de ce qui leur est demandé. Et c'est bien souvent aux entités - et non au père ou à la mère de saint, au médium - qu'est remis le paiement en espèces et (ou) en nature (sous forme de bougies, de bouteilles d'alcool, de paquets de cigarettes, animaux, etc). Nous verrons, d'ailleurs, que certaines catégories d'esprits - tels les exus - n'acceptent généralement pas de travailler sans recevoir de compensation matérielle : "ils veulent des boissons, ils veulent manger, ils veulent de l'argent, ils ne travaillent pas gratuitement, ils sont payés", fait remarquer Maria, médium chez Duílio.

Il n'est pas rare non plus que les chefs de terreiro s'abritent derrière la volonté des clients pour légitimer les paiements qu'ils reçoivent : ce sont les consultants qui choisissent de donner quelque chose - argent, cadeaux en nature - alors qu'il ne leur est rien réclamé. Accepter ces dons volontaires n'est pas contraire à la mission de charité 168.

167 Chez Dona Dolores, le prix des consultations privées est fixe et inscrit à la craie, avec les heures et le jour

auxquelles elles ont lieu, sur un petit tableau noir accroché au mur à l'intérieur du terreiro, à côté de la porte d'entrée.

168 Pour un examen plus exhaustif et détaillé des justifications avancées et des compromis trouvés par les

Ajoutons pour finir qu'il est une pratique pour laquelle il apparaît parfaitement justifié de se faire payer et qui représente, pour de nombreux terreiros, un moyen légitime de se procurer de l'argent : il s'agit de la divination par les búzios et les cartes dont la facturation (en espèces) n'est d'ailleurs généralement pas dissimulée. Les pères et mères de saint estiment en effet que la divination qu'ils font sur demande est un service qu'ils rendent en plus et en dehors du "travail" auquel ils sont tenus dans le cadre de leur mission de charité. Aussi est-il normal qu'ils se fassent rétribuer pour ce service qui, comme le dit Dona Dolores, "sort de leur travail" et qu'ils dispensent donc en sus.

Divers sont donc les arguments, les allégations, les explications que les chefs de terreiro mettent en avant pour justifier que, dans leur lieu de culte, certains actes et travaux ont un prix. Les discours recueillis montrent que les pères et mère de saints se retrouvent néanmoins sur deux points : ils se montrent tous extrêmement soucieux d'établir qu'ils accomplissent sincèrement et honnêtement leur mission de charité, et ce, au contraire de nombreux autres pères et mères de saint umbandistes qu'ils accusent, parfois nommément, d'avoir ouvert un terreiro à des fins exclusivement mercantiles. Ce type de critiques, couramment adressé à l'umbanda par ses détracteurs non umbandistes, n'est pas moins fréquent dans le milieu umbandiste. Les chefs de terreiro et leurs médiums, si peu enclins à aborder d'eux-mêmes et avec clarté la question du paiement dès lors qu'il s'agit de leur propre lieu de culte, se montrent particulièrement prompts à révéler les sommes, prétendues exorbitantes, que certains de leurs collègues extorquent aux pauvres malheureux qui fréquentent leurs terreiros. La question est moins de savoir si ces accusations sont fondées ou non - il est de toute façon bien difficile de le vérifier et personne n'en est à l'abri - que de constater qu'elles visent avant tout à jeter le discrédit sur les chefs de terreiros à l'encontre desquels elles sont dirigées. Les pères et mères de saints cupides et malhonnêtes, les umbandistes qui exploitent le malheur d'autrui au seuls fins de s'enrichir, ce sont toujours les autres. Ces accusations sont significatives de l'intense concurrence et des relations conflictuelles qui existent entre terreiros umbandistes : on remarque qu'elles

sont généralement lancées contre les pères et mères de saint de terreiros spatialement proches - c'est-à-dire qui recrutent leur clientèle dans le même quartier que leurs accusateurs - ou encore contre des pères et mères de saint dont les terreiros - visiblement prospères ou nantis d'une importante clientèle - suscitent la jalousie de ceux qui ont moins bien réussis.

CHAPITRE 3