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Un découpage du réel

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 111-114)

LE CINÉ MA ET L’IMAGINAIRE

I. Le dispositif et l’écran réflecteur

I. 1. Le règne du visible et de la modernité

I. 1.2. Un découpage du réel

Certains discours, chez les écrivains et théoriciens des premiers temps, désignent avec les mots de la fascination ou de la répulsion, de manière bien souvent hyperbolique, ce que l’on a pu désigner avec le langage de la théorie du film ou de la psychanalyse sous les noms d’opérateur, de dispositif. L’un des ancrages particulièrement présents dans les discours sur le cinéma est celui de la visibilité accrue, offerte par une mobilité exceptionnelle de la caméra assimilée à un œil, dont elle est le prolongement métaphorisé par Dziga Vertov:

Notre principe, l’utilisation de la caméra comme un ciné-œil, bien plus parfait que l’œil humain pour explorer le chaos des phénomènes visuels qui emplissent l’espace. Le ciné-œil vit, bouge dans le temps et dans l’espace, il perçoit, fixe les impressions d’une façon tout à fait aussi difficile que l’œil humain. La position du corps au moment de l’observation, les différents aspects d’un phénomène visuel que notre œil perçoit en une seconde, toutes ces contingences ne limitent plus le pouvoir de la caméra qui percevra de plus en plus d’éléments et d’une façon de plus en plus parfaite au fur et à mesure des progrès techniques […] Je suis le ciné-œil. L’œil mécanique.

Machine, je vous montre le monde tel que moi seul peux le voir.305

Cet œil mécanique possède son propre rapport au monde, reconnu par sa capacité à briser les autres rapports qui prédominaient jusqu’alors. La symbiose entre cinéma et modernité se pense par cette emphase mise sur la « machine » générant de la compréhension du monde, de la visibilité exacerbée ou, comme le dit Béla Balàzs, de la

« lisibilité »306 des choses et des hommes. La caméra — l’œil ou la machine selon la diversité de ses appellations — est en tous les cas créditée de ce pouvoir augmenté de voir, de mieux pénétrer les choses et ainsi de créer des modes de visibilité inédits, passant d’abord par cet accès au réel amené par une perception qui « découpe » :

Le plus petit détail, l’objet insignifiant prennent un sens et une vie qui leur appartiennent en propre. Et ce, en dehors de la valeur de signification des images elles-mêmes, en dehors de la pensée qu’elles traduisent, du symbole qu’elles constituent. Par le fait qu’il [l’œil] isole les objets

305 Dziga Vertov, « Kinoks-Révolution », Résolution du Conseil des trois, 10 avril 1923, repris dans Kinoki-Pereverot, Lef n° 3, juin-juillet 1923, Frédéric Verger (trad.), pp.135-136.

306 Béla Balàzs, Der Sichtbare Mensch, oder die Kultur des Films [L’Homme visible, ou la culture des films], Vienne-Leipzig, Deutsch-Osterreich Verlag, 1924, repris dans Daniel Banda et José Moure (éd.), Le cinéma: l’art d’une civilisation 1920-1960, op.cit., p.54.

il leur donne une vie à part qui tend de plus en plus à devenir indépendante et à se détacher du sens ordinaire de ces objets.307

Cette capacité à dévoiler des réalités insoupçonnées par le découpage est l’une des idées majeures des années 1920. La possibilité du grossissement d’un objet ou d’une partie du corps est célébrée par les surréalistes. Pour Philippe Soupault, les variations d’échelle sont ainsi ce qui peut révéler les drames qu’il peut y avoir dans « une serrure, dans une main, dans une goutte d’eau »308.

On sait que c’est avec le développement d’une réflexion sur le montage, dont D.W. Griffith a développé les procédés narratifs, que le cinéma acquiert sa syntaxe propre à raconter des histoires. Cependant, c’est aussi dans la gestion de l’espace de la mise en scène que le cinéma s’affranchit progressivement309.

L’absence de mots, pour Béla Balàzs, ne signifie en rien absence de pensée, bien au contraire : paradoxalement, elle permet la visibilité de la pensée, car le cinéma abolit l’intermédiaire verbal entre la pensée et l’expression. Cette « pensée rendue visible » est, chez le théoricien hongrois, appelée « physiognomie », concept qui tend à s’approcher d’une idée finalement omniprésente dans la modernité littéraire, celle d’une pensée dépourvue des règles de la grammaire. On en trouve ainsi certaines formulations voisines chez Robert Musil, pour qui une logique mentale est à l’œuvre au cinéma, un certain mode de visibilité donné par l’accès direct aux choses et à leurs mouvements310. Ce lien profond entre cinéma et pensée est en premier lieu articulé par Henri Bergson dans

307 Antonin Artaud, « Sorcellerie et cinéma », 1927, catalogue du Festival du film maudit, repris dans ŒuvrОs complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1978, pp.65-66.

308 Philippe Soupault, « Le cinéma USA », in Le Théâtre et Comoedia Illustré, n°26, 15 janvier 1924, repris dans Ecrits de cinéma, 1918-1931, Paris, Plon, 1979, pp.41-47.

309 Henri Diamant-Berger raconte que dans les premiers tournages auxquels il assiste, la mise en scène imite souvent la scénographie théâtrale : les acteurs ont ainsi tendance, lors d’un dialogue intime, à se placer au bord du plateau, comme s’il s’agissait d’une scène. Chaque comédien est au départ responsable de ses costumes et accessoires, il suffit d’une interruption de tournage pour que, le lendemain, on s’aperçoive que telle actrice filmée en robe noire la veille vienne sur le plateau en blanc pour finir la scène. Peu à peu, les scripts naissent de ces contretemps et les réflexes professionnels venus d’un autre univers de jeu vont se dissiper. Voir Henri Diamant-Berger, Il était une fois le cinéma, Paris, Simoen, « L’illusion Н’optique », 1977, p.29.

310 Robert Musil, « Ansätze zu neuer Ästhetik », in Der Neue Merkur n° 8, mars 1925, pp. 1137-54; « Towards a New Aesthetics. Observations on a Dramaturgy of Film», in Precision and Souls, Burton Pike et David S. Luft (trad.), Chicago University Press, 1990, p.200.

Matière et mémoire ; le film repose plus précisément sur une manière d’abduction logique311 définie ainsi par Peirce :

Nous nous trouvons en présence d’une masse de faits. Nous les parcourons. Nous les examinons.

Ils nous donnent l’impression d’un embrouillamini confus, d’une jungle impénétrable. […] Mais voici que tout à coup, alors que nous sommes absorbés à digérer les faits, et nous efforçons d’y mettre de l’ordre, il nous vient à l’esprit que si nous devions admettre pour vrai quelque chose dont nous ignorons qu’il l’est, ces faits s’arrangeraient de façon lumineuse. Telle est l’abduction…312

Le film reposerait sur cette même dynamique mentale inférentielle. La signification est induite par une perception des objets, corps et mouvements, soustraite aux formes du langage. On peut d’ailleurs entendre dans le propos d’Aragon une grande partie des projections esthétiques que les artistes et écrivains peuvent avoir sur l’art et l’écriture. Le premier chapitre de l’essai de Jean Cléder, Entre littérature et cinéma : les affinités électives, est ainsi consacré aux exacerbations de l’idée de visibilité du langage chez les poètes qui précèdent ou accompagnent l’arrivée du cinéma. Les calligrammes d’Apollinaire, la déconstruction syntaxique opérée par les dadaïstes, les recherches autour de la picturalité du signe linguistique chez Mallarmé sont, selon Jean Cléder, l’un des points d’intersction de la littérature et du cinéma, avant même la naissance de ce dernier313.

Chez les formalistes russes (Viktor Chklovski, Vladimir Tynianov, Boris Eichenbaum), le cinéma est à la fois pensé en continuité et en rupture avec les autres arts314. C’est peu à peu le concept de photégénie qui en fera la faktura (la texture, la spécificité)315 singulière, ce qui ressemble au concept de physiognomie de Béla Balàzs.

311 Sur Мe point, voir l’artiМle Нe Mikhail Iampolski, « The logic of an illusion: Notes on the Genalogy of Intellectual Cinema », in Richard Allen and Malcolm Turvey (dir.), Camera obscura, camera lucida; Essays in Honor of Annette Michelson, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2003, pp.5-50.

312 Charles Sanders Peirce, « Septième conférence », dans Pragmatisme et pragmatisme. ŒuvrОs pСТХosopСТquОs, vol. I, traН. Нe l’anglais et éНition établie par C. TierМelin et P. ThibauН, Paris, Cerf, 2002, p. 429 (note a).

313 Jean Cléder, Entre littérature et cinéma : les affinités électives, op.cit., pp.11-31.

314 Voir Les formalistes russes et le cinéma, textes présentés par François Albera, Paris, Nathan Université, 1996.

L’élaboration Н’une pensée sur le cinéma, en essayant de dégager sa spécificité, se fait toujours en comparaison avec les autres arts, que le Мinéma oblige р se reНéfinir. Le Мinéma est Н’aborН envisagé Нepuis la littérature, offrant un contrepoint pour penser les rapports intersémiotiques Ś la reМherМhe Нe l’équivalenМe est р l’œuvre Мheг Chklovski et źiМhenbaum, qui МherМhent Нes équivalents filmiques au mot, р la phrase, р la sвntaxe. Pour Boris źiМhenbaum, М’est la sérialité du cinéma, son syncrétisme qui force le théâtre à renouveler ses ambitions. Les deuxièmes et troisièmes phases Нu formalisme s’intéressent aux genres Мinématographiques, р partir Нu théсtre notamment. Voire en

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