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CHAPITRE 1 A PPROCHE COMMUNICATIONNELLE ET MUSEOLOGIQUE DES

2. Alimentation et Santé, une question scientifique et technique sensible

2.1.1. Les différentes facettes d’une question scientifique et technique sensible

Instabilité des connaissances, prises de position marquées, enjeux politiques et économiques, montée en puissance de l’expertise, mobilisations citoyennes, affrontement de représentations, croyances qui deviennent certitude… les liens entre alimentation et santé comportent aujourd’hui tous les ingrédients d’une question scientifique et technique sensible.

Un savoir instable qui devient certitude

Le constat est venu des Etats-Unis : ces vingt dernières années ont vu une augmentation considérable de cas d’obésité parmi la population et du nombre de décès par maladies

cardiovasculaires et par cancers. Dans un certain nombre de cas, l’alimentation – que ce soit la dégradation nutritionnelle des aliments ou la détérioration des habitudes alimentaires – est mise en cause. Cette évolution s’intègre dans un changement plus global des modes de vie : industrialisation accrue de la production alimentaire, augmentation du taux d’emploi des femmes, perte de repères traditionnels liés à la famille ou à la religion… En France également, la dernière enquête relative à la prévalence de l’obésité et du surpoids dresse le constat d’une augmentation importante ces dernières années4, laissant présager une évolution similaire à celle connue outre-Atlantique.

Un certain nombre d’études scientifiques pointent ainsi les liens épidémiologiques entre le mode d’alimentation et le risque de survenue de pathologies telles que l’obésité, le cancer ou les maladies cardiovasculaires. Cependant, les scientifiques ne s’accordent pas sur les causes de cette situation car ils ne parviennent pas à montrer de relation de cause à effet systématique. Nous avons montré par exemple que, parmi les quatre grandes méta-études publiées depuis 2002 sur les liens entre alimentation et cancer5, aucune ne considère comme dûment prouvée l’incidence de la consommation de fruits et légumes sur la prévention de grandes pathologies comme le cancer (Grison et Jacobi, 2010).

Malgré cela, ces études se concluent invariablement par la recommandation d’une nécessaire augmentation de la consommation de fruits et légumes parmi la population (Grison et Jacobi, 2010). Ceci s’explique par le fait que les auteurs se placent ici, dans le cadre de ces travaux, en tant qu’experts chargés de formuler des recommandations en fonction de l’évaluation d’un rapport entre bénéfices et risques. Ces recommandations sont ensuite traduites en politiques publiques et circulent notamment au travers des guides et messages de prévention, ensuite largement repris par les médias, les publicités et les associations de promotion d’une alimentation saine.

4 ObEpi, Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité (5ème édition). INSERM / TNS HEALTHCARE / ROCHE. 2009.

5 « Alimentation, nutrition et cancer : vérité, hypothèses et idées fausses » - Rédigé par l’unité de surveillance et d’épidémiologie nutritionnelle de l’INVS – Istna/cnam, à la demande de la Direction Générale de la Santé - 2003. « Alimentation, nutrition, activité physique et prévention du cancer, une perspective mondiale : application au contexte français » - Fonds mondial de recherche contre le cancer / Réseau Nacre – 2002.

« Alimentation, nutrition, activité physique et prévention du cancer : une perspective mondiale » - Résumé scientifique du rapport – Fonds mondial de recherche contre le cancer – Novembre 2007. « Les fruits et légumes dans l’alimentation : enjeux et déterminants de la consommation » - Expertise scientifique collective – Synthèse

du rapport d’expertise réalisé par l’INRA à la demande du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche - INRA –

Nous sommes donc ici confrontés à un cas exemplaire de question scientifique et technique sensible, pour laquelle un savoir instable, formulé en termes de recommandations par les experts, devient objet de certitude et de croyance au cours de sa circulation sociale.

Une question de santé publique

Les pouvoirs publics se placent comme acteurs majeurs de l’intervention en matière d’amélioration des pratiques et habitudes alimentaires, illustrant « le gouvernement des corps » évoqué par Fassin et Memmi (2004). Cette attitude visant à inculquer aux individus des contraintes en vue de les transformer en automatismes (Elias, 2002) s’inscrit donc plus largement dans l’histoire des politiques de santé publique, marquées par les tentatives de normer les pratiques sociales. L’enjeu de ces politiques consiste en effet à faire adopter à la population un mode de vie réputé favorable à la prévention de maladies, par recours à différents moyens de communication (Berlivet, 2004).

Dans ce domaine, Berlivet (2004) a observé une évolution importante au cours des trente dernières années, avec trois changements principaux : la priorité accordée aux maladies dites dégénératives, par opposition aux maladies infectieuses ; la généralisation des médias de masse ; la promotion d’une vision « positive » de la santé, visible à travers le basculement sémantique d’ « éducation sanitaire » à « éducation pour la santé ». Ces éléments permettent de comprendre dans quel cadre et dans quel contexte s’inscrit la politique publique en matière d’alimentation aujourd’hui. Cette politique est, depuis 2001, placée sous l’autorité du Plan National Nutrition Santé (PNNS). Cela inclut la mise au point d’un socle de repères et recommandation nutritionnels officiels, l’édition de supports dits « éducatifs », et des tentatives de réglementation du marché des aliments, notamment avec la loi de santé publique d’août 2004. Cette forte implication des pouvoirs publics, d’un point de vue sociétal mais aussi règlementaire, contribue à la sensibilité de cette question donc les enjeux économiques sont également centraux.

Une question aux enjeux économiques

De ce point de vue en effet, la mise en œuvre de la politique réglementaire ne va pas sans heurt, dans un domaine où les enjeux économiques sont cruciaux. Au cours des cinquante dernières années, l’industrialisation de l’alimentation a considérablement accru la sécurité et la qualité des aliments. Mais elle est aussi en partie responsable de la détérioration de la qualité nutritionnelle de l’alimentation parmi la population, notamment par l’utilisation de graisses saturés – moins coûteuses -, de matières raffinées – sucre et céréales notamment -, de sel, de conservateurs et

autres additifs. Or il existe, dans le domaine agroalimentaire, de puissants lobbies qui compliquent l’interventionnisme public et contribuent surtout à opacifier l’adossement scientifique des messages délivrés. Par exemple, l’industrie du sucre publie elle-même ses propres guides d’équilibre alimentaire à l’attention du consommateur, de la même manière que la filière du lait n’est pas pour rien dans la croyance en la nécessité absolue de boire trois verres de lait par jour. De son côté, l’Association Nationale des Industries Agroalimentaires s’oppose farouchement à la surtaxe de produits jugés de mauvaise qualité nutritionnelle, de même qu’à l’affichage, sur les produits, des teneurs en nutriments à limiter – sel, sucres, acides gras saturés. Et pourtant, conscientes d’une certaine attente des consommateurs à l’égard des produits « sains », ces industries profitent du regain d’intérêt nouveau pour les aliments « qui font du bien », grâce à un marketing très largement orienté vers les qualités nutritionnelles des produits. On assiste même avec les alicaments à un basculement complet dans les nouvelles manières de préserver sa santé par l’alimentation, avec un référentiel qui n’est plus celui de l’alimentation, mais des médicaments et du monde médical (Boutaud, 2005).

Ces préoccupations, et leur traduction dans la sémantique propre à la publicité et au marketing, contribuent à brouiller un peu plus les discours contemporains sur les liens entre alimentation et santé. Face à cette dérive, les initiatives citoyennes se multiplient, avec un affrontement sur le terrain des représentations qui deviennent alors un enjeu central.

Mobilisations citoyennes

Ces mutations de la filière alimentaire, qui remontent notamment à la deuxième moitié du XX° siècle, perturbent la relation de la société à ses aliments : ceux-ci, en devenant des marchandises comme les autres, perdent leur enracinement naturel et leur identité, suscitant les « angoisses de la modernité alimentaire » (Fischler, 1990 ; Poulain, 1997 ; Hubert, 2001).

« L’industrialisation des systèmes de production et de distribution distend les relations entre les mangeurs et leurs aliments. (…). Parallèlement à la mondialisation qui le délocalise, l’industrialisation coupe le lien entre l’aliment et la nature. En mordant sur les fonctions sociales de la cuisine, elle déconnecte partiellement le mangeur de son univers bioculturel. » (Poulain, 2005 : 35-36)

En vertu du principe d’incorporation, selon lequel le mangeur s’approprie les qualités de l’aliment en le mangeant (Fischler, 1990), l’aliment industriel provoque une grande anxiété car il prive le

« mangeur » de ses repères traditionnels et symboliques. Ces angoisses, exacerbées lors des crises alimentaires comme celles des « poulets aux hormones » ou de la « vache folle », se manifestent dans la sphère publique par la multiplication de mouvements citoyens de

revendications d’une alimentation de terroir et de qualité, favorable à l’environnement et à la santé, comme le montre par exemple l’approche très manichéenne des défenseurs de produits bio. Elles sont accentuées par la situation d’abondance et de choix, situation entièrement nouvelle du point dans l’histoire de l’alimentation humaine (Hubert, 2001 ; Poulain, 2005).

Ce contexte général engendre la mobilisation d’associations comme Slow Food, Greenpeace ou les Associations de Maintien pour une Agriculture Paysanne (AMAP), qui revendiquent et s’engagent pour une alimentation « de qualité ». Les médias ne sont pas en reste, avec force reportages et documentaires sur les dérives de la production agricole intensive et de la production industrielle des denrées alimentaires.

Le contrôle des représentations sociales

Face à la multiplication des acteurs s’étant emparés de la problématique des rapports entre alimentation et santé, le contrôle des représentations sociales devient un enjeu majeur de l’existence sociale de cette question. Jodelet (1989) décrit la représentation comme « une forme de savoir pratique reliant un sujet à un objet », et de fait les liens entre représentations sociales et comportement sont ténus. La dimension pratique des représentations est essentielle et montre la pertinence de les mobiliser pour appréhender un acte aussi quotidien et concret que l’acte alimentaire. Si l’on préfère spontanément les produits frais aux produits surgelés par exemple, cela est lié à une représentation largement partagée, qui associe le « sain » au « naturel », le

« naturel » étant lui-même corrélé à l’absence d’intervention humaine (Rozin, 2008). Même en sachant que les produits surgelés ont généralement une teneur nutritionnelle équivalente aux produits frais, cette représentation va dominer nos connaissances et guider nos comportements.

La dimension sociale des représentations est également fondamentale puisque c’est la validation collective qui fonde leur légitimité auprès des individus. Cette importance collective de la représentation sociale, et son impact sur les comportements individuels, lui confère un pouvoir que les différents acteurs ont bien compris. Chacun cherche à les modifier, en espérant atteindre ainsi la modification des comportements et elles deviennent ainsi au centre des discours, qu’il s’agisse de communication publique, de communication militante ou de communication publicitaire. Parallèlement à cela, un discours de nature prescriptive et moralisatrice se développe, en opposition justement avec la complexité du raisonnement et des représentations qui sous-tendent l’acte alimentaire. On voit ainsi s’affronter un double niveau de langage, l’un relatif aux représentations et l’autre beaucoup plus rationnel avec le retour d’un modèle selon lequel la diffusion d’une information est censée induire un changement de comportement (Berlivet, 2004).

Ce bref tableau du paysage alimentaire vise à montrer le caractère sensible et complexe de cette question du rapport entre alimentation et santé. Les crises alimentaires réveillent les peurs, les scientifiques tirent la sonnette d’alarme sur des constats tout en divergeant sur les causes, les pouvoirs publics s’en mêlent, les industriels défendent leurs intérêts économiques, les citoyens se mobilisent et investissent le débat et l’action proprement dite… Tous les ingrédients sont ici réunis pour faire des liens entre alimentation et santé une question sensible. Ces enjeux se croisent et s’affrontent dans l’espace public, avec pour conséquence une convergence vers un phénomène de médicalisation de l’alimentation, d’une ampleur inédite jusqu’alors.