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Le choix de la représentation personnelle : une anomalie diplomatique ?

Chapitre 1 : Des relations irrégulières (1783-1939)

II. Le choix de la représentation personnelle : une anomalie diplomatique ?

Pour l’historien James Conway, la mission Taylor « constitue une étrange anomalie dans l’histoire des relations étrangères des Etats-Unis92 ». Nous allons voir en quoi consiste cette anomalie, ainsi que les raisons qui ont conduit l’Administration Roosevelt à devoir s’en contenter.

II. i. Le constat de l’impossibilité des relations diplomatiques

Si Roosevelt juge souhaitable l’établissement de relations diplomatiques avec le Saint-Siège, il est conscient qu’une telle décision, malgré des circonstances exceptionnelles, est susceptible de provoquer une forte opposition. Tout au long des années 1930, chaque rumeur avait déclenché les foudres de la presse et des fédérations protestantes93. Le Président ne se fait donc aucune illusion sur l’accueil qui sera fait à une telle mesure.

D’autre part, si la coalition du New Deal repose en partie sur le soutien des catholiques, le Parti démocrate dépend aussi, pour le succès aux urnes, des protestants, notamment ceux du Sud (qui appartiennent dans leur majorité aux églises les plus violemment opposées à des relations diplomatiques avec le Saint-Siège).

Enfin, la nomination d’un ambassadeur devra être approuvée par le Sénat et nécessitera l’allocation de fonds que seul un vote à la Chambre des représentants pourra autoriser. Tous ces facteurs militent donc en faveur d’une solution distincte, d’autant plus que le nonce apostolique est, conformément à la tradition, doyen du corps diplomatique, ce qui semble inenvisageable aux Etats-Unis. Le Saint-Siège pour sa part est intransigeant sur un aspect qu’il juge fondamental pour son autonomie et sa souveraineté : aucun pays ne saurait y être représenté par le biais de son ambassade à Rome, solution qui serait pourtant du goût de Washington.

En octobre 1939, lors d’une entrevue avec Spellman à la Maison-Blanche, le Président explique qu’il n’obtiendra sans doute pas du Congrès les fonds nécessaires à l’établissement et au fonctionnement d’une ambassade. Il évoque l’éventualité d’une mission spéciale.

Spellman est confiant que si le travail de la mission se révèle positif, le Congrès se rendra à la

92 Conway, “Myron C. Taylor’s Mission to the Vatican, 1940-1950”, p. 85.

93 Flynn, “Franklin Roosevelt and the Myron Taylor Appointment”, pp. 173-177.

raison et finira par allouer les fonds permettant de la pérenniser94. D’autre part, lors de conversations avec le fils du Président, James, Spellman est informé que Roosevelt et Hull estiment que le nonce ne peut en aucun cas être doyen et qu’ils préfèrent que l’ambassadeur à Rome exerce les deux fonctions. Les craintes du Président quant aux répercussions d’une telle décision sont partagées par plusieurs membres de son administration. Ainsi l’ambassadeur à Rome William Phillips préconise le choix d’un protestant comme représentant pour parer aux accusations d’une collusion avec l’Eglise ; Welles pour sa part rapporte dans ses mémoires avoir conseillé au Président d’opter pour la formule du représentant personnel95.

II. ii. Une stratégie d’évitement

Roosevelt, dont on ignore selon Gerald Fogarty les sentiments véritables sur la question96, finit par se ranger à l’avis de ses proches collaborateurs et choisit de désigner un représentant personnel plutôt qu’un ambassadeur ou un ministre. Il nomme à ce poste une personnalité respectée, Myron Taylor, ancien président de l’US Steel Corporation et ancien vice-président de l’Intergovernmental Committee on Political Refugees. Son passé de grand industriel lui confère un atout non négligeable pour Roosevelt : Taylor peut exercer sa mission sans avoir besoin de percevoir de rémunération. D’autre part, il pourra résider dans sa maison de Florence et se rendre à Rome si nécessaire, ce qui réduit la visibilité de la mission.

Autre atout que présente Taylor aux yeux de Roosevelt : il est épiscopalien, et échappe donc à l’accusation de collusion entre un représentant catholique et l’Eglise.

Le 24 décembre 1939, il est annoncé par communiqué de presse que le Président a envoyé simultanément trois lettres : une à Pie XII, une à George Buttrick, président de la Federation of Christian Churches (regroupement œcuménique d’églises chrétiennes non catholiques), et une à Cyrus Adler, du Jewish Theological Seminary. S’il est question dans chacune des trois lettres d’un appel à des « efforts parallèles en faveur de la paix et de l’allègement des souffrances », le contenu de la lettre envoyée à Pie XII diffère significativement de celle des deux autres destinataires. Roosevelt annonce à Pie XII : « Je serais très heureux de pouvoir vous envoyer mon représentant personnel afin de soutenir nos efforts parallèles en faveur de la paix et de l’allègement des souffrances ». Il écrit en revanche

94 Gerald P. Fogarty, “The United States and the Vatican: From Personal Representative to Ambassador”, Pro Fide et Iustitia, Festschrift für Agostino Kardinal Casaroli (Berlin: Duncker & Humblot, 1984), p. 581.

95 Gannon, The Cardinal Spellman Story, p. 160

96 Gerald P. Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy from 1870 to 1965 (Collegeville, Mich.: Michael Glazier Books, reprint), p. 258.

à Adler et Buttrick : « Je serais très heureux que vous puissiez de temps à autre venir à Washington afin de débattre des problèmes que nous avons tous à l’esprit, et ce afin de soutenir nos efforts parallèles en faveur de la paix et de l’allègement des souffrances97 ».

Une fois de plus, les Etats-Unis recourent à une formule particulière pour leur représentation au Vatican. Taylor reçoit du Président le titre, purement honorifique, d’« ambassadeur extraordinaire ». Il n’en faudra pas plus à certains pour y voir une nomination diplomatique déguisée. Dans un premier temps, Myron Taylor ne sera même pas autorisé à utiliser le papier à en-tête du département d’Etat98 ! De plus, l’Administration va chercher à faire accroire l’idée que le Président est représenté auprès du pape Pie XII en sa qualité de souverain de l’Etat de la cité du Vatican et non comme chef de l’Eglise catholique99.

La réussite de la mission Taft en 1902 amène d’ailleurs à s’interroger quant au choix d’une mission à caractère plus officiel en 1939 (d’après les archives, Roosevelt n’aurait pas envisagé l’envoi d’un agent non officiel). Selon Graham, les circonstances avaient changé depuis 1902 ; les modalités choisies pour la mission Taft avaient été motivées par le désir d’éviter de courroucer l’Italie en donnant l’impression de traiter avec le Vatican comme s’il s’agissait d’un Etat souverain. En 1939, une telle attitude aurait constitué un affront pour le pape et en aurait été ipso facto contre-productive.

II. iii. Le pragmatisme du Saint-Siège

La réaction du Saint-Siège à la formule retenue par Washington témoigne, comme en 1893, d’un certain pragmatisme. Le poids des Etats-Unis sur la scène mondiale ne lui laisse à vrai dire peu le choix. Le traitement accordé à Taylor, qui est reçu en audience le 27 février 1940 avec les honneurs réservés d’ordinaire aux ambassadeurs, reflète bien l’importance que le Saint-Siège accorde à son partenaire100.

D’autre part, le Vatican estime que cette mission, pour le moment temporaire, est susceptible de devenir permanente. Mgr Spellman explique au secrétaire d’Etat Luigi Maglione que si pour le moment la relation est dépourvue de réciprocité et de caractère

97 Phelps, Church and State in the United States, p. 98. “It would give me great satisfaction to send to you my personal representative in order that our parallel endeavors for peace and the alleviation of suffering may be assisted.” “It would give me great satisfaction if you would, from time to time, come to Washington to discuss the problems which all of us have on our minds, in order that our parallel endeavors for peace and the alleviation of suffering may be assisted.”

98 Fogarty, The Vatican and the American Hierarchy, p. 266.

99 Graham, Vatican Diplomacy: a Study of Church and State on the International Plane, p. 345.

100 Fogarty, “The United States and the Vatican: From Personal Representative to Ambassador”, p. 583.

diplomatique, à l’avenir « le Congrès pourrait être persuadé plus aisément d’allouer les fonds pour une mission permanente101 ». Pour Amleto Cicognani, alors délégué apostolique à Washington, «cette représentation du Président des Etats-Unis près le Saint-Siège n’est pas en elle-même de nature permanente ; pour qu’elle le soit, il faut une loi du Congrès fédéral. Mais tout le monde comprend bien qu’après une telle décision, alea jacta est et la seule chose à faire est d’espérer que le problème sera résolu comme il se doit102 ».