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La notion de figure

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 153-157)

FANTASTIQUE, FIGURES, LECTURE

I. Lecture, spectature

I.1. La notion de figure

Jacques Aumont souligne qu’un véritable «nœud de significations» s’est emmêlé autour du mot figure, cette complexité pouvant aider à répondre à la question du sens dans l’image419. L’extrême plasticité et la richesse de la notion s’expliquent par un héritage gréco-latin, dont les variations d’échanges conceptuels viennent de problèmes philologiques, comme le montre l’enquête étymologique d’Eric Auerbach420. Le mot latin figura, qui ne faisait que désigner une forme plastique (la même racine que fingere, figulus, fictor et effigies421), devient en très peu de temps, chez Varron, un terme qui se connote de sens abstrait, désignant les formes grammaticales de la langue et, en même temps, des êtres vivants et des objets. La variété de sens portés par les mots grecs éidos, morphè, skhèma, tupos, plasis422, tous renvoyant à l’idée de forme et/ou d’image, mais avec un champ d’application spécifique, a été importée conceptuellement vers la culture latine, qui ne possède que deux termes, figura et imago. La figura est un objet modelé, un moule, mais qui recouvre en partie la notion de forma, la forme sensible du modèle.

L’imago est la copie de cette forme.

Auerbach montre ensuite que cette extension de la notion de figura va donner naissance, chez les Pères de l’Eglise, à l’interprétation figurative des Écritures. La question de départ, pour Tertullien, Augustin, est : que faire de l’Ancien Testament ?423 Les Évangiles invalident-ils la Bible du peuple juif ? Augustin développe alors la notion de « prophétie en acte » : l’Ancien testament figure, c’est-à-dire annonce, les Évangiles.

Ainsi, Augustin se réfère-t-il au premier épitre aux Corinthiens, dans lequel les Juifs sont

418 Martin Lefebvre, Psycho, op.cit., p.11.

419 Jacques Aumont, A quoi pensent les films?, op.cit., p.160.

420 Eric Auerbach, Figura, Marc-André Bernier (trad.), Paris, Belin, coll. « L’extrшme Мontemporain », 1993.

421 Ibid., p.9.

422 Ibid., p. 12.

423 Ibid., pp. 31-54.

qualifiés de « figures de nous-mêmes »424. L’interprétation figurative établit un rapport entre deux choses, la première n’étant pas seulement autoréférentielle, mais désignant également la seconde qui, de son côté, inclut ou accomplit la première425. La notion de figura va alors progressivement réunir l’invention formelle, la mouvance au sein d’une essence qui se maintient, ou des effets de sens allant de la copie à l’archétype.

L’interprétation figurative est, pendant tout le Moyen Âge, rivale de l’interprétation allégorique, cette dernière étant anhistorique et purement mystique426. L’interprétation figurative procède, au contraire, de soucis contemporains (la rupture entre le christianisme et le judaïsme) et là où les interprétations symboliques et allégoriques font toujours du symbole un signe magique, la figura est d’essence plus séculaire: « la prophétie figurative se rattache à une interprétation immédiate de l’histoire, elle consiste à interpréter un texte, alors que le symbole se présente comme une interprétation immédiate de la vie et, sans doute pour l’essentiel à l’origine, de la nature »427.

Ce que montre donc cette enquête, c’est que la notion a toujours été, d’emblée, chargée de sens pluriels et contradictoires dans la pensée occidentale, mais aussi qu’il existe quelque chose qui est de l’ordre d’un modèle d’interprétation associé à la figure.

Celui-ci est un modèle dynamique, une forme d’exégèse créatrice de sens à partir de la situation de l’exégète, qui tient compte du texte et de l’actualité de celui qui l’interprète.

Aujourd’hui, on peut retrouver la figure sous ces deux aspects ; celui d’objet de l’imaginaire et celui d’interprétation. Les usages sont cependant toujours aussi variés : la figure, dans le langage courant, désigne le visage d’une personne et l’expression idiomatique « faire bonne figure » indique un rapport de dissociation entre l’apparence, en contradiction avec la nature des évènements ou émotions. Une figure est un objet géométrique ; un mouvement de danse, d’acrobatie ou de gymnastique ; un procédé rhétorique comme la métaphore, la synecdoque ; un sens métaphorique opposé à la notion de littéral (un sens figuré).

424 Ibid., p. 55.

425 Ibid., p. 60.

426 Ibid., pp. 61-62.

427 Ibid., p. 65.

Jean-François Lyotard, dans Discours, figure, fait du figural un modèle énergique, une invention de sens nouveaux qui traversent l’irreprésentable, partant du principe que le sens et l’expression sont toujours liés428. Pour Gilles Deleuze, analysant la peinture de Francis Bacon, le figural est un ensemble de forces dynamiques dans le tableau, un champ opératoire : la figure picturale se détache des aplats qui l’environnent, elle est mobile429.

Martin Lefebvre dégage de ces différentes définitions quelques traits communs : la figure a toujours partie liée avec l’idée de forme dans chacun des domaines où elle s’applique : forme de la statue, forme du contenu sémantique, forme du mouvement exécuté. Dès lors, la figure peut venir s’appliquer dans la spectature par son aspect de forme, rencontrant les processus de l’activité de spectature ; forme plastique du film — ses couleurs, ses lignes, l’illusion du mouvement, donc les formes perceptives ; forme narrative, donnée par les processus argumenatif et cognitif ; et enfin, le sens de typos grec : une forme de l’imaginaire, « susceptible de se déployer lors de la rencontre du film et du spectateur, et de marquer (sa mémoire) »430. On voit donc que cette incorporation de la notion de figure dans le cadre de la spectature des films se fait avec l’héritage classique, redécouvert en partie grâce à Auerbach, mais aussi par une considération de la conception de la mémoire des rhétoriciens antiques : pour Aristote, la mémoire de l’orateur crée des images pour se souvenir de son discours, la mémoire et l’imagination faisant partie de la même région de l’âme. La figure est un produit de l’imagination qui vient s’empreindre sur la mémoire.

La figure, dans le cadre des théories de la spectature, est ainsi associée au résultat d’un acte sémiotique et définie ainsi par Martin Lefebvre :

C’est le nom que je donne à ce que le spectateur conserve d’un film ou d’un fragment filmique qui l’a impressionné. La figure n’est pas la propriétéd’un film. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut découvrir en examinant ses photogrammes ou en exécutant sur lui un arrêt sur l’image à l’aide d’un magnétoscope. La figures est un objet mental, une représentation intérieure, qui appartient au spectateur et dont l’émergence repose sur la façon dont ce dernier se laisse

428 Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 2002.

429 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

430 Martin Lefebvre, Psycho, op.cit., p. 115.

impressionner par un film, se l’approprie et l’intègre à sa vie imaginaire et à l’ensemble des systèmes de signes grâce auxquels il interagit avec le monde431.

Plus loin, il précise certaines de ses caractéristiques et affiliations : par exemple, avec le symbole défini selon Umberto Eco comme un signe sans règle sémantique prédéfinie pouvant en fixer la bonne interprétation432. Cependant, la figure n’est pas une propriété du film, elle « n’existe pas dans tel ou tel plan, tel ou tel décor ou aspect de la mise en scène »433, la matérialité lui sert plutôt de support, mais la figure est bien de l’ordre d’une émergence de sens. De la même manière, Tom Conley dans un essai intitulé Hieroglyphs, qualifie certains éléments qui produisent des impressions comme n’appartenant pas totalement à la narration, même si elles peuvent en être inspirées434.

La figure ressemble aussi au punctum de Roland Barthes, en tant qu’il est l’animation éprouvée devant une photographie, ce serait donc une photographie qui laisse une trace, une impression435. Ainsi, au niveau de l’interprétation, on ne peut jamais vraiment approcher, ni même décrire la figure, mais ses traits, « son support et ses traces436». La dimension d’impression génère la figure, l’explique, la fait advenir: si une figure impressionne, c’est parce qu’elle « incarne ce qui n’avait pas trouvé de corps, soit parce qu’elle remplace l’incarnation précédente d’un imaginaire en lui offrant un nouveau corps, soit, enfin, parce qu’elle synthétise en son corps des imaginaires disparates437».

Ceci, cependant, ne cesse de poser des problèmes de méthodologie. Comment cerner la figure ? Fondée sur le partage des impressions, la description des traits et supports de la figure et des séries que celle-ci permet d’activer, cette approche ne se réduit, ni ne se distingue complètement de l’analyse filmique : « [l]e spectateur doit se

431 Ibid., p. 11.

432 Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, cité par Martin Lefebvre, Psycho, op.cit., p. 60.

433 Martin Lefebvre, Psycho, op.cit., p. 117.

434« [I]n this way impressions are produced that belong neither quite to the narrations from which they might be inspired » Tom Conley, Film Hieroglyphs, University of Minnesota Press, 2006, p. viii.

435 Roland Barthes, La Chambre claire, cité par Martin Lefebvre, Psycho, op.cit., p. 63.

436 Martin Lefebvre, Psycho, op.cit., p. 119.

437 Ibid., p. 112.

laisser empreinter par le film, il doit laisser sa mémoire et son imagination faire leur travail et lui offrir les pistes à suivre pour décrire le réseau figural438».

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 153-157)