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La disqualification des actes exclusivement susceptibles d’empêcher un appauvrissement

Dans le document L'investissement (étude juridique) (Page 129-133)

UNE POSSIBILITÉ D’ENRICHISSEMENT

LA QUALIFICATION D’INVESTISSEMENT IMPLIQUE UNE POSSIBILITÉ D’ENRICHISSEMENT

B. La disqualification des actes exclusivement susceptibles d’empêcher un appauvrissement

118. Significationattribuéeaumot« enrichissement ».Danslelangage co-urant, l’enrichissement se définit comme l’action de « rendre riche ou plus riche »575. Le mot comprend donc une idée d’accroissement : il n’y a « enrichissement » que lorsque la fortune advient ou s’amplifie. À l’inverse, dans le langage juridique, l’ac-croissement ne relève pas de l’essence du mot puisque ce dernier désigne également la situation où une économie est réalisée576. La raison de cette conception particu-lièrement large de l’enrichissement tient au fait que le mot a acquis sa juridicité à la faveur du développement de la théorie jurisprudentielle de l’enrichissement sans cause577. L’élargissement progressif du champ de cette théorie à des situations où l’enrichi ne faisait en réalité qu’éviter une dépense a sans doute concomitamment conduit à l’élargissement de la notion même d’enrichissement.

L’« enrichissement » dont il est question dans l’investissement est au con-traire plus conforme à son sens commun : il ne recouvre ni les mécanismes destinés à empêcher un appauvrissement potentiel ni les mécanismes destinés à limiter un appauvrissement certain. En d’autres termes, il exclut tout à la fois l’assurance (1) et la recherche d’une économie (2).

1. Investissement et assurance

119. Assuranceetqualificationd’investissement.Investissementet assuran-ce peuvent-ils se rejoindre ? Ce qui est assuran-certain, c’est qu’un investissement peut être assuré. C’est précisément la fonction de l’Agence multilatérale de garantie des investissements créée en 1985 par la Banque mondiale578. Il s’agit en l’occurrence d’assurer les investissements internationaux contre les risques politiques579. À une moindre échelle, l’artisan ou l’industriel qui s’adresse à un assureur pour garantir ses machines contre le risque d’incendie ou d’inondation met également en rapport

573 V. supra, n° 107.

574 V. supra, n° 80.

575 Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., 2005, vo « Enrichir ».

576 V. G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 10e éd., 2014, vo « Enrichissement » ; – adde, A. Viandier, La notion d’associé, LGDJ, 1978, préf. F. Terré, n° 50 et la note 222.

577 Cass. req., 15 juin 1892 (Boudier), DP 1892, I, 596.

578 Convention de Séoul, 11 oct. 1985, « portant création de l’agence multilatérale de garantie des inves-tissements » ; sur laquelle, v. J. Touscoz, « L’agence multilatérale de garantie des invesinves-tissements », DPCI 1987, p. 311.

investissement et assurance. Peut-il alors y avoir, non plus juxtaposition, mais super-position des deux qualifications ? Autrement dit, l’assurance peut-elle constituer dans certaines circonstances un investissement ?

La question peut paraître extravagante. Elle se pose néanmoins en raison du fait que, dans l’investissement comme dans l’assurance, il existe une mise initiale et une incertitude sur le résultat de cette mise. De plus, pour peu qu’on retienne une conception large de l’enrichissement, la garantie contre un appauvrissement poten-tiel apparaîtrait comme un possible enrichissement. On s’aperçoit toutefois assez vite que l’inclusion de l’assurance dans la notion d’investissement comporterait un effet dilutif particulièrement important. En outre, la personne qui s’assure ne prend aucun risque mais cherche à se soustraire au risque. Enfin, tout comme on le verra ausujetdela spéculation ou des obligations à terme, l’assurance bénéficie d’un corps de règles autonome auquel il n’est pas nécessaire d’adjoindre le régime de protection de l’investissement. Par conséquent, il apparaît que l’assurance – porterait-elle sur un investissement – ne peut en elle-même être qualifiée d’investissement. Une observation identique peut être faite au sujet de la recherche d’une économie.

2. Investissement et recherche d’une économie

120. Recherche d’une économie et qualification de société.

Antérieure-ment à sa modification en 1978, l’article 1832 du Code civil prévoyait que « [l]a société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en ré-sulter ». En dépit de cette rédaction, qui pouvait donner à penser que la qualification de société supposait la recherche d’une rémunération pécuniaire, Troplong consi-dérait que la recherche d’un avantage appréciable en argent suffisait. Il évoque ainsi l’exemple d’habitants d’une ville qui, souhaitant jouir des plaisirs de la promenade, acquièrent en commun un jardin paysagiste. À ce propos, il note que « [b]ien que cet immeuble ne soit pas possédé dans la vue d’en tirer un revenu pécuniaire, bien qu’il puisse même entraîner des charges pour son entretien et qu’il ne soit qu’un objet voluptuaire, les associés y trouvent cependant un avantage appréciable en argent. Car le droit de se promener dans un lieu agréable se paie quelquefois très cher… Ce contrat est donc une société »580.

Par la suite, cette analyse fut clairement démentie par la Cour de cassation qui, dans son fameux arrêt Caisse rurale de Manigot, indiqua que « l’expression “bénéfices”… s’entend d’un gain pécuniaire ou d’un gain matériel qui ajouterait à la fortune des associés »581. En l’occurrence, la coopérative de Manigot devait par conséquent être qualifiée d’association, et non de société, puisque son objet était exclusivement le prêt d’argent à faible taux d’intérêt au profit de ses adhérents. La Cour de cassation retenait ainsi une conception stricte de la notion de « bénéfices » en excluant les économies de son champ d’application. Néanmoins, dans les années qui suivirent, la tendance jurisprudentielle fut plutôt à l’élargissement de la

580 R. Troplong, Du contrat de société, t. 1, C. Hingray, 1843, n° 13.

notion582. Puis intervint la réforme du 4 janvier 1978 qui introduisit la rédaction ac-tuelle du premier alinéa de l’article 1832 : « [l]a société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de

l’économie qui pourra en résulter »583.

Désormais, la recherche exclusive d’une économie n’est donc plus un obsta-cle à la qualification de société, comme l’a d’ailleurs montré un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 10 mai 1995, dans une affaire où les faits présentaient une ressemblance étonnante avec ceux que décrivait Troplong dans son exemple, cent cinquante ans auparavant. En l’espèce, une vaste copropriété de deux cent cinquante pavillons avait été édifiée au Châtelet-en-Brie. Originalité du lotissement, il com-prenait un ensemble d’aménagements à usage de sports et de loisirs tels qu’une pis-cine, des courts de tennis, un golf miniature, des terrains de volley-ball, de basket-ball et de boules et un espace omnisport. Ces aménagements avaient été financéset étaiententretenusparl’intermédiaired’unesociété civile immobilière dont le règle-ment de copropriété imposait à tous les copropriétaires la détention d’une part. Le litige est né du fait que, quelques années après la livraison des pavillons, un certain nombre de copropriétaires ont souhaité se soustraire à l’obligation annuelle de coti-sation à la société civile immobilière, notamment parce que leur âge leur interdisait de profiter des installations. Ils ont donc assigné la société civile en annulation en faisant notamment valoir que cette dernière n’avait pas pour vocation de réaliser des bénéfices. Et sur ce point, leur demande est rejetée au motif que « l’objectif princi-pal de [la société civile]… est de faire profiter les associés d’une économie dans le fonctionnement des installations dont s’agit ;… [D]ans ces conditions, l’absence de bénéfices n’entache pas de nullité, voire d’inexistence, le contrat de société »584. De la sorte, en dépit de l’« objet voluptuaire » des installations, pour reprendre l’expression de Troplong, le contrat de société était parfaitement valable.

121. Recherche d’une économie et qualification d’investissement. La

proximité de la notion de société par rapport à celle d’investissement impose-t-elle une extension de la solution de l’une au bénéfice de l’autre ? À première vue, rien ne s’y oppose parce que l’effet sur le patrimoine de l’évitement d’une perte et de la réalisation d’un gain est identique. Et, de fait, la tendance jurisprudentielle est à

582 V. F. Terré, « La distinction de la société et de l’association en droit français », in Mélanges R. Secrétan, Université de Lauzanne, 1964, p. 325, spéc. p. 7 et s. ; A. Viandier, La notion d’associé, op. cit., n°s 40 et s.

583 L. n° 78-9, 4 janv. 1978, « modifiant le titre IX du livre III du Code civil », JO 5 janv. 1978, art. 1er. Pour une critique de l’adjonction de la référence à l’économie, v. Y. Guyon, « La distinction des sociétés et des associations depuis la loi du 4 janvier 1978 », in Études P. Kayser, PUAM, 1979, t. 1, p. 483, n°s

19 et s., lequel note en particulier : « on peut se demander si le Nouvel article 1832 ne rompt pas l’unité du concept de société. En effet, la réalisation des bénéfices a un caractère collectif et l’on ne passe au niveau individuel qu’à l’occasion du partage. Au contraire, la recherche d’une économie a toujours et immédiatement un caractère individuel » (n° 25).

584 CA Paris, 23e ch. A, 10 mai 1995, JurisData n° 022805 ; JCP G 1995, I, 3885, n° 1, obs. J.-J. Caussain et A. Viandier ; Defrénois 1995, p. 954, obs. P. Le Cannu. L’arrêt accueille en revanche favorablement la demande d’autorisation de retrait mais cette dernière solution lui vaut la censure. Cf. Cass. com., 8 juill. 1998, n° 96-20.583, Bull. civ. III, n° 162 ; Bull. Joly 1998, p. 1179, obs. F.-X. Lucas.

l’assimilation de la perte évitée au gain réalisé. Ainsi, dans le cadre de l’action de in

rem verso, la Cour de cassation envisage la notion d’« enrichissement » comme tout

« avantage [appréciable en argent] »585, de sorte qu’elle y rattache l’évitement d’une dépense586. Dans le même esprit, en matière de manquement d’initié, la Cour de cassation définit les « profits », au sens de l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier, comme des « avantages économiques »587, en y intégrant par conséquent les pertes évitées. En pratique, cela signifie donc que la sanction prononcée contre l’auteur d’un manquement d’initié peut être égale au décuple, non pas seulement du gain réalisé, mais également de la perte évitée588.

Toutefois, aucune raison ne justifierait de manière convaincante que l’évite-ment actuel d’un appauvrissel’évite-ment certain permette la qualification d’investissel’évite-ment alors que la prévention d’un appauvrissement incertain par le mécanisme de l’assu-rance ne permettrait pas cette qualification. En outre – rompant un instant le dérou-lement naturel de ces développements et anticipant quelque peu sur les enseigne-ments à venir –, on notera que l’investissement se définit par référence au fondement de l’enrichissement qu’il offre : l’exploitation de la valeur engagée589. Or, on peut éprouver quelques difficultés à envisager une situation dans laquelle une économie serait liée aux résultats d’une exploitation. En effet, l’économie se dégage générale-ment de la simple mise en commun, sans que son résultat dépende en rien de l’exploitation de la chose ainsi partagée. La seule recherche d’une économie paraît donc incompatible avec la nature de l’aléa propre à l’investissement.

Même si l’affirmation peut d’abord étonner, elle n’a en définitive rien d’in-vraisemblable. Il suffit à cet égard de se référer aux faits de l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt précité de la cour d’appel de Paris pour s’en persuader. Car chacun voit bien que l’acquisition d’une part de la société civile n’était que le complément nécessaire de l’acquisition d’un pavillon dans la copropriété. Il ne serait d’ailleurs venu à l’idée de personne de qualifier cette acquisition d’« investissement » si les installations sportives avaient été gérées, non pas par une société civile, mais par une association. Par conséquent, contrairement à ce qui prévaut pour la qualification de société, la recherche d’une économie ne semble pas à elle seule de nature à permettre la qualification d’investissement.

585 Cass. 1re civ., 25 janv. 1965, n° 63-13.531, Bull. civ. I, n° 67, D. 1965, somm. p. 61. C’est la doctrine qui précise « appréciable en argent ». V. par ex., B. Fages, Droit des obligations, Lextenso, 5e éd., 2015, n° 452 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Les obligations, Lextenso, 7e éd., 2015, n° 1063.

586 Cass. 1re civ., 19 mai 1969, Bull. civ. I, n° 187 ; Cass. com., 9 mai 1985, n° 84-10.684, Bull. civ. IV, n° 141 ; Cass. 1re civ., 13 juill. 2004, n° 01-03.608, Bull. civ. I, n° 208, RTD civ. 2005, p. 120, obs. J. Mestre et B. Fages ; CA Aix, 1e ch. A, 25 janv. 2005, JurisData n° 267358.

587 Cass. com., 8 févr. 2011, n° 10-10.965, Bull. civ. IV, n° 17 ; Bull. Joly Bourse 2011, p. 360, note N. Rontchevsky ; Dr. & Patr., n° 213, 2012, p. 117, obs. A.-C. Muller ; RLDA, n° 59, 2011, p. 27, note B. Quentin et F. Denis.

588 V. égal., associant le gain manqué et la perte réalisée, C. civ., art. 1149, dans sa rédaction antérieure au 1e octobre 2016, et C. civ., art. 1231-2, dans sa rédaction issue de cette ordonnance : « Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé… ». Cf. Y. Guyon, « La distinction des sociétés et des associations… », art. préc., n° 20. V. égal., sur ce point, F. Terré, « La distinction de la société et de l’association… », art. préc., p. 330, qui évoque la « profonde parenté » entre l’évitement d’une perte et la réalisation d’un gain.

On le constate, la possibilité d’un enrichissement – entendue au sens strict – apparaît nécessaire à la qualification d’investissement. Cette référence à un élément purement objectif pose néanmoins la question de l’influence éventuelle de la volonté sur la qualification.

II. L’influence de la volonté sur la qualification

122. Le rôle de la volonté dans la qualification d’investissement. La

vo-lonté individuelle tient-elle une place quelconque dans la qualification d’investisse-ment590 ? La lecture des développements qui précèdent pourrait en faire douter dès lors que c’est la seule aptitude ou inaptitude objective d’une dépense à offrir un enrichissement qui avait fondé la disqualification de certaines opérations en tant qu’investissements. Seulement, la considération pour la seule possibilité d’enrichis-sement est en réalité insuffisante (A), ce qui se traduit par la nécessité de s’intéresser également à la volonté d’enrichissement (B).

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