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Deux agencements de la durée

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 133-138)

LE CINÉ MA ET L’IMAGINAIRE

I. Le dispositif et l’écran réflecteur

I. 5. Deux agencements de la durée

Aussi bien le montage disruptif que le plan long peuvent, tour à tour, réaliser l’un des nombreux désirs artistiques de représentation du temps : le premier permet de saisir et d’augmenter la perception rythmée des choses, la vision toujours parcellaire et le détail des évènements ainsi que la surimpression du temps du souvenir et celui du vécu présent, (un déjà-presque-absent), tandis que le plan long réalise celui de faire coïncider le temps du film, le temps du spectateur et le temps du rêve dans un seul souffle, augmentant ainsi la valeur d’un momentum, un évènement vécu comme particulièrement traumatique ou déterminant.

Mais la cohabitation de ces deux types de montage prend de très nombreuses formes, faisant d’eux des agencements de temps et de perception plutôt que des véritables figures autonomes. Ainsi, si un montage du flux est la forme maîtresse des films de Wojciech Has, ceci est fait au prix d’un usage très singulier de la mise en scène : bien souvent, les travellings passent par de multitudes d’objets, segmentant l’espace selon la

369 « Sur le temps », Politique Hebdo, 18 juin 1975. L’article, trouvé à la Cinémathèque Française, ne mentionne pas l’auteur de Мette (longue) Мritique, Мe qui est regrettable au vu Нe sa qualité Н’éМriture. CepenНant, la liste Нes collaborateurs réguliers de Politique Hebdo, hebdomadaire de sensibilités diverses de gauche dont le dernier numéro est paru en 1981, laisse р penser qu’il pourrait s’agir Нe Jérôme Clément, anМien présiНent Нe la Мhaîne franМo-allemande ARTE.

370 Julien Gracq, Lettrines I, Paris, José Corti, 1967, p.46.

manière dont les objets sont agencés. Si le mouvement est souvent continu, la disposition des objets dans le cadre fractionne l’espace, enraye la perception continue de l’espace filmique. Les objets peuvent même « bloquer » la projection du spectateur dans le monde représenté par le film. Les objets peuvent ainsi prendre en charge la coupe absente, dans la perception du spectateur qui note le statut séparé et séparateur des objets, même s’il ne s’agit pas d’une coupe dans le celluloïd.

Dès lors, on voit que ce montage n’est pas si différent dans ses effets produits que ceux, parfois, amenés par le jump cut ; qui semble pourtant lui être antinomique.

Paraissant jouer contre le flux temporel, le jump cut est un geste d’ellipse et d’abréviation qui, selon Jean-Louis Comolli, « exile la figure humaine dans un ‘nouveau monde’

dématérialisé, déréalisé, abstrait »371, par ses procédés stroboscopiques, renvoyant à la machine.

Or, le plan long renvoie à une toute autre forme de déréalisation qu’est l’idée de transparence développée par André Bazin. Son ontologie du réel nous renvoie, en effet, à une idéologie du monde qui serait perçu de manière brute, par une caméra qui enregistre à l’état naturel les choses, sans manipulation dans un « face à face avec le monde »372. La transparence renvoie, encore une fois, à l’idée de fenêtre sur le monde, procédant d’un voile transparent qui capture les choses de la réalité. Comme le rappelle Jean-Louis Comolli, André Bazin s’appuie sur la fenêtre telle qu’elle est conçue par Alberti pour la perspective. Seulement, chez Alberti, ce « voile » se lève non pas sur le monde, mais sur une historia, notion complexe qui ne recouvre ni tout à fait le sujet, ni tout à fait un récit construit. Elle désigne surtout une construction réaliste, supposant tout de même un agencement, s’agissant bien de toute l’idée de la Renaissance visant à élaborer des règles pour saisir la nature. Alors que la fenêtre de Bazin, elle, « semble ne pas dépendre d’un artifice, ne pas procéder d’une fiction, ne pas s’ingérer dans les choses qu’elle accueille, laisser le monde venir à travers elle s’imprimer de lui-même sur la surface sensible de la pellicule »373. Elle ouvre sur un donné, alors que la fenêtre d’Alberti ouvre sur un construit.

371 Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, op.cit., p.97.

372 Ibid., p.27.

373 Ibid., p.24

Jean-Louis Comolli reprend ensuite cette opposition en termes matérialistes, à propos de la caméra, en soulignant que même « seule », la caméra a déjà été réglée, paramétrée par un opérateur. La caméra est anthropomorphique, réglée pour s’adapter à l’œil humain. Les caméras de surveillance, la caméra du film La Région centrale de Michael Snow, exemples auxquels on pourrait rajouter Timecode (Mike Figgis, 2000) dont le mode de filmage ressemble à celui de la TV-réalité, semblent aller vers une suppression des traces d’intervention humaine sur le film, mais c’est cependant bien un regard médiatisé.

Dès lors, on comprend pourquoi le plan-séquence a cristallisé un grand nombre de points de vue, d’enjeux, de tensions. Son usage renvoie, non pas à une seule intention discursive, car le plan-séquence peut signifier beaucoup de choses contradictoires, mais à une réflexion sur le processus pur du mouvement à l’écran. Pour Jean-Louis Comolli, toute cette querelle sur l’appareil de base peut se relire aujourd’hui, avec distance, comme le conflit entre deux conceptions : celle qui prône l’effacement des traces de l’élaboration du film, se donnant comme geste pur, « en-deçà ou au-delà de toute performance, miraculeusement inentamé par la matérialité qui le supporte »374, et l’autre, au contraire, qui fait percevoir son action, exhibe ses mécanismes de production.

On peut aussi lire dans cette tension un autre paradoxe, qui se situe à un autre niveau, celui que nous abordions par la mise en regard du montage disruptif chez Resnais, et d’une esthétique du flux temporel chez Wojciech Has. Ces deux agencements du temps et de l’espace filmique renvoient à la tension entre rupture et continuité qui préside à l’élaboration du mouvement filmique. D’emblée, le film se présente comme le mouvement décomposé par la série de photogrammes, puis recomposé par la bande unique :

Sur le plan matériel, la cinématographie suppose donc, minimalement, la réunion de photographies distinctes que l’on dispose, mécaniquement, sur une bande pelliculaire. Sur le plan conceptuel, on a donc, d’un côté, des photogrammes multiples ; de l’autre, une bande simple. D’un côté, la multiplicité, la pluralité, la diversité ; de l’autre, la singularité, l’unicité, l’unité. Ce qui correspond d’ailleurs au caractère apparemment magique des vues cinématographiques : une série de photographies singulières, les photogrammes, se présentant à l’œil de l’observateur comme si elles n’étaient, en fait, qu’une seule et même photographie qui se serait animée, comme par magie.375

374 Ibid., p.35.

375 André Gaudrault, « Du simple au multiple: le cinéma comme série de séries », Cinémas: revue d'études cinématographiques, vol. 13, n° 1-2, 2002, pp. 34-35.

L’antithèse et la synthèse sont toujours et simultanément présents dans le film : la ré-articulation (synthèse) du mouvement au départ découpé, désarticulé (l’analyse) ne renvoie pas à un état antérieur, celui du mouvement premier. La désarticulation est toujours là, dans le négatif du film : « La synthèse du mouvement réalisée par la projection du film est donc un leurre qui dissimule dans l’impression de réalité l’irréalité profonde de la saisie cinématographique. »376

En réalisant une généalogie du concept de « montage », François Albera377 remarque que dans l’idée de « monter » une horloge, qui serait l’un des premiers sens du mot, la distinction entre un montage articulatoire, qui assemble, et un montage de type automatique, qui laisse faire les choses toutes seules, est déjà présente, et nourrit toute la critique de cinéma par la suite. Une sorte d’exclusion mutuelle apparaîtra entre, d’un côté, les mécaniciens (surtout Eisenstein, mais François Albera associe cela aux physiologistes du début du XXème siècle qui s’intéressent au montage) et les illusionnistes, comme Georges Méliès. Mais ensuite, cette opposition se joue de manière très complexe, que seule une véritable épistémographie du montage, non restreinte au cinéma, permet de comprendre et de situer.

En tous les cas, il est intéressant de se pencher sur les cas particuliers, comme celui de Méliès, duquel on a pu dire qu’il ne croyait pas au montage378, filmant par tableaux de théâtre, visant à effacer le plus possible la coupe (par la surimpression, le fondu, le trucage, tous les procédés illusionnistes d’apparition-disparition). Le fondu enchaîné, selon Jean Douchet, « sert de liant. Il efface le caractère heurté du cut, élimine l’idée de collure. Il feint de supprimer le montage puisque le fondu suggère qu’une image se change, se métamorphose, en une autre à partir d’elle-même. »379

Cette exclusion du champ du montage témoignerait d’une conception restreinte du montage, alors que Méliès, selon François Albera, « joue sur la référence au corps

376 Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, op.cit., pp.50-51.

377 François Albera, « Pour une épistémographie du montage : préalables », art.cit., p.16.

378 François Albera rappelle le refus de considérer les manipulations mélièsiennes comme relevant du montage lors du premier colloque Méliès de Cerisy en 1984 et par la suite. Ibid., p. 27.

379 Jean Douchet, « Les Fantômes de la surimpression », in Cahiers du cinéma n° 465, mars 1993, p.50.

mécanique, dissociable, superposable380». Thématisé, intégré, le montage chez Méliès est aussi indissociable de la surimpression, du calque entre deux images, qui fait retour aujourd’hui avec les processus comme le morphing ou le compositing381. Le régime d’images numériques, avec un principe d’images qui se fondent les unes dans les autres, repose cette question sur le montage : peut-on le considérer comme intégré dans des procédés qui, non pas coupent et se font succéder les images, mais éventuellement les superposent, les amalgament ? Peut-on considérer que le montage est maintenant dissimulé dans des plans d’une longueur et d’une complexité immense (Gravity d’Alfonso Cuarón, 2013, The Revenant d’Alejandro Inarritu, 2015) ? Dès lors, on peut se demander aussi si le « leurre cinématographique » constitué par cette alliance de la synthèse et de l’analyse, n’est pas entièrement révolu, et si le cinéma n’est pas finalement devenu le spectacle avec lequel il luttait depuis ses débuts. Ou bien que cette actualité ne fait que raviver la tension originelle du montage et les conflits entre le leurre cinématographique et le spectacle.

On a vu que chez Wojciech Has, le flux du plan long intègre l’accident de la mise en scène. Les tensions qui se jouent dans le montage sont d’ordre proprement spatial — les écartements et les spatialisations — et font en même temps entrevoir le temps :

« C’est sans doute l’originalité particulière du cinéma que de n’évoquer la durée — au niveau du plan comme à celui du montage— qu’à travers la spatialité prolongée des images. »382 Ici encore, on comprendra alors que le montage et le plan long ne s’opposent pas, ils sont imbriqués l’un dans l’autre, se nourrissent l’un de l’autre pour faire exister un certain sens — et l’expérimentation d’une certaine durée. On pourrait dire aussi que c’est toute la tension temporelle au niveau de la création qui peut être associée à un certain état de la pensée filmique, à savoir les chevauchements entre le découpage et le collage, la préparation et la finition. Dès lors, comment ne pas voir dans cette manière très singulière de créer – un assemblage et une constitution d’images –, qui se joue dans

380 François Albera, « Pour une épistémographie du montage : préalables », art.cit., p.27.

381 Martin Lefebvre et Marc Furstenau, « Digital Editing and Montage : The Vanishing Celluloid and Beyond », Cinémas : Revue d’études cinématographiques, vol. 13. n° 1‑2, 2002, p. 69- 107.

382 Marie-Claire Ropars, « La maМhine Н’éМriture », in Le texte divisé, op.cit., p.76.

une ambiguïté profonde entre amont et aval, un miroir intéressant de l’écriture et de la lecture ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 133-138)