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Le double, la répétition, le revenant

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 187-190)

FANTASTIQUE, FIGURES, LECTURE

II. Le fantastique : opérateur, figures, visibilité

II.2. Indétermination et monstration

II.2.1. Des figures d’excès et d’indétermination

II.2.1.1. Le double, la répétition, le revenant

En étudiant les rapports entre La méprise de Nabokov, Peter Schlemil de Chamisso, Le double de Dostoïevski et Le Horla de Maupassant, Jean Bessière537 constate qu’en-dehors du roman de Dostoïevski, aucune œuvre ne met en scène l’expérience d’un personnage avec son sosie parfait. Cependant, toutes ces œuvres évoquent le double, car elles confrontent le personnage à une altération de son « invariant corporel » : l’ombre perdue (Chamisso), sa propre main qui effectue des gestes à son insu (Maupassant), etc., sont des mises en crise de l’idée d’invariant corporel. Or, cette mise en crise ébranle

536 Max Duperray, « Les avatars du double : dédoublement et duplication dans le récit fantastique », in Le double dans le romantisme anglo-américain, PubliМations Нe la faМulté Нes lettres Нe l’université Нe Clermont-Ferrand II, 1984, p.119.

537 Le double : Chamisso, Dostoïevski, Maupassant, Nabokov, Etudes réunies par Jean Bessière, Paris, Champion, 1995. Ces étuНes sont réalisées en vue Нe la préparation au МonМours Нe l’agrégation Нe lettres moНernes Нe 1995, les œuvres au programme Нe l’épreuve Нe littérature Мomparée étant Peter Schlemihl de Chamisso (Paris, Éditions Corti, 1989) Le Horla de Maupassant (Paris, Livre de Poche, 2000), Le double de Dostoïevski (Paris, Gallimard, 1980) et La méprise de Nabokov (Paris, Gallimard, 1991).

nécessairement la possibilité de récit et conduit le personnage à une « exégèse du sujet538», puisque ce que l’invariant corporel signale, c’est la possibilité de médiation entre le moi et le monde.

Voilà pourquoi le fantastique est tant adapté au cinéma par le biais de la figure du double : le problème de la médiation entre le moi et le monde pose de grands défis à l’adaptateur, car elle touche à la représentation de soi dans le réel. Or, comme nous l’avons mentionné brièvement ci-avant, les marques du fantastique de l’ambigüité sont liées aux modalisateurs, à de fortes marques énonciatives, aux verbes d’apparence.

Précisément, donc, à la médiation entre soi et le réel : comment faire au cinéma ? La différence entre voir et savoir est fondamentale pour développer, dans le projet de François Jost de faire une « narratologie comparée539» du cinéma et de la littérature, en étudiant les différences et ressemblances de ces médias comme deux modes d’appréhension du monde. Dans Jacques le Fataliste, les interruptions concernent souvent le cas d’une vision défectueuse ou d’une dichotomie entre voir et comprendre ou savoir (« J’ai vu…non, vous n’y étiez pas ! »), posant même sous les yeux du lecteur par le biais de métalepses cette lacune de manière ironique :

Lecteur, j’avais oublié de vous peindre le site des trois personnages dont il s’agit ici. Jacques, son maitre et l’hôtesse ; faute de cette attention, vous les avez entendus parler, mais vous ne les avez point vus540.

Modernité romanesque et fantastique possèdent encore une fois un point commun, celui de jouer sur cette scission de manière exacerbée541. Dans le cas des récits fantastiques de double, l’altération de l’invariant corporel perturbe complètement l’adéquation entre le vu et le su, jouant sur les différences entre ocularisation et focalisation542. La question se pose, dès lors, en ce qui concerne la narratologie filmique :

Comment l’image, dans l’impossibilité sémiotique de signifier la personne grammaticale, et privée de critères aussi repérables que ceux de la langue, peut-elle signifier une attitude narrative ?543

538 Paul Ricoeur, « Soi-même comme un autre », quatrième étude, in Temps et récit, Paris, Seuil, 1990.

539 François Jost, L’œТХ-camera : entre film et roman, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987.

540 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maitre, in ŒuvrОs, vol.5, université de Lausanne, 1819, p.351.

541 Żranхois Jost Нonne l’exemple Нu texte Le Mannequin Н’Alain Robbe-Grillet.

542 Ibid., p.20.

543 Idem.

L’illusion et la vérité se côtoient dans Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner544 de James Hogg, par l’alternance de deux versions d’un même récit, bien évidemment contradictoires, l’une effectuée par un chroniqueur prétendument objectif et l’autre par le jeune fanatique Robert, protagoniste de cette histoire de double maléfique.

Les voix narratives sont aussi peu dignes de foi les unes que les autres, jusqu’à James Hogg se mettant en scène lui-même à la fin du roman, dans un troisième niveau d’enchâssement et de mise en abyme qui pousse l’autoréflexivité jusqu’à faire de toutes ces différentes couches de récit des histoires autonomes et authentiques.

Le film de Wojciech Has (Osobisty pamiętnik grzesznika/Journal intime d’un pécheur) se saisit de la question du double pour faire imploser toute certitude sur la véracité de l’histoire de Robert, avec des moyens inverses à ceux du roman. Il n’y a qu’une seule « version » dans le film de Has, celle de Robert. C’est a priori son point de vue qui règne sur l’énonciation filmique. Plusieurs images viennent totalement perturber la constance de l’invariant corporel. Par exemple, une scène dans laquelle le protagoniste regarde à travers une longue vue. Le père de Robert, auparavant dans le film, a déjà regardé à travers cette même longue vue, dans une position et un décor rigoureusement identiques. A ce moment, un halo noir entoure le contrechamp, sur-déterminant son point de vue encadré par un dispositif optique (Figure 4). La répétition des mêmes conditions de la scène, plus tard, font attendre ce même type d’effet. Or, le halo noir censé signifier l’œil de Robert collé à la longue vue disparaît (Figure 5). Ce que cette différence semble indiquer, c’est que la vision appartient de toute évidence à la question du point de vue et de son éventuel dédoublement. L’hypothèse est que tout est subjectivé dans le film Journal intime d’un pécheur et appartient à la conscience de Robert. Là où il fallait noter le passage à un point de vue subjectif en ce qui concernait le père, il devient clairement évident que le cinéaste tient à souligner que ce que voit Robert est déjà intégralement subjectivé : tout ce qu’il voit lui appartient et émane de son propre regard, parce qu’il est pris dans un rapport schizophrénique avec le monde.

544 James Hogg, Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner, with a Detail of Curious Traditionary Facts and Other Evidence, by The Editor, Edimburgh, Longman, 1824.

Pour reprendre les termes de Gilles Thérien sur la construction du personnage comme instance médiatrice au cours de la lecture, on peut dire que le film peut aussi élaborer, par un jeu de miroirs et de points de vue contrariés qui ont souvent à voir avec la figure du double, une suspicion et une instabilité du personnage comme « horizon mental545».

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 187-190)