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CHAPITRE 1 A PPROCHE COMMUNICATIONNELLE ET MUSEOLOGIQUE DES

2. Diffusion et médiation des QSTS : pour une approche

2.2 La muséologie des questions scientifiques et techniques sensibles

questionnements sur l’interprétation de sujets sensibles dans les domaines de l’histoire, c’est, pour les sciences et techniques, le thème de l’environnement qui a contribué à faire émerger ces problématiques dans le champ de la muséologie. Le développement des centres de culture scientifique, technique et industrielle, et l’apparition des expositions dites de « science et

société » ont, dans un second temps, contribué à donner davantage d’ampleur au débat sur le rôle et la place de l’institution muséale dans la médiation de ces questions.

La muséologie d’environnement

C’est à propos des parcours d’interprétation liés à l’environnement que surgit pour la première fois l’emploi de l’expression « hot interpretation » (Uzzell, 1989), ou interprétation sensible. Pour Uzzell, le caractère « chaud » ou « sensible » ne désigne non pas le thème en lui-même, mais la manière de l’interpréter et plus encore de le faire interpréter. Il s’agit ainsi plus d’un mode de médiation que d’une modalité d’existence sociale d’un sujet, comme nous l’avons vu concernant les questions scientifiques et techniques sensibles. Utilisé dans le cadre de recherches sur les pratiques de médiation adaptées aux formes nouvelles de tourisme en lien avec l’environnement, ce concept de « hot interpretation » prône, dans le prolongement de l’approche conceptualisée initialement par Tilden (1957), une médiation basée sur l’émotion et l’expérience personnelle des visiteurs, sur les sentiments et la subjectivité. Uzzell estime que l’approche traditionnelle, consistant à toujours vouloir tendre vers l’objectivité en matière de médiation, est inopérante dans un objectif de transmission d’un message, d’une prise de conscience et de la contribution à une modification de comportement. Ce dernier point est essentiel car il exprime implicitement le postulat fondateur des centres d’interprétation liés à l’environnement : ceux-ci doivent poursuivre un objectif de modification des attitudes et des comportements.

L’apparition de cet objectif lié aux attitudes ou aux valeurs constitue une évolution importante dans l’histoire de la médiation muséale, comme le soulignent également l’ouvrage capital de Davallon, Grandmont et Schiele (1992). Alors que les travaux d’Uzzell relèvent plutôt d’une interrogation des professionnels anglo-saxons de l’interprétation sur la manière la plus adéquate d’agir sur le visiteur, la recherche de Davallon, Grandmont et Schiele élargit ce questionnement et lui donne une portée théorique qui la rend fondamentale pour l’émergence de l’analyse des questions scientifiques et techniques sensibles – appelées alors « sujets chauds » - en muséologie. Les auteurs pointent non seulement un certain nombre de bouleversements pour les logiques de mise en exposition mais aussi pour l’institution muséale elle-même, celle-ci n’ayant pas à l’époque l’habitude de traiter des sujets contemporains pour lesquels une prise de position apparait inévitable. Le changement intervient de fait à un double niveau : celui de l’institution et celui de la médiation.

Davallon, Grandmont et Schiele montrent ainsi comment l’intégration de la thématique de l’environnement au musée fait naitre ce qu’on appelle désormais la « muséologie de point de vue », caractérisée par un dispositif de médiation qui place les visiteurs au centre et instaure avec eux un rapport de communication, visible à travers l’affirmation d’une perspective pour traiter les

thèmes abordés. La nature de la médiation se trouve modifiée par un changement de l’usage du savoir. Celui-ci ne vise plus simplement l’information ou le transfert de connaissances, mais la construction d’un point de vue sur l’information en vue de la formation d’une opinion. On cherche à modifier les attitudes et les imaginaires des visiteurs, considérés comme sujets sociaux, dans une logique nouvelle de responsabilisation. Ce développement du modèle de la responsabilisation, amorcé dans les musées de société et dans les centres d’interprétation avec le sensible comme support d’accès à la connaissance, est primordial. Il fait passer d’une logique de vulgarisation, appelée « pédagogie de la connaissance », à une logique de transformation d’une culture et d’une opinion.

Les interrogations sur le rôle social du musée

En se confrontant pour la première fois au thème de l’environnement, le musée semble ainsi quitter son statut de neutralité, faisant naître l’idée d’un « musée forum » qui participerait au débat sur les sujets controversés. Dans le prolongement des travaux sur la muséologie d’environnement, plusieurs auteurs se sont interrogés sur la capacité effective du musée à se constituer en espace public, c’est-à-dire un espace de négociation et d’affrontement de logiques (Davallon et al., 1992). Rasse (2003) s’est notamment intéressé au musée comme potentiel lieu de débat et de formation d’opinion, dans un idéal qu’il appelle, reprenant les mots de Cameron (1972), le « musée forum ». Le musée comme « forum vivant pour apprendre et débattre »

(Carnes, 1986) serait pour Rasse l’un des trois scénarios possibles de l’évolution du musée contemporain de sciences, aux côtés de la « foire exposition des idéaux de progrès techniques », et du « centre de loisirs sans enjeux ».

Pour plusieurs auteurs, cette évolution du musée liée au développement de la muséologie de point de vue est avant tout le signe de l’évolution du rapport de la science à la société, ou inversement de la société à la science (Schiele, 1998 ; Rasse, 2003). L’évolution des représentations de la science et des techniques s’est traduite, dans la sphère muséale, par le développement des Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (CCSTI) ainsi que des expositions dites de « science et société ». Ainsi, de la même manière que la société s’interroge de plus en plus sur la manière dont l’institution scientifique fonctionne, il s’agirait d’une évolution parallèle du « musée de sciences » vers un « musée sur les sciences » (Davallon, 2003). Alors que pendant longtemps, les logiques de mise en exposition ont été guidées par les collections, l’évolution vers une muséologie de savoir a conduit les institutions muséales à réfléchir à ses objectifs en termes de diffusion de connaissances, à sa relation à la recherche de la vérité, à l’exposition comme source potentielle de construction d’une opinion ainsi qu’à la place accordée au visiteur au sein de ce dispositif (Guichard, 1995; Harris, 1995). L’important n’y serait

plus tant l’explication de concepts scientifiques que « les conditions du développement de ces techniques, l’indépendance et le confort qu’elles nous apportent comme les risques qu’elles nous font courir » (Rasse, 2003 : 112). Il s’agirait ainsi d’une évolution identique à celle connue par l’intégration sociale des sciences, qui tend aujourd’hui à mettre davantage l’accent sur les conséquences sociales des progrès scientifiques que sur les progrès eux-mêmes.

La nécessaire affirmation du rôle social du musée, à travers sa constitution en espace public, semble aujourd’hui communément admise. Elle serait visible dans l’évolution de la muséologie de référence adoptée par les musées de science, avec le dépassement d’une muséologie de savoir en raison de deux facteurs : la remise en cause théorique du modèle de la transmission, et la réorientation pratique de la mission du musée, comme vecteur de sensibilisation plus que de connaissances (Davallon, 2003). Ceci pose in fine la question de la posture et de l’engagement de l’institution muséale dans la médiatisation de questions scientifiques et techniques sensibles, ce qui nous ramène à notre interrogation sur la spécificité de la médiation muséale à cet égard.

Médiatisation des questions sensibles : une spécificité de la médiation muséale ?

La nature et le rôle des musées de science, et plus largement des institutions de diffusion de la culture scientifique et technique, reflètent donc l’état des relations entre science et société, ne serait-ce que parce que le musée fait partie de la société. Il n’est ainsi pas surprenant de constater que les reproches faits aux musées de sciences et techniques soient les mêmes que ceux formulés à l’encontre des sciences et techniques, à savoir une tendance à « gommer » la réalité de la démarche scientifique, caractérisée par le doute et l’expérimentation plutôt que par l’affirmation de vérités objectives.

Il est en effet reproché aux musées de science et de techniques, comme aux autres formes de vulgarisation, de montrer une fausse image de la science, une science qui se résumerait à un corps de connaissances constitué, autrement dit une image statique et non dynamique (Durant, 1993 ; Harris, 1995 ; Bud, 1995). L’institution muséale serait réticente à la présentation de controverses et d’enjeux autres que scientifiques, supposés nuire à l’image de la science, qui serait objective et désintéressée, alors même que le public attendrait une présentation plus réaliste du fonctionnement de l’institution scientifique (Nelkin, 1995 ; Wynne, 2002). Dans ce cas, la diffusion de QSTS, qui concernent précisément la « science en train de se faire », la « science en action », avec ses doutes, ses errements et ses controverses, pourrait-elle modifier la représentation de la science ou de la technique dans le musée ? De quelle manière celui-ci peut-il présenter un savoir instable, soumis à des intérêts divers, porteur de représentations et de valeurs marquées ?

Notre interrogation, qui rejoint indirectement celle de Davallon, Grandmont et Schiele, concerne la spécificité de la médiation muséale au sein de la diffusion des questions scientifiques et techniques sensibles. Compte tenu de leurs caractéristiques et de leur inscription sociale dans un processus de médiatisation complexe, nous nous interrogeons sur les modalités de construction de cet objet au sein de l’exposition.

Les questions qui se posent sont nombreuses. Il y a tout d’abord l’enjeu du point de vue dans l’exposition. Certes, toute action de mise en exposition est elle-même une prise de position (Harris, 1995 ; Davallon, 1999 ; Jacobi, 2005). Mais ceci est sans doute encore accentué dans le cas des QSTS, du fait de leur lien étroit avec les débats sociétaux contemporains et les représentations qu’elles suscitent. Pourtant, on attend toujours du musée « qu’il reflète la vérité communément admise, et non qu’il la cherche » » (Harris, 1995 : 1104) : comment se positionner, dans ce cas, par rapport à des questions sensibles dont l’essence même est de contenir une vérité instable et qui plus est fluctuante selon les acteurs qui s’en saisissent ? Quelle serait la spécificité de l’exposition par rapport à d’autres médias ? Est-ce que, comme le laissent penser Davallon, Grandmont et Schiele, la temporalité différente de l’exposition, moins soumise à l’urgence de l’information, peut permettre de proposer une information plus distanciée ?

Une autre interrogation relève du positionnement de l’institution muséale. Comme le souligne Harris parmi les éléments à retenir lorsque l’on se préoccupe du « traitement de sujets complexes et contestés » (Harris, 1995 : 1109-1110), l’exposition constitue un acte auctorial collectif, sans responsabilité nominative pour les propos, ce qui de fait engage l’ensemble de l’institution. Cette dernière constitue-t-elle un obstacle à la mise en exposition de questions scientifiques et techniques sensibles ? Permet-elle au contraire de légitimer certaines prises de position aux yeux du public ? Nous avons écrit que la publicisation sociale des questions sensibles s’opère par un processus de médiatisation plus que de vulgarisation : dans quelle mesure, l’exposition peut-elle également s’inscrire dans un processus de communication sociale plutôt que de transmission de connaissances ?

Au-delà de ces interrogations, il reste un constat : les questions scientifiques et techniques sensibles sont peu abordées dans les expositions permanentes, un peu plus dans les expositions temporaires, alors même que la communauté de la muséologie des sciences semble unanime sur le rôle social auquel serait voué le musée. Nous pensons qu’une attention plus accrue portée aux modalités discursives et formelles de mise en exposition de telles questions peut nous permettre de mieux comprendre, toujours dans une perspective communicationnelle, les interactions, enjeux et modalités de la médiation de telles questions dans et par l’exposition. L’intégration des questions sensibles aux musées, centres et expositions de sciences et techniques pose deux interrogations centrales, évidemment liées : d’une part celle de l’engagement et de la posture de

médiateur, d’autre part celle de la finalité de la médiation et de l’usage des connaissances scientifique et techniques au vu de cette finalité. Notre ambition est de réinterroger ces constats et nouvelles interrogations à la lumière de quelques études récentes ainsi qu’à celui du développement ultérieur de notre propre travail de recherche.

Nous proposons d’examiner ces interrogations en analysant la mise en exposition d’une question scientifique et technique sensible, à savoir les liens entre alimentation et santé. Nous commencerons pour cela par dresser un portrait de cette question telle qu’elle est socialement construite et appréhendée par différents acteurs, afin de pouvoir observer ensuite l’éventuelle spécificité de la médiation muséale à cet égard, ainsi que les interactions et ajustement suscités par la mise en exposition d’une telle question.

Chapitre 2

Alimentation et Santé

Opérativité de la recherche -

La situation de chercheur en convention CIFRE au sein du Pôle Européen d’Innovation Fruits et Légumes (PEIFL)1 nous a offert l’opportunité de préciser les questions relatives aux enjeux et modalité de mise en exposition des questions scientifiques et techniques sensibles. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, ces dernières mobilisent une pluralité d’acteurs poursuivant des stratégies communicationnelles variées à leur encontre. Le PEIFL étant une institution dont la vocation première est économique, il est intéressant d’étudier l’orientation donnée à un projet culturel de diffusion de la culture scientifique et technique, et en particulier le traitement de sujets sensibles liés aux fruits et légumes. Ce projet, devenu Epicurium, est né d’une conjonction d’intérêts et d’enjeux qui lui confère un positionnement institutionnel très particulier dans le domaine de la culture scientifique et technique. Cela pose question quant à la manière d’opérer la transposition muséographique de sujets dont les enjeux économiques, mais aussi environnement ou de santé publique sont particulièrement prégnants.

1 Le PEIFL a changé de nom en 2013 dans le cadre de l’ouverture de son champ d’activités aux filières de la vigne et des céréales. Il s’appelle aujourd’hui le Pôle Terralia.

L’opérativité et la validité scientifique de la recherche ont cependant nécessité de focaliser ce questionnement sur une thématique en particulier, afin de neutraliser certaines variables et d’élargir le terrain au-delà de l’institution porteuse de la convention CIFRE. Nous nous sommes en effet rapidement aperçu des faiblesses épistémologiques que pourraient rencontrer ce travail de rechercher si nous nous limitions à étudier un projet dans lequel nous étions professionnellement très impliquée. Nous avons donc choisi d’analyser la mise en exposition d’une question scientifique et technique sensible qui serait traitée par le PEIFL au sein d’Epicurium, mais aussi par d’autres institutions muséales.

Notre choix s’est porté sur les liens entre alimentation et santé, une thématique qui revêt toutes les caractéristiques d’une QSTS, et notamment à travers ses multiples dimensions économiques, sociologiques, anthropologiques, politiques, scientifiques, etc. Après avoir présenté les enjeux posés par l’institution hôte de notre recherche, nous élargirons donc la perspective en dressant un état des lieux de cet objet particulièrement prégnant dans la sphère sociale aujourd’hui, à savoir les liens entre alimentation et santé.

1. A

L

ORIGINE DE LA RECHERCHE

:

LA DIFFUSION DE CULTURE