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L’existence d’investissements dépourvus de contrepartie

Dans le document L'investissement (étude juridique) (Page 80-85)

L’ACQUISITION D’UN BIEN

L’INVESTISSEMENT NE PREND PAS NÉCESSAIREMENT LA FORME DE L’ACQUISITION D’UN BIEN

B. L’existence d’investissements dépourvus de contrepartie

55. Tout investissement ne se cristallise pas dans un bien. Pour l’établir, on

évoquera deux exemples d’investissements dépourvus de contrepartie : l’investisse-ment de formation (1) et l’investissel’investisse-ment de publicité (2), étant auparavant précisé que si – sur le plan comptable – ces deux éléments ne sont pas immobilisés, cela tient uniquement à l’exigence, propre à la comptabilité, d’un niveau de certitude suffisant concernant les avantages économiques futurs attendus de la ressource357.

1. L’exemple de l’investissement de formation

56. La qualification des dépenses de formation en jurisprudence. Les

dépenses de formation engagées par une entreprise sont dépourvues de contrepartie : elles ne donnent lieu ni à l’acquisition d’un bien matériel ni à l’acquisition d’un bien immatériel.Pour autant,on peutdifficilement contesterqu’ils’agit làd’uneforme d’investissement.Ilarrived’ailleurs que la jurisprudence l’admette elle-même. Ainsi, on peut d’abord relever que, dans une affaire où le salarié d’une compagnie aérienne contestait la validité de la clause de dédit-formation à laquelle il avait consenti en vue d’obtenir le financement d’une formation de pilote de ligne, la cour d’appel de Paris a considéré que la durée de la clause « n’apparai[ssait] pas excessive au regard de l’investissement réalisé par l’entreprise »358. Par ailleurs, lorsque la Cour de Justice de l’Union européenne a admis dans son principe la validité des clauses d’in-demnisation des clubs formateurs en cas de départ prématuré d’un jeune joueur, elle

356 J. Peigné, « La protection des données de l’autorisation de mise sur le marché : entre processus concurrentiel et défense de l’innovation », in Concurrence, santé publique, innovation et médicament, Lextenso, 2010, p. 163, n° 9. Sur la réservation des données scientifiques, v. L. Watrin, Les données scientifiques saisies par le droit, th. dactyl., Aix-Marseille, 2016, n°s 269 et s.

357 V. en ce sens, au sujet des frais de publicité, C. Lopater et alii, Memento Comptable, EFL, 33e éd., 2013, n° 2304-2.

a justifié sa position en indiquant que « les clubs formateurs pourraient être décou-ragés d’investir dans la formation des jeunes joueurs s’ils n’étaient pas susceptibles d’obtenir le remboursement des sommes dépensées à cet effet dans le cas où un joueur conclut, à l’issue de sa formation, un contrat de joueur professionnel avec un autre club »359. Ces deux arrêts seront évoqués plus en détail dans la seconde partie de cette étude360.Ilsuffitdenoterpourlemomentqu’ils établissent assez clairement que, dans l’esprit des juges, la formation de salariés peut constituer un investisse-ment pour l’employeur. Or, cette position est logique. Car, dès lors que l’on admet que l’investissement se définit essentiellement par son objet – le retour sur investis-sement–lesmoyensdel’atteindreperdent de leur importance. De ce point de vue, l’acquisition d’une machine ou le financement de la formation d’un salarié revêtent une nature identique puisque tous deux supposent une dépense et renferment une po-tentialité de revenus futurs. Partant, il est tout à fait justifié de qualifier d’investis-sementlefinancementd’uneformationtout comme on qualifie d’investissement l’ac-quisition d’une machine. Et la remarque vaut également pour les frais de publicité.

2. L’exemple de l’investissement publicitaire

57. La publicité relative à une marque permet d’en stimuler l’essor et,

corré-lativement, d’accroître le chiffre d’affaires de l’entreprise qui en est titulaire. Tout commelesfraisdeformation,lesfraisdepublicitéapparaissentdonccomme un inves-tissementetsonteffectivementenvisagéscommetelparlesjugeseux-mêmes.Deux exemples,quilàencoreserontréexaminéssousunautreangle361,lemontrentbien.

58. Le parasitisme des investissements en droit de la responsabilité civile. Le premier a trait à ce qu’il est convenu d’appeler le « parasitisme ». En bref,

il s’agit d’une construction jurisprudentielle fondée sur l’article 1382 du Code civil en application de laquelle la reproduction de la prestation d’un tiers peut engager la responsabilité de l’imitateur dès lors que la prestation copiée bénéficie d’une notoriété particulière ou qu’elle est le résultat d’investissements importants. Or, dans cette seconde hypothèse, les investissements pris en compte sont très fréquemment des frais de publicité362. Ainsi, dans une affaire qui concernait la reproduction de nombreuses caractéristiques d’un modèle de chaussure de sport de la marque Puma, la cour d’appel a admis l’existence d’un acte de parasitisme en relevant que « la so-ciétéPumaAGjustifiedel’importancedesesinvestissementspublicitaires relative-mentaumodèleencause…étantrelevéen outre que celui-ci figure parmi les fleurons de sa collection de chaussures »363. Et au sujet de la reproduction d’un modèle de bijoux,cette même cour d’appel jugeait récemment dans des termes étonnement

359 CJUE, gde ch., 16 mars 2010, Olympique Lyonnais c. O. Bernard, aff. C-325/08, Rec. I, p. 2177, pt 44 ; D. 2010, p. 1917, obs. F. Buy. Le terme « investissement » est également employé à deux reprises, pts 42 et 44.

360 V. infra, n°s 234 et s.

361 V. infra, n°s 258 et s. et 286 et s.

362 V. not., CA Paris, 4e ch. A, 11 janv. 2006, n° 05/05200, LexisNexis ; CA Paris, 4e ch. A, 29 nov. 2006, n° 06/00321, LexisNexis ; CA Paris, 4e ch. A, 9 mai 2007, n° 06/05543, LexisNexis ; CA Versailles, 12e ch. 1, 18 févr. 2010, JurisData n° 001340 ; CA Paris, Pôle 5, 2e ch., 6 déc. 2013, JurisData n° 029090.

analogues que la société conceptrice du bijou imité « justifie de l’importance de ses investissements publicitaires relatifs aux modèles de la collection Alhambra, dont certains figurent parmi les fleurons de sa collection »364. La jurisprudence relative au parasitisme établit donc que, nonobstant le fait que les dépenses de publicité ne donnent naissance à aucun bien, elles constituent assurément un investissement.

59. La fonction d’investissement en droit de marque. Le second exemple

est relatif au droit des marques. Depuis quelques années, la Cour de Justice déve-loppe une construction jurisprudentielle du droit des marques fondée sur les « fonc-tions » supposées du droit sur la marque365. Cette attribution de fonctions à la marque pourrait évidemment faire penser à la théorie de la relativité des droits de Josserand366. On y retrouve en effet deux caractéristiques essentielles : l’attribution d’une fonction aux droits subjectifs et leur circonscription dans les frontières qu’impose cette fonc-tion. Elle s’en distingue néanmoins dans une assez large mesure car si la théorie de Josserand avait pour objet de borner les droits, c’était dans la perspective d’en tracer les limites subjectives. En d’autres termes, il s’agissait de sanctionner le titulaire d’un droit qui respectait ses limites concrètes, mais le détournait de sa fonction sociale367. La détermination de la fonction d’un droit subjectif était donc une limite a posteriori et non une limite a priori. Elle permettait uniquement de caractériser un éventuel abus du droit368. Techniquement, l’attribution de fonctions au droit des marques est différente puisque ces dernières ne déterminent pas des limites subjectives à ce droit. Elles en limitent directement la portée. Il ne s’agit pas de caractériser un éventuel abus du droit de marque mais de fixer les contours objectifs de ce droit.

Parmi les fonctions qui limitent les contours du droit sur la marque, la Cour de Justice a découvert une fonction d’investissement qui, d’après elle, consiste à employer la marque « pour acquérir ou conserver une réputation susceptible d’attirer et de fidéliser des consommateurs »369. Autrement dit, le tiers qui emploie un signe identique à une marque pour des produits ou services identiques commet un acte de contrefaçon s’il gêne l’emploi de la marque par son titulaire pour obtenir une certaine renommée. La Cour de Justice identifie donc l’investissement aux moyens employés pour acquérir ou conserver cette renommée. Mais ces moyens étant néces-sairement d’ordre financier – car, à défaut, pourquoi parler d’une fonction d’« inves-tissement » ? –, il s’agit sans doute essentiellement des frais de publicité. On répliquera peut-être qu’à côté de la fonction d’investissement, la Cour de Justice a consacré une fonction de publicité, ce qui impliquerait que l’investissement ne re-couvre pas la publicité. Cependant, la Cour admet elle-même l’existence d’un possible « chevauchement » des deux fonctions parce que « l’emploi de la marque

364 CA Paris, 6 déc. 2013, JurisData n° 029090, préc.

365 V. en part., CJCE, 12 nov. 2002, Arsenal Football Club c. M. Reed, aff. C-206/01, Rec. I, p. 10273, pt 51 ; RLDA, n° 56, 2003, p. 15, note D. Poracchia et J.-M. Marmayou ; CJCE, 1re ch., 28 juin 2009, L’Oréal c. Bellure, aff. C-487/07, Rec. I, p. 5185, pt 58 ; JCP G 2009, 180, note L. Marino.

366 L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité, Dalloz, 2e éd., 1939, réimpr. 2006, préf. D. Deroussin.

367 Ibid., n°s 291 et s.

368 Ibid., not. n° 237.

369 CJUE, 1re ch., 22 sept. 2011, Interflora c. Marks & Spencer, aff. C-323/09, Rec. I, p. 8625, pt 60 ; Comm. com. électr. 2011, comm. 112, note C. Caron.

pour acquérir ou conserver une réputation s’effectue non seulement au moyen de la publicité, mais également au moyen de diverses techniques commerciales »370. Par son manque de rigueur, la construction jurisprudentielle fondée sur les fonctions accessoires de la marque crée donc une insécurité juridique propice à sa remise en cause371. Dans notre perspective, son intérêt est néanmoins de confirmer que la publicité peut parfaitement constituer un investissement.

60. Conclusion du chapitre. Il y a quelques années, un auteur écrivait que

« [p]our le gestionnaire, le but d’un investissement est d’obtenir un flux de bénéfices futurs, et seulement accessoirement d’acquérir des actifs corporels ou incorporels qui engendreront ces bénéfices »372. À l’issue de ces premiers développements, on peut affirmer qu’il en va de même pour le juriste. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’en matière juridique l’investissement ne saurait prendre la forme de l’acquisition d’un bien. Car, non seulement l’investissement peut prendre la forme de l’acquisi-tion d’un bien, mais au surplus, la majeure partie des investissements prennent effec-tivement la forme de l’acquisition d’un bien. En outre, la notion d’investissement est largement entendue dans cette situation puisque, d’une part, elle peut porter sur tout type de bien et que, d’autre part, ni l’existence ni l’absence de pouvoir sur l’objet acquis ne s’opposent à la qualification d’investissement.

Cependant, dire que l’investissement peut prendre la forme de l’acquisition d’un bien n’implique pas de définir cette opération par référence à l’acquisition d’un bien. Et de fait, cette position apparaît même erronée dès lors que l’on peut observer des formes d’investissement déconnectées de toute acquisition d’un bien. Il arrive ainsi que, comme dans le crédit-bail, l’investissement porte sur un bien dont on n’ac-quiert pas la propriété, ou du moins pas nécessairement, et en tout cas pas immé-diatement. Parfois, l’investissement ne donne pas même lieu à l’attribution d’un bien. C’est le cas de la recherche et développement, dans laquelle l’existence d’un résultat brevetable est incertaine lorsqu’elle n’est pas purement et simplement exclue. Mais c’est plus encore le cas des dépenses de formation et de la plupart des dépenses de publicité qui ne sauraient se cristalliser dans un bien.

Dès lors qu’il apparaît en définitive que l’investissement ne consiste pas nécessairement en l’acquisition d’un bien, il convient d’abandonner cet élément de définition pour en rechercher un autre. À cet égard, le critère de l’engagement d’une valeur peut sembler plus adapté.

370 Ibid., pt 61.

371 V. Comm. UE, communication COM/2013/0162 final, « Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil rapprochant les législations des États membres sur les marques », consid. 5-1 ; sur cette proposition, v. B. Humblot, « Droits conférés par la marque et projet de directive européenne : faire et défaire… », RLDI, n° 100, 2014, p. 70, spéc. n° 8. Le texte final de la directive n’a pas repris l’idée de supprimer les fonctions accessoires de la marque. Cf. dir. n° 2015/2436, 16 déc. 2015, « rapprochant les législations des États membres sur les marques », JO 23 déc. 2015.

CHAPITRE II

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