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L'UNIVERS DES TERREIROS

Si la maladie est l'un des évènements que l'umbanda traduit dans son langage, interprète à sa manière, utilise à sa façon, il n'y a pas de doute qu'au travers de l'interprétation qu'elle propose de cette dernière et la manière dont elle agit sur elle, c'est toute la pensée umbandiste et son mode d'action sur le réel qui s'expriment. On ne peut donc saisir la signification que revêt la maladie dans l'umbanda en l'isolant de l'univers qui précisément lui donne son sens. Ainsi, l'étude des représentations et des pratiques qui lui sont liées nécessite pour être menée à bien, que l'on ait à sa disposition des éléments de compréhension et d'analyse qui, pour aussi périphériques à l'objet qu'ils puissent paraître à première vue, permettent néanmoins de l'atteindre et d'en rendre compte. Or ces éléments, c'est préférentiellement en partant des terreiros que nous allons les appréhender.

En effet, l'espace circonscrit qu'ils constituent n'est pas seulement, comme nous l'avons vu, le lieu d'observation privilégié de l'attention que l'umbanda porte à la maladie. Il est également, et plus largement, le lieu où se manifeste, de façon privilégiée, la vision du monde umbandiste : c'est là qu'elle "se met en scène", jette son décor, exprime ses croyances, met en oeuvre et donne à voir ses pratiques, porte son message, offre sa lecture du monde, imprime sa marque aux choses, traduit les événements dans son langage, découvre ses protagonistes, hommes et esprits. C'est là, en somme, que l'umbanda s'incarne avec vitalité et s'actualise dans un temps et un espace qu'organisent des règles qui lui sont propres. Le terreiro met tout cela sous les yeux de l'observateur étranger qui peut, à force de patience et à condition de laisser de côté ses "catégories logiques", entrer lentement dans le monde inconnu qu'il abrite, apprendre humblement à le saisir et être alors en mesure, partant de l'observation, de construire les faits ethnographiques qui servent de matière première à ses descriptions, explications et analyses.

Trois terreiros ont fondamentalement constitué le champ d'investigation de cette recherche. C'est en les fréquentant que je me suis lentement familiarisée avec l'umbanda. Grâce à une participation constante et assidue, autant que faire ce peut, à la vie de chacun d'entre eux, je me suis

imprégnée d'un univers partagé et vécu par des hommes et des femmes dont j'ai été en quelque sorte l'élève, au départ ignorante : car en m'ouvrant les portes de leurs terreiros, Renato, Duílio et Dona Dolores, m'ont donné accès à l'umbanda - telle qu'elle se donne à voir, à entendre, à comprendre, différente et changeante suivant les lieux de culte - et à ses gens, membres des communautés religieuses et fréquentateurs, plus ou moins assidus, plus ou moins impliqués, hommes, femmes, enfants, tous brésiliens, pauvres ou aisés, analphabètes ou instruits, chacun sa vie et son histoire, chacun ses petits et grands malheurs. Il est dans mon souvenir des visages et des vies qui se détachent, des individus qui ne se laissent pas réduire aux seules mentions de leur profession, de leur âge et de leur sexe.

Bien sûr, l'entreprise ethnologique veut que, passé le premier moment d'immersion, vienne celui de la prise de distance, de la séparation. Aussi les faits dont il sera question dans ce travail sont bien une construction de la réalité, des objets donc, qui permettent de l'atteindre et de la comprendre à partir d'un certain point de vue. Il serait pourtant regrettable qu'au terme de cette opération (passage d'une compréhension par l'intérieur (le dedans) à une compréhension par l'extérieur (le dehors)), qu'au moment de rendre compte des résultats de la recherche, il ne soit pas prioritairement dit que le travail de terrain dans les terreiros fut en même temps qu'une imbibition par un univers différent volontairement consentie, une expérience profonde et unique de l'altérité, une véritable Rencontre avec l'Autre (avec un grand A parce qu'il s'agit de l'Autre culturel).

"C'est en parlant de l'indigène comme d'un objet, comme d'un "autre", en le désignant comme le sujet de l'énoncé ("il" pratique ou dit ceci ou cela) qu'est fondée la possibilité d'un discours sur une culture différente, sur un objet qui ne serait pas moi" nous dit J. Favret-Saada (1977 : 53-54). Objet anthropologique, l'Autre est, du point de vue théorique, nécessairement lointain et absent. Mais pour qu'il soit légitime que l'Autre soit cet "il" dont "je" parle, il faut bien qu'au préalable il ait été l'Autre proche et présent avec lequel une relation s'est établie et dans laquelle il s'est engagé en tant que "je" en son nom propre, à et de sa propre place. C'est avec des hommes, des femmes et des enfants que j'ai parlé, vécu et partagé la vie des terreiros. Ils ont réagi à ma présence, j'ai aussi réagi à leurs réactions. Cette communication dans laquelle circulaient des significations, des

représentations, des valeurs, engageait forcément aussi de part et d'autre de l'affectivité. Des rapports personnels se sont noués des deux côtés, entre moi et mes hôtes étrangers, entre eux et leur invitée étrangère, rapports que nous avons construits ensemble et avec le temps. La relation observatrice- observés et réciproquement, la relation observateurs-observée, fait partie de l'objet de la recherche.

Les terreiros furent le lieu privilégié de ce dialogue porteur d'une compréhension d'abord intuitive d'autrui et de l'univers auquel il participe. C'est dans ces derniers que j'ai été d'abord abruptement confrontée au constat premier de la différence, et si le voile de mon inintelligibilité première, liée à ce constat, s'est peu à peu levé pour me permettre d'acquérir le savoir sur l'Autre que ce travail prétend transmettre, c'est pour l'essentiel à cette Rencontre (à partir et au travers d'elle) que je le dois.

CHAPITRE 1