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La possibilité d’investir dans un bien consomptible

Dans le document L'investissement (étude juridique) (Page 40-44)

L’ACQUISITION D’UN BIEN

L’INVESTISSEMENT PEUT PRENDRE LA FORME DE L’ACQUISITION D’UN BIEN

A. La possibilité d’investir dans un bien consomptible

13. Peut-on investir dans des stocks ? Sans doute l’une des premières

res-trictions qui vient à l’esprit lorsque l’on s’interroge sur l’existence de biens insus-ceptiblesd’êtrel’objet d’investissement concerne les biens consomptibles et en parti-culier les stocks, c’est-à-dire les biens conservés par l’entreprise « dans attente de leur utilisation ou de leur vente »137. Il paraît en effet difficile de considérer l’acqui-sitiondestockscommeune forme d’investissement. Toutefois, si envisagés ut singuli les stocks ne peuvent effectivement pas être objet d’investissement (1), il est tout à fait possible de les considérer comme tel lorsqu’on les envisage ut universi138 (2).

135 Cf. G. N. Mankiw, Macroéconomie, De Boeck, 6e éd., trad. J. C. El Naboulsi, 2013, p. 27 et 34 ; P. Krugman et R. Wells, Macroéconomie, De Boeck, 2e éd., trad. L. Baechler, 2013, p. 460.

136 P. A. Samuelson, L’Économique, t. 1, Armand Colin, 2e éd., trad. G. Fain, 1957, p. 136.

137 CNRS, Trésor de la langue française informatisé (www.cnrtl.fr), vo « stock ».

138 On trouve la distinction ut singuli - ut universi appliquée à la notion d’universalité in E. Meiller, « L’universalité de fait », RTD civ. 2012, p. 651, n° 23 ; Ph. Malaurie et L. Aynès, Les biens, Lextenso, 6e

1. Les stocks envisagés ut singuli

14. Consomptibilité et qualification d’investissement. Les rapports entre

investissement et consommation sont souvent étudiés sous l’angle du droit de la consommation, l’enjeu étant alors de déterminer si les personnes qui investissent sur les marchés financiers doivent recevoir une protection analogue à celle dont bénéfi-cient les consommateurs139. Les rapports entre investissement et consommation se-ront au contraire étudiés ici sous l’angle de la consomptibilité. À vrai dire, par son étymologie,le terme « consomptibilité » ne renvoie pas exactement à la consomma-tion, mais à la consomption140. La chose consomptible est celle qui peut se consu-mer. Cependant, le sens juridique qui est attribué à la notion est finalement plus proche de l’idée de consommation que de l’idée de consomption. La consomptibilité a ainsi pu être définie comme la qualité des choses « dont on ne peut se servir sans les consommer »141, ce qui se manifeste soit sous la forme physique d’une destruc-tion, soit sous la forme juridique d’une aliénation142.

Traditionnellement, la notion sert à déterminer si une personne à laquelle l’usage d’une chose a été transféré doit la restituer en nature ou si elle peut restituer unechoseéquivalente.L’exempleleplusclassiqueest le prêt de consommation : lors-qu’un prêt porte sur une chose consomptible, l’emprunteur n’a pas l’obligation de restituer au prêteur la chose en nature mais peut restituer une chose équivalente143. Dans le cadre de notre étude, la question qui peut se poser est celle de la compatibi-litéentreinvestissement etconsomptibilité.Eneffet, l’investissementest générale-mentprésentécommeportant sur une chose durable et on peut ainsi noter que Walras définissait le capital comme « toute espèce de la richesse sociale qui ne se consom-me point ou qui ne se consomconsom-me qu’à la longue, toute utilité limitée en quantité qui survit au premier usage qu’on en fait, en un mot, qui sert plus d’une fois »144. Pour sa part, un auteur contemporain estime que l’investissement consiste en « l’immobi-lisation d’une relation reproductible »145. Bien que formulée différemment, l’idée est

139 V.not.,A.-D.Merville,Laspéculationendroitprivé,thèsedactyl., Paris I, 2001, n°s 337 et s. ; H. Causse, « L’investisseur », in Mélanges J. Calais-Auloy, Dalloz, 2004, p. 261 ; T. Bonneau et F. Drummond, Droit des marchés financiers, Économica, 3e éd., 2010, n° 453 ; X. Lagarde, « L’acte d’investissement », in Les concepts émergents en droit des affaires, LGDJ, 2010, p. 282, n°s 7 et 10 ; E. Nicolas, Le principe d’assimilation des investisseurs aux consommateurs sur les marchés financiers, thèse Orléans, 2010, not. n°s 14 et s. ; H. Aubry et N. Sauphanor-Brouillaud, « La protection de l’investisseur par les législations spéciales : quels critères ? », RD bancaire et fin. 2010, étude 33, n°s 7 et s. et n°s 24 et s. ; A. Tehrani, Les investisseurs protégés en droit financier, thèse dactyl., Paris II, 2013, n°s 471 et s. ; J. Calais-Auloy et H. Temple, Droit de la consommation, Dalloz, 9e éd., 2015, n° 8.

140 Ph. Bonfils, « La consomptibilité », RRJ 2003, p. 181, n° 3 ; R. Libchaber, « Biens », Rép. civ., Dalloz, 2009, n° 35.

141 M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. 1, LGDJ, 4e éd., 1906, n° 2179. La référence à la « consommation » se trouve par ailleurs dans le texte même de l’article 587 du Code civil.

142 F. Terré, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, LGDJ, 1954, préf. R. Le Balle, réimpr. 2014, n° 24. Adde, dans le même sens, Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 10e éd., 2014, vo

« Chose » ; Avant-projet de réforme du droit des biens, 2009, art. 525, consultable en ligne sur le site internet de l’association Henri Capitant : www.henricapitant.org.

143 C. civ., art. 1892.

144 L. Walras, Théorie d’économie politique pure, L. Corbaz, 1874, n° 210.

145 L.Thévenot,« Lesinvestissementsdeforme »,inConventionséconomiques,PUF,1985,p. 21,spéc. p. 26.

identique : elle tient au fait que sont seuls susceptibles d’être l’objet d’un investisse-ment les biens qui ne s’épuisent pas dans le processus de production. Les éléinvestisse-ments de la catégorie économique des consommations intermédiaires, c’est-à-dire les biens ouservices« transformés [ou] entièrement consommés au cours du processus de pro-duction »146, ne sauraient donc être l’objet d’un investissement147. Corrélativement, lesélémentsdela catégorie juridique des biens consomptibles – qui tout en étant plus large, lui correspond pour l’essentiel148 – ne sauraient être l’objet d’un investisse-ment.Àcetégard, il n’est pas inintéressant de relever que si le capital est défini com-me regroupant les biens qui « ser[vent] plus d’une fois », la chose consomptible est parfois définie comme désignant les choses qui « ne peuvent servir qu’une fois »149.

Les stocks représentent l’un des éléments importants du patrimoine des entre-prises. Sont-ils des biens consomptibles et, partant, leur acquisition est-elle réfrac-taire à la qualification d’investissement ? On peut effectivement le penser. En effet, l’affirmation selon laquelle les choses consomptibles sont celles « dont on ne peut se servir sans les consommer » recouvre deux hypothèses. Elle recouvre d’abord l’hy-pothèse dans laquelle un bien ne peut objectivement être utilisé sans être consommé. Les matières premières incluses dans les stocks d’une entreprise se trouvent précisé-ment dans cette situation. Leur qualification de biens consomptibles ne pose donc aucune difficulté. Mais l’affirmation recouvre également une seconde hypothèse, qui permetdefairebasculerl’ensembledes stocks non objectivement consomptibles dans la catégorie des biens consomptibles. Il s’agit de la situation dans laquelle un bien peut objectivement être utilisé sans être consommé, mais où son propriétaire n’en-visage de l’utiliser qu’en le consommant. Dans ce cas, sa volonté influe sur la quali-fication du bien en lui conférant la consomptibilité150. Ainsi, il ne fait aucun doute que les marchandises incluses dans les stocks d’une entreprise constituent des biens consomptibles puisque leur propriétaire ne les envisage que du point de vue de leur aliénation. La Cour de cassation l’a d’ailleurs elle-même admis implicitement en reconnaissant à une veuve titulaire d’un usufruit sur un fonds de commerce un quasi-usufruit sur les marchandises comprises dans le fonds151. Envisagés ut singuli, les stocks sont donc insusceptibles d’être l’objet d’un investissement. Il en va toutefois différemment dès lors qu’ils sont envisagés ut universi.

146 SEC 2010, adopté par règl. n° 549/2013, 21 mai 2013, « relatif au système européen des comptes nationaux et régionaux dans l’Union européenne », JO 26 juin 2013, annexe, § 3.88.

147 V. en ce sens, V. Levy-Garboua et B. Weymuller, Macroéconomie contemporaine, Économica, 2e éd., 1981, p. 105 ; L. Thévenot, « Les investissements de forme », art. préc., p. 26.

148 La notion de consommation intermédiaire ne se conçoit que dans un processus de production, alors que la notion de chose consomptible n’est pas soumise à cette restriction.

149 C. Atias, Les biens, LexisNexis, 12e éd., 2014, n° 30.

150 F. Terré, L’influence de la volonté individuelle…, op. cit., n° 24 ; Ph. Bonfils, « La consomptibilité », RRJ 2003, p. 181, n° 24 ; F. Zenati-Castaing et T. Revet, Les biens, PUF, 3e éd., 2008, n°s 107 et 109 ; R. Libchaber, « Biens », op. cit., n° 36.

2. Les stocks envisagés ut universi

15. La qualification d’universalité de fait. Que ce soit par nature ou par

destination152, les stocks d’une entreprise constituent nécessairement des biens con-somptiblesqui,commetels,nedevraient pas pouvoir être l’objet d’un investissement. Celaétantdit, ce qui est vrai des éléments de stocks envisagés individuellement ne l’est pas nécessairement des stocks envisagés dans leur ensemble. Pour prendre l’exemple d’un libraire, son stock permanent d’ouvrages est une nécessité pour son commerce. Il lui est aussi indispensable que les rotatives le sont à l’imprimeur qui le fournit. Et, de la même manière, il constitue financièrement une valeur immobilisée dans l’entreprise153. Si l’on envisage les stocks dans leur ensemble comme « une entité durable au sein de laquelle chacun des constituants est remplacé par son homologue »154, rien ne les distingue donc fondamentalement des machines et autres biens dont l’acquisition apparaît de manière évidente comme un investissement.

Or, il existe une notion juridique parfaitement adaptée pour traduire cette façondevoir.Ils’agit évidemment de l’universalité de fait, définie comme « une col-lection de biens qui, par interprétation de la volonté du propriétaire, est traitée com-me un bien unique »155. Qualifier un ensemble d’universalité, c’est en effet délaisser l’observation individuelle des biens de l’ensemble pour envisager l’ensemble que forment ces biens. En outre, qualifier un ensemble d’universalité, c’est également admettre sa permanence en dépit de l’évolution des éléments qui le composent156. Par subrogation réelle, les nouveaux éléments de l’universalité remplacent ceux qui disparaissent157. Ainsi, tout comme le troupeau demeure identique en dépit du rem-placement continu des moutons qui le composent, le stock du libraire demeure iden-tique en dépit du remplacement continu des livres qui le composent. Il en résulte qu’il suffit d’envisager les stocks comme une universalité pour admettre que leur acquisition initiale puisse constituer un investissement. Une telle affirmation n’est pas dépourvue de conséquences. En pratique, cela implique par exemple que la constitution d’importants stocks par un concessionnaire peut être prise en compte dans l’appréciation du caractère abusif de la rupture du contrat par le concédant et dans la détermination de l’indemnité due158.

Il apparaît ainsi que la consomptibilité n’est pas incompatible avec la qualifi-cation d’investissement dès lors que les biens consomptibles peuvent être analysés comme une universalité. Reste maintenant à déterminer si une telle incompatibilité existe entre le caractère financier d’un bien et la qualification d’investissement.

152 F. Terré, L’influence de la volonté individuelle…, op. cit., n° 22.

153 D’un point de vue comptable à l’inverse, il demeure un actif circulant. Cf. Dictionnaire comptable et financier, Groupe Revue Fiduciaire, 10e éd., 2010, vis « Stocks et productions en cours ».

154 P. Alamigeon, R. Mulot et E-P. Plagnol, Les investissements des entreprises, PUF et Litec, 1958, p. 8.

155 J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, PUF, 2004, n° 724.

156 E. Meiller, « L’universalité de fait », art. préc., n° 25 et n°s 28 et s.

157 F. Zenati, « Universalités », RTD civ. 1999, p. 422 ; contra, contestant l’analyse classique en termes de subrogation, E. Meiller, « L’universalité de fait », art. préc., n° 11.

158 Sur l’abus dans la rupture d’un contrat de concession à durée indéterminée, v. infra, n°s 251 et s. Et, plus spécifiquement, sur la prise en compte des stocks dans la détermination du montant de l’indemnité due en cas de rupture abusive d’un tel contrat, v. Ph. Le Tourneau, Les contrats de concession, Litec, 2003, n°s 180 et 181.

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