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L’exigence d’une valeur

Dans le document L'investissement (étude juridique) (Page 92-96)

L’ENGAGEMENT D’UNE VALEUR

L’INVESTISSEMENT PORTE SUR UNE VALEUR

A. L’exigence d’une valeur

71. L’affirmation peut sembler relever de l’évidence : il n’y a pas

d’inves-tissement sans « utilisation de richesses »401. En termes juridiques, sa traduction est l’exigence d’engagement d’une valeur (1). Ce constat établi, on s’interrogera sur l’opportunité de se référer à la notion de « bien » plutôt qu’à celle de « valeur » (2).

1. La nécessité d’une valeur

72. L’annulation des apports dépourvus de valeur en droit des sociétés.

Aux termes de l’article 1832 du Code civil, le critère premier de la qualification de société consiste dans l’existence d’apports. Or, seules sont admises comme apports les choses qui présentent une valeur. Cela transparaît clairement dans la définition que Lyon-Caen et Renault donnaient de l’apport : « [u]n apport, écrivaient-ils, est tout avantage en argent ou susceptible d’être évalué en argent, fait à la société par un associé en retour de la part à lui attribuée dans les bénéfices »402. De même, Thaller écrivait pour sa part : « [i]l faut une mise d’apports en commun : chacun des associés doit, de son côté, constituer une mise susceptible d’évaluation pécuni-aire »403. Mais si ces définitions de l’apport intègrent l’exigence d’une valeur, c’est que les choses dépourvues de valeur ont toujours été considérées comme insuscep-tibles de constituer un apport en société.

La meilleure illustration de l’exigence d’une valeur de l’apport se trouve dans un arrêt rendu par la cour d’appel d’Orléans le 11 juin 1884. En l’occurrence, une société en nom collectif avait été constituée entre deux personnes, l’une s’étant engagée à apporter des brevets d’invention, l’autre à fournir les fonds nécessaires à leur exploitation. Il se révéla par la suite que les brevets apportés étaient périmés et donc dépourvus de valeur. Sur demande du second associé, la cour d’appel prononça alors l’annulation de la société404. Formellement, cette annulation était fondée sur l’erreur mais elle aurait tout aussi bien pu s’expliquer par la fictivité des apports, et

401 J.-L. Vauzanges, « L’investissement et l’entreprise », Revue économique 1956, p. 568, spéc. p. 569.

402 C. Lyon-Caen et L. Renaud, Traité de droit commercial, t. 2, vol. 1, Pichon et Durand-Auzias, 4e éd., 1908, n° 15.

403 E. Thaller, Traité élémentaire de droit commercial, A. Rousseau, 4e éd., 1910, n° 233.

c’est sans doute pourquoi cet arrêt est fréquemment cité dans les développements relatifs à la fictivité des apports405.

On trouve une autre illustration de l’exigence d’un apport possédant une véri-table valeur dans un jugement du tribunal de commerce d’Honfleur406. Cette fois-ci, une demande en nullité avait été formée contre une société à laquelle avait été uniquement apporté un droit au bail grevé d’un nantissement représentant le triple de sa valeur. Le tribunal juge que l’apport était fictif et accueille en conséquence la de-mande. Ainsi, bien que contrairement à la première espèce, la chose apportée pou-vaiticirenfermerunecertainevaleur,letribunal considère que cette valeur était entiè-rement absorbée par la sûreté consentie sur le bien. La chose apportée était donc également sans valeur. L’analyse peut sans doute être contestée, mais l’important est de noter que la décision établit une nouvelle fois l’exigence que la chose apportée possède une valeur.

73. L’absence de prise en compte des apports dépourvus de valeur en droit de l’investissement. En droit de l’investissement, dans la majeure partie des

cas, l’exigence relative à la valeur de l’apport apparaît seulement en creux : elle se déduit de la nature des choses qui sont envisagées comme des apports. Le numéraire, l’équipement, le savoir-faire et la force de travail représentent tous une certaine valeur. En évoquant exclusivement ces éléments dans leurs sentences, les arbitres reconnaissent donc implicitement que seules les choses qui présentent une valeur peuvent être investies.

L’affirmation est toutefois parfaitement explicite dans une sentence

Lesi-Dipenta rendue à propos d’un litige né de la résiliation d’un contrat de marché

pu-blicportant sur la construction d’un barrage. Le tribunal y affirme en effet qu’« [i]l ne peut y avoir d’“investissement” que si une partie fait dans le pays concerné des apports ayant une valeur économique. Sans doute peut-il s’agir au premier chef d’engagements financiers, mais ce serait privilégier une interprétation par trop res-trictive que de ne pas admettre d’autres sacrifices »407. De même, dans une sentence

Romak, rendue sous l’égide de la Cour permanente d’arbitrage, le tribunal indique

que l’existence d’un investissement suppose une contribution, c’est-à-dire « toute affectation de ressources ayant une valeur économique »408. Il en résulte que

405 V.parex.,S.Dana-Démaret,Lecapital social, Litec, 1989, préf. Y. Reinhard, n° 91 ; J.-P. Legros, « Nullité des sociétés - Causes de nullité », J.-Cl. Com., fasc. 1105, 2001, n° 91 ; R. Besnard-Goudet, « Théorie des apports - Notion d’apport en société », J.-Cl. Sociétés, Traité, fasc. 10-10, 2015, n° 38. Pour un arrêt de la même époque directement fondé sur la fictivité des apports, v. Trib. civ. de la Seine, 1re ch., 2 nov. 1910, Journ. sociétés 1911, p. 445.

406 T. com. Honfleur, 20 nov. 1970 ; JCP G 1971, II, 16628, obs. J. Rousseau ; v. égal., dans le même sens, Cass. com., 18 juin 1974, n° 73-10.662, Bull. civ. IV, n° 199, mais sur ce point, l’arrêt est ambigu.

407 Sent. CIRDI, Lesi-Dipenta c. Algérie, 10 janv. 2005, ARB/03/08, § 14 (i) ; Gaz. Pal. 2005, n° 349, p. 19, obs.F.Yala ;RQDI,vol.18,2005, p. 315, obs. J. Fouret et D. Khayat. À rappr., Projet de Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements, 11 sept. 1964, art. 30 : « Aux fins du présent chapitre “investissement” signifie toute contribution en argent ou autres avoirs ayant une valeur économique… » (cf. Documents relatifs à l’origine et à l’élaboration de la Convention, vol. III, CIRDI, 1968, p. 421).

408 Sent. CPA, Romak c. Ouzbékistan, 26 nov. 2009, AA280, § 214 (notre trad.) ; Rev. arb. 2010, p. 639, note S. Lemaire.

l’hésitation n’est pas permise : l’investissement suppose un sacrifice lié à la mise à disposition, voire l’aliénation, d’un élément présentant une certaine valeur.

Ceci étant, cette référence à la valeur – qui renvoie à certaines définitions de la notion de « bien » – conduit immanquablement à s’interroger sur l’opportunité de se référer à la notion de « bien » plutôt qu’à celle de « valeur ».

2. Le choix du terme « valeur »

74. Nécessité d’opter pour le mot « valeur »409. La valeur est souvent pré-sentée en doctrine comme un critère essentiel de la notion de « bien »410. Cette con-ception remonte aux travaux d’Aubry et Rau qui écrivaient : « [l]es éléments dont se compose le patrimoine… se ram[ènent] tous, en qualité de biens, à l’idée commune d’une valeur pécuniaire »411. Josserand y souscrivit en définissant le bien comme une valeur économique412. Cinquante ans plus tard, d’importants auteurs affirmaient également que, dans la caractérisation de l’existence d’un bien, « la nature corpo-relle ou incorpocorpo-relle de la res importe peu, pourvu qu’il y ait res, c’est-à-dire valeur économique, nécessaire à l’intervention juridique »413. Enfin, assez récemment, un auteur proposait encore une définition du bien dont le critère central était la valeur économique.Selonlui,lebien se définirait ainsi comme « une valeur économique, située dans une prérogative juridique quelconque, et consacrée comme telle par le droit objectif »414. La Cour européenne des droits de l’Homme conforte d’ailleurs cette position, pour qui la notion de bien au sens de l’article 1er du premier protocole additionnel « peut recouvrir tant des “biens actuels” que des valeurs patrimo-niales… »415, telle une pension de veuvage416 ou de retraite417.

409 À rappr., à propos de l’apport en société, H. Blaise, L’apport en société, thèse dactyl., Rennes, 1953, n° 3, lequel évoque « l’infinie variété des valeurs économiques qui sont susceptibles d’être l’objet [d’un apport] ». V., retenant également le terme de « valeur », B. Dondero, Les groupements dépourvus de la personnalité juridique en droit privé, PUAM, 2006, préf. H. Le Nabasque, n°s 596 et s.

410 Sur ce critère de définition, v. not. C. Grzegorczyk, « Le concept de bien juridique : l’impossible définition ? », Arch. phil. dr., t. 24, 1979, p. 259, spéc. p. 265 et s. ; V. Mercier, L’apport du droit des valeurs mobilières à la théorie générale du droit des biens, PUAM, 2005, préf. D. Poracchia, n°s 283 et s. ; M. Mignot, « La notion de bien », RRJ 2006, p. 1805, n°s 9 et s. ; P. Berlioz, La notion de bien, LGDJ, 2007, préf. L. Aynès, n°s 473 et s..

411 C. Aubry et C. Rau, Cours de droit civil français, T. IX, Marchal et Billard, 5e éd., par É. Bartin, 1917, § 575 ; v. égal., § 573.

412 L. Josserand, Cours de droit civil positif français, t. I, Sirey, 3e éd., 1938, n° 1317.

413 J.-M. Mousseron, J. Raynard et T. Revet, « De la propriété comme modèle », in Mélanges A. Colomer, Litec, 1993, p. 281, n° 14 ; adde, J.-M. Mousseron, « Valeurs, biens, droits », in Mélanges A. Breton et F. Derrida, Dalloz, 1991, p. 277, n° 7.

414 M. Mignot, « La notion de bien », art. préc., n°s 8 et n°s 12 et 13.

415 CEDH, gde ch., 28 sept. 2004, Kopecky c. Slovaquie, n° 44912/98, § 35 ; JCP G 2005, I, 103, n° 18, obs. F. Sudre.

416 CEDH, 4e sect., 11 juin 2002, Willis c. Royaume-Uni, n° 36042/97, § 36 ; JCP G 2002, I, 157, n° 22, obs. F. Sudre.

417 CEDH, 4e sect., 15 sept. 2009, Moskal c. Pologne, n° 10373/05, § 46, JCP G 2009, 337, n° 1, obs. H. Périnet-Marquet ; CEDH, 2e sect., 4 févr. 2014, Mottola c. Italie, n° 29932/07, § 44 ; JCP G 2014, 247, obs. K. Blay-Grabarczyk.

En dépit de ce qui précède, deux raisons conduisent à faire directement réfé-rence à la valeur, et non au bien. D’abord, il existe aujourd’hui des biens – tels les terrains pollués ou les entreprises en difficulté – dont la valeur apparaît négative en raison des charges ou du passif qui les grève418. Or, personne ne songerait à dire que la pollution d’un terrain ou le passif d’une société viennent les soustraire à la quali-fication de biens419. Il convient donc au minimum de reconnaître que la définition du bien comme valeur ou comme élément de richesse prête à discussion420. Corré-lativement, le lien entre la notion d’investissement et la notion de bien paraît quelque peu remis en cause : certains biens ne sauraient être « investis ».

En outre, quoique l’extension de la notion de bien soit considérable421, cer-taines choses sont susceptibles d’être investies alors que leur qualité de biens est incertaine. C’est particulièrement le cas de la force de travail dont – en raison de son caractère éminemment personnel –, il paraît difficile d’affirmer qu’elle peut être l’objet d’une propriété ou d’une quasi-propriété. Car, comme l’écrit un auteur, « on ne peut être propriétaire des aspects de soi-même, de sa propre personne, qui n’en sont pas matériellement détachables »422. Ne pouvant être appropriée423, la force de travail ne saurait être qualifiée de bien424. L’existence d’apports en industrie établit donc que l’investissement ne se limite pas à l’apport d’un bien.

Il ressort de ces développements que la notion de « bien » est trop étroite et qu’il est préférable de retenir le terme de « valeur » : l’investissement suppose l’apport d’une valeur. Ce constat n’épuise cependant pas la question de la valeur. Au contraire, il conduit logiquement à se poser la question suivante : l’importance de la valeur apportée joue-t-elle un rôle dans la qualification d’investissement ? Comme on va le voir, la réponse est négative.

418 Cf. D. Chilstein, « Les biens à valeur vénale négative », RTD civ. 2006, p. 663, n° 2.

419 Ibid., n° 19.

420 Ibid., n°s 31 et s.

421 Outre les nouvelles formes de biens, une somme d’argent (Cf. P. Berlioz, La notion de bien, op. cit., n°s 954 et s.) ou une créance (v. par ex., H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, t. 2, vol. 2, 8e éd., par F. Chabas, Montchrestien, 1994, n° 1301 ; M. Fabre-Magnan, « Propriété, patrimoine et lien social », RTD civ. 1997, p. 583, n° 24) sont fréquemment considérées comme des biens par la doctrine contemporaine.

422 M. Fabre-Magnan, « Propriété, patrimoine et lien social », art. préc., n° 12.

423 Un relatif consensus semble exister en doctrine sur une définition du bien comme une chose objet de propriété (v. not. Avant-projet de réforme du droit des biens, 2009, art. 520, consultable en ligne sur le site internet de l’association Henri Capitant : www.henricapitant.org). À cet égard, il est significatif de re-leverqu’unauteur, qui a pourtant proposé une définition reNouvelée du bien à travers le critère de la sai-sissabilité, a malgré tout conservé le critère de l’appropriation dans sa définition (v. P. Berlioz, La notion de bien, op. cit., not. n° 1716 : « le bien doit être défini comme une chose appropriée et saisissable »).

424 V. en ce sens, M. Fabre-Magnan, « Propriété, patrimoine et lien social », art. préc., n° 12 et note 57 ; G. Cornu, Les biens, Montchrestien, 13e éd., 2007, n° 7 ; P. Berlioz, La notion de bien, op. cit., n°s 709 et s. ; Ph. Le Tourneau, Responsabilité des vendeurs et des fabricants, Dalloz, 5e éd., 2015, n° 12.15 ; contra, T. Revet, La force de travail, Litec, 1992, préf. F. Zenati, n°s 346 et s., n° 587 ; « Les nouveaux biens », Trav. Ass. H. Capitant, t. 53, 2006, p. 271, n° 13 ; auquel il convient d’ajouter en droit pénal, Cass. crim., 19 juin 2013, n° 12-83.031, Bull. crim., n° 145 ; Gaz. pal. 2013, n° 288, p. 36, obs. E. Dreyer ; RDC 2013, p. 1479, obs. R. Ollard, arrêt qui admet d’envisager le détournement par un salarié de son temps de travail comme un abus de confiance, autrement dit comme le détournement d’un bien. La pérennité de la solution est toutefois loin d’être certaine tant la critique de l’arrêt a été unanime (v. not. obs. préc.).

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