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La mission Taylor : objectifs et réalisations

Chapitre 1 : Des relations irrégulières (1783-1939)

IV. La mission Taylor : objectifs et réalisations

IV. i. Des contacts continus grâce à … l’établissement de relations diplomatiques !

Myron Taylor présente ses lettres de créance à Pie XII le 27 février 1940. Il a reçu pour instruction d’œuvrer en faveur de la liberté de culte et de communication, la réduction des armements et le libre commerce entre les nations, ainsi que d’aborder plusieurs sujets d’ordre ecclésiastique (parmi lesquels le cas du père Coughlin et le choix du futur archevêque de Washington, Roosevelt souhaitant faire savoir sa préférence pour Bernard Sheil)116. Taylor rapporte immédiatement après son audience avec Pie XII que « le pape a spontanément et librement offert de collaborer très étroitement avec le Président par mon intermédiaire, ainsi que de permettre un accès quotidien à sa personne, de jour ou de nuit, aussi souvent que souhaité ». Ceci constitue un privilège sans précédent et prendra la forme d’une audience hebdomadaire lorsque Taylor sera à Rome (au grand dam des diplomates d’autres pays qui voyaient le pape beaucoup moins souvent)117. En septembre 1941, il y effectue une deuxième visite. La plupart du temps cependant, Taylor est absent de Rome. Il y retournera en septembre 1942, mais Mussolini se déclare scandalisé par ce qu’il estime être une tentative de déstabilisation de la part du gouvernement américain ; il menace de prendre des mesures de rétorsion radicales en cas de nouvelle visite. Taylor ne retourne donc pas à Rome avant la libération de la ville, en juin 1944, même s’il poursuit ses contacts avec le Saint-Siège par l’intermédiaire du délégué apostolique à Washington.

Le Saint-Siège est inquiet du statut de la représentation personnelle en l’absence de Taylor. Le délégué apostolique, Mgr Amleto Cicognani, prend contact avec le département d’Etat pour évoquer la nomination d’un adjoint permanent de l’envoyé du Président. Sumner Welles recommande au Président de détacher partiellement le diplomate Harold Tittmann de l’ambassade des Etats-Unis à Rome pour qu’il lui serve d’assistant, permettant ainsi d’assurer une certaine continuité dans les rapports avec les responsables du Saint-Siège118. Le Vatican ne souhaitant pas que les Etats-Unis soient représentés par un diplomate accrédité auprès du Quirinal, Tittmann est désigné « assistant du représentant personnel du président des Etats-Unis à Sa Sainteté le pape » et détaché à plein temps. Après l’entrée en guerre de l’Italie contre les Etats-Unis, le 10 décembre 1941, Tittmann s’installe au Vatican. Le 13 décembre,

116 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 264.

117 Conway, “Myron C. Taylor’s Mission to the Vatican, 1940-1950”, p. 88.

118 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 269.

Cicognani informe Sumner Welles que le gouvernement italien est susceptible de s’opposer à la présence d’un Américain derrière les murs du Vatican, à moins qu’il ne se voie conférer un statut diplomatique, soit celui de ministre près le Saint-Siège, soit celui de chargé d’affaires119. Le 16 décembre, Welles écrit à Roosevelt que Hull et lui-même jugent essentielle la présence de Tittmann au Vatican afin qu’il poursuive les contacts avec le Saint-Siège, et recommande donc qu’il soit nommé chargé d’affaires120. Roosevelt se range à son avis. Tittmann conservera ce titre jusqu’à la libération de Rome. Pendant cette période, les Etats-Unis entretiennent donc, dans le plus grand secret, des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ! Pour Graham, cet épisode est encore une fois assez symptomatique des relations avec le Vatican dans la mesure où « nous [les Etats-Unis] recevons beaucoup mais donnons peu en échange121 ».

IV. ii. L’Italie, thème central des conversations

Pour l’historienne Elisa Carrillo, les questions liées au sort de l’Italie ont dominé les échanges entre les Etats-Unis et le Saint-Siège pendant la Seconde Guerre mondiale, questions qu’elle rassemble au sein de trois grandes catégories : l’entrée en guerre de l’Italie, les tentatives pour empêcher le bombardement de Rome et la nature du gouvernement d’après-guerre122.

Une des premières missions de Taylor va être d’empêcher l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Axe. Pie XII est persuadé que Roosevelt est en mesure de convaincre Mussolini de rester neutre. A cette fin, le pape et le président américain vont mener une action parallèle, écrivant séparément au Duce le 24 avril 1940123, initiative vaine car ce dernier entre en guerre le 10 juin 1940. Cependant, Conway juge que cette entreprise conjointe a au moins eu le mérite de développer une forte affinité entre Pie XII et Taylor124.

Une fois l’Italie en guerre, Taylor a pour mission de chercher à en limiter les souffrances (il coordonne notamment certaines initiatives humanitaires, dont l’approvisionnement de Rome), mais une partie considérable des contacts va être consacrée à

119 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 279.

120 Robert A. Graham “The Vatican’s Policy on US Relations”, America, February 28, 1953, p. 592.

121 Graham, “The Vatican’s Policy on US Relations”, p. 592.

122 Elisa A. Carrillo “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, in Peter Kent et John Pollard (dir.), Papal Diplomacy in the Modern Age (Westport, Conn.: Praeger Publishers, 1994), pp. 137-149.

123 Carrillo, “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, p. 138.

124 Conway, “Myron C. Taylor’s Mission to the Vatican, 1940-1950”, p. 89.

essayer de convaincre l’Italie de se retirer, et à débattre de la nature du régime d’après-guerre125.

IV. iii. Le communisme, déjà au cœur des préoccupations du Saint-Siège et des Etats-Unis

Au-delà des questions relatives à l’Italie, Taylor et Tittmann ont aussi pour mission de modérer les réserves du Vatican quant à la Russie communiste et d’éviter toute condamnation publique. L’Administration Roosevelt craint qu’une telle condamnation ne conforte les catholiques américains dans leur position isolationniste (la presse et la majorité des évêques catholiques ne cachent pas leur opposition à l’entrée en guerre des Etats-Unis)126. La rupture du pacte germano-soviétique, le 22 juin 1941, conduit Roosevelt à annoncer immédiatement l’extension du prêt-bail à Moscou, qui fait désormais figure d’allié potentiel, mais l’anticommunisme virulent des catholiques américains risque de compromettre le vote de cette aide ainsi que l’entrée en guerre aux côtés des Soviétiques. En outre, toute critique émanant du pape est susceptible de faire l’objet d’une instrumentalisation sur la scène politique nationale127. L’anticommunisme des catholiques avait été exacerbé par l’encyclique de Pie XI Divini redemptoris de 1937, ce qui conduit le délégué apostolique à constater en septembre 1941 que pour la plupart des catholiques américains, les instructions du pape sont en contradiction avec la politique de leur gouvernement128. Taylor reçoit donc pour mission de retourner à Rome afin d’obtenir du Saint-Siège qu’il tempère son discours antisoviétique.

Le 9 septembre 1941, il insiste auprès du souverain pontife sur les assurances reçues de Moscou quant au respect de la liberté religieuse et sur le fait que le président Roosevelt cherche à obtenir une déclaration en ce sens. Le pape et ses conseillers sont sceptiques au sujet des intentions soviétiques ; les informations qui leur parviennent sur les persécutions religieuses sont sans équivoque. D’autre part, Mgr Domenico Tardini, substitut pour les affaires courantes et responsable à ce titre des Affaires étrangères, déclare à Taylor en septembre 1941 que « dans l’année qui suivra la fin de la guerre, le communisme sera le nouvel ennemi et se révèlera plus dangereux encore qu’Hitler129 ».

Cependant, afin d’éviter de susciter des divisions parmi les catholiques américains, Pie XII demande au délégué apostolique de diffuser une interprétation plus modérée de

125 Carrillo, “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, p. 146.

126 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 273.

127 Graham, Vatican diplomacy: a Study of Church and State on the International Plane, p. 347.

128 Conway, “Myron C. Taylor’s Mission to the Vatican, 1940-1950”, p. 90.

129 Carrillo, “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, p. 147.

l’encyclique de 1937, interprétation qui distingue les erreurs doctrinales du communisme — qui sont condamnables — du soutien légitime à apporter au peuple russe pendant l’épreuve qu’elle traverse. Cette clarification prendra la forme d’une lettre pastorale de Mgr John McNicholas, évêque connu pour être proche du Saint-Siège, mais non du gouvernement130.

Plus généralement, les Etats-Unis se montrent soucieux de connaître la position de Pie XII sur le conflit opposant l’Axe à l’URSS. Tittmann conseille à plusieurs reprises au pape d’éviter tout geste pouvant être interprété comme favorable aux puissances de l’Axe.

L’offensive allemande contre l’URSS place en effet les Etats-Unis et le Vatican dans une position lourde de malentendus potentiels, l’Allemagne et l’Italie s’attendant à ce que Pie XII leur apporte son soutien contre la puissance communiste athée.

A son retour à Rome en juin 1944, la première tâche de Myron Taylor est de dissuader le Vatican de défendre l’idée d’une paix négociée avec les Allemands et de promouvoir auprès du pontife la poursuite de la coopération avec la Russie. Pour sa part, le pape craint que le chaos de l’après-guerre ne fasse passer l’Italie, voire l’Europe toute entière, sous la coupe des communistes, ce qui devient le thème central de ses audiences avec les représentants américains. Tittmann cherche à rassurer Pie XII. Dans une lettre du 5 février 1944 il lui écrit que « la théorie parfois exprimée par des responsables des pays neutres ou des pays de l’Axe selon laquelle cette guerre va se terminer par une guerre contre le communisme est une théorie à laquelle le gouvernement américain ne souscrit pas131 », ce qui n’empêche pas le pape de ressentir une vive préoccupation lors de l’entrée au gouvernement à Rome de membres du Parti communiste italien. Le Vatican se montre tout de même tranquillisé par la volonté affichée par les Etats-Unis de rester présents en Europe après la victoire et de s’engager au sein d’une association qui remplacerait la Société des Nations, ce qui coïncide avec les idéaux défendus par le Saint-Siège132.

IV. iv. Une relation non exempte de tensions

Malgré de nombreuses préoccupations communes, les relations sont marquées par certaines tensions, reflets de deux conceptions différentes de la diplomatie et de la position très particulière du Saint-Siège sur la scène internationale, ainsi que de l’aversion de l’Eglise pour le communisme. Pie XII se montre notamment très réticent quant à l’exigence des Alliés

130 Conway, “Myron C. Taylor’s Mission to the Vatican, 1940-1950”, p. 90.

131 Carrillo, “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, p. 148.

132 Conway, “Myron C. Taylor’s Mission to the Vatican, 1940-1950”, p. 98.

d’une reddition inconditionnelle de l’Axe ; il se souvient des conséquences dramatiques du traité de Versailles et craint cette fois-ci que le communisme ne s’installe dans les sociétés affaiblies qui émergeraient en cas de règlement humiliant du conflit pour leur pays.

La neutralité du Vatican va être source de plusieurs malentendus. L’établissement de relations diplomatiques avec Tokyo, en février 1942, en est un exemple. A l’annonce de cette décision, les Etats-Unis, par la voix de Cordell Hull, protestent auprès du délégué apostolique, arguant que ce geste est instrumentalisé par l’Axe qui le présente comme la reconnaissance de l’occupation japonaise en Extrême-Orient133. Le Vatican répond que cette décision constitue en fait l’aboutissement d’un processus amorcé dès 1922, que la demande a émané du Japon et que la réponse du Saint-Siège a été motivée par le souci de protéger les catholiques vivant sous la tutelle nippone. D’autre part, il s’agirait de faciliter les initiatives humanitaires dans l’empire japonais, ce que le délégué apostolique jugeait très difficile dans un contexte d’absence de relations diplomatiques. Les Etats-Unis finiront par se ranger à cet argument dans la mesure où, avec l’entrée en guerre, beaucoup de leurs territoires sont tombés aux mains des Japonais. Le Vatican va leur permettre notamment de localiser leurs ressortissants détenus par les troupes japonaises, devenant ainsi « l’intermédiaire reconnu entre le Japon et les Etats-Unis134 ».

Autre source de fortes tensions, les discussions autour de l’éventuel bombardement de Rome entre un pape romain soucieux de préserver sa ville et les Etats-Unis qui la considèrent comme la capitale d’un Etat ennemi et à laquelle l’allié britannique, dont la propre capitale a été martyrisée, n’est pas disposé à accorder de traitement de faveur. Pie XII va chercher à obtenir l’engagement des Alliés de ne pas bombarder Rome, arguant que la ville est le siège de l’Eglise catholique et qu’elle abrite de nombreux bâtiments appartenant au Vatican, qui jouissent à ce titre d’un statut d’extraterritorialité. Conscient du poids de ses propos, il brandit la menace d’une condamnation publique en cas de bombardement135. Si les Etats-Unis et notamment Taylor sont assez sensibles aux arguments du pontife, ce n’est pas le cas des Britanniques. Le 19 juillet 1943, Rome est bombardée. Malgré ses menaces, Pie XII ne prononce pas de condamnation publique et se contente d’une lettre personnelle au président Roosevelt.

133 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 281. A ce sujet, voir également les mémoires d’Harold Tittmann, Inside the Vatican of Pie XII: The Memoir of an American Diplomat during World War II (New York:

Doubleday, 2004), p. 102.

134 Babis et Macelli, A US Ambassador to the Vatican, p. 28.

135 Carrillo, “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, p. 139.

Qu’elles aient été couronnées de succès ou non, on ne peut s’empêcher de conclure, à l’instar d’Elisa Carrillo, que les relations établies en 1939 ont permis la constitution de liens solides qui vont se révéler fort utiles pendant les premières années de la guerre froide136. Pour la première fois, les Etats-Unis ont pris acte de la mission que le Vatican souhaite exercer sur la scène internationale, celle d’une puissance neutre dont l’autorité ne réside pas dans une quelconque force temporelle, mais dans une force spirituelle et morale reconnue comme telle aux quatre coins du monde. Une puissance qui entend défendre la paix, et qui a bien conscience du rôle clé que les Etats-Unis sont désormais amenés à jouer dans le règlement de tout conflit. Si c’est contre l’adversaire nazi que les Etats-Unis souhaitent obtenir l’appui du Saint-Siège pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est autour d’un ancien allié, l’Union soviétique, que vont se focaliser les relations de l’après-guerre, et ce jusqu’à la période concernée par notre étude.

Chapitre 3 : Heurs et malheurs de l’alliance idéologique du Vatican et des Etats-Unis contre le communisme

Avec la mort de Franklin Roosevelt le 12 avril 1945 et les perspectives de fin de conflit, la question des relations avec le Vatican se pose à nouveau. En mai 1945, le département d’Etat, notant l’opposition à la mission de Taylor, recommande sa suspension dès la fin des hostilités137. Si le président Harry Truman semble initialement peu enclin à poursuivre les relations, l’évolution de ses rapports avec l’Union soviétique va modifier la donne. La période allant de 1945 à 1984 va être marquée par un rapprochement progressif.

Les Etats-Unis sont désormais une grande puissance engagée dans un conflit larvé avec l’Union soviétique ; le repli n’est plus une option et il apparaît comme indispensable d’entretenir des rapports réguliers et de haut niveau avec le Vatican.

Cependant, si la lutte contre le communisme semble justifier aux yeux des dirigeants américains l’existence de relations plus suivies, l’opinion publique et religieuse américaine est loin d’en être convaincue, ce qui sera manifeste lors de la tentative de Harry Truman d’établir des relations diplomatiques en 1951. Cette situation contraint les autorités américaines à trouver d’autres modalités pour maintenir le contact, au mépris des susceptibilités vaticanes.

Le pontificat de Pie XII, marqué par une affinité idéologique forte avec les Etats-Unis, va donner lieu sinon à une alliance, du moins à une collaboration visant à contenir l’expansionnisme communiste. Ses successeurs pour leur part vont chercher à mettre en

136 Carrillo, “Italy, the Holy See and the United States, 1939-1945”, p. 149.

137 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 312.

œuvre une politique d’ouverture vers l’Est, dont l’une des conséquences sera une plus grande neutralité à l’égard des grandes puissances ; cette évolution va préoccuper les Etats-Unis, qui souhaitent éviter toute critique de leur politique étrangère et toute suggestion d’une équivalence quant à la moralité de leur position et celle de l’Union soviétique dans la guerre froide. Cette évolution du Saint-Siège va constituer une incitation supplémentaire à maintenir le contact afin d’expliquer la politique américaine.