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La guerre des arts

Dans le document La cathédrale de Reims (Page 153-158)

Dans une guerre qui, certes, est totale mais surtout industrielle, il est difficile d’évaluer l’importance des symboles. Diplomatiquement, un tel débat intellectuel se justifie mais reste, face à la sphère politique, un combat d’arrière-garde. Pourtant, Paul Clemen, professeur à l’université de Bonn, aurait écrit que les « deux noms de Louvain et de Reims ont fait à l’Allemagne, au dehors, devant tous comme auprès des neutres, en Allemagne, en Italie, en Hollande et aussi en Suisse […] autant de tort que deux batailles perdues »18. L’exploitation polémique de tels événements paraît donc à la fois nécessaire et même judicieuse.

L’instrumentalisation du patrimoine aboutit à de nombreuses publications : inventaires plus ou moins vindicatifs des destructions du côté français, mise en valeur des mesures de conservation du côté allemand.

Les publications françaises : l’inventaire des destructions

Dans le but de promouvoir la propagande par les arts, les Missions artistiques aux armées sont créées dès le début du conflit. Les artistes mobilisés sont invités à se rendre sur place et à exalter les drames de la guerre. Un certain désir d’édulcorer la réalité de la guerre et une vision romantique des ruines aboutissent à privilégier la représentation des monuments détruits. Les missions de ces équipes sont rappelées par un arrêté du 8 novembre 1916 qui précisent que les œuvres remportées du front, après examen d’une commission spéciale, seront exposées au Musée National du Luxembourg19. Cette commission mixte regroupe des représentants des ministères de la Guerre et de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts20. Cependant, dans le cadre de cette mission, il n’existe que peu de représentations de la cathédrale de Reims qui n’a nullement besoin de ce relais médiatique21.

De nombreux articles et ouvrages, traitant des destructions artistiques, sont publiés durant le conflit par l’Etat ou par des particuliers dans un esprit de propagande. Outre ses activités en

18 ArsèneALEXANDRE, Les Monuments Français détruits par l’Allemagne, enquête entreprise par ordre de M.

Albert Dalimier, Paris, Berger-Levrault, 1918, 218 p.

19 Arrêté du 8 novembre 1916 (fait à Paris le 24 novembre 1916), AN, F21 3969.

20 Membres de cette commission : Arsène Alexandre, inspecteur général des musées ; Léonce Bénédite (1859-1925), professeur à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts ; Edmond Guiraud, homme de lettres ; Pierre Marcel, chef du bureau des Travaux d’Art, Musées et Expositions au sous-secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts ; François Thiébaut-Sisson (1856-1936), critique d’art ; Tizon, chef de bataillon et sous-chef du cabinet du ministre de la Guerre ; Valentino, chef de la division de l’Enseignement et des Travaux d’Art au sous-secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts.

21 A noter néanmoins EmileBARAU, aquarelle réalisée dans le cadre de la mission artistique aux armées, exposée au Musée National du Luxembourg et vendue 300 F, AN, F/21/3969.

faveur de l’enseignement artistique22, le publiciste Marius Vachon (1850-1928) s’intéresse aux monuments historiques et publie, en 1878, un ouvrage consacré au château de Saint-Cloud. Quatre ans après, il inventorie les destructions des œuvres d’art des musées, bibliothèques et de la cathédrale de Strasbourg durant la guerre de 1870-187123. Dans la continuité de ces travaux, Marius Vachon, au cours de cette nouvelle guerre franco-allemande, publie plusieurs ouvrages dont notamment Les Villes martyres de France et de Belgique en 191524. Il alarme également les pouvoirs publics en affirmant que l’Allemagne a ravi à la France sa suprématie dans le domaine des arts industriels et demande qu’une « guerre artistique »25 soit entreprise et gagnée.

L’écrivain Georges Lepelletier de Bouhélier dit Saint-Georges de Bouhelier (1876-1947) est chargé par le ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, de recueillir les diverses protestations collectives auxquelles ont donné lieu les actes de vandalisme commis par les armées allemandes en territoires français et belge. Ces résultats devront ensuite être communiqués aux associations étrangères en précisant l’historique des faits et l’étendue des pertes subies26. Cette mission aboutit à la rédaction d’un ouvrage paru en 1915 et intitulé Les Allemands destructeurs de cathédrales et de trésors du passé27. Saint-Georges de Bouhelier s’intéresse particulièrement aux destructions emblématiques du patrimoine d’Arras, de Senlis, de Louvain, de Soissons et bien évidemment de Reims.

Face à de telles publications, les historiens d’art allemands répliquent en critiquant systématiquement les mesures conservatoires françaises.

22 Marius Vachon a été chargé, par le ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, d’étudier sur le terrain les musées et écoles d’art en France et en Europe. Ses rapports d’enquête qui mettaient en lumière le retard français en matière d’apprentissage et de formation artistique dans les métiers d’art ont été particulièrement remarqués et ont abouti, en 1889, à la transformation du musée de Fabrique de Saint-Etienne en Musée d’Art et d’Industrie.

23 Marius VACHON, L’Art pendant la guerre de 1870-1871. Strasbourg, les musées, les bibliothèques et la cathédrale. Inventaire des œuvres d’art détruites, Paris, A. Quantin, 1882.

24 MariusVACHON, Les Villes martyres de France et de Belgique. Statistique des villes et villages détruits par les Allemands dans les deux pays, avec 41 vues de villes et des monuments historiques avant et après leur incendie, Paris, Librairie Payot et Cie, 1915, 212 p.

25 MariusVACHON, La guerre artistique avec l’Allemagne. L’organisation de la victoire, Paris, Payot, 1916, 268 p.

26 Arrêté du 6 novembre 1914, MAP, 80/11/61.

27 Georges LEPELLETIER DE BOUHELIER (dit SAINT-GEORGES DE BOUHELIER),Les Allemands destructeurs de cathédrales et de trésors du passé (documents officiels), mémoire relatif aux bombardements de Reims, Arras, Senlis, Louvain, Soissons, etc…, Paris, Hachette et Cie, 1915, 78 p.

Les publications allemandes : la critique des mesures de protection française

Les intellectuels allemands répliquent à l’ouvrage de Georges Lepelletier de Bouhélier, en publiant Kunstwerlung in Deutchland und Frankreich (La Conservation de l’Art en France et en Allemagne)28. Les attaques contre la France sont ainsi réitérées par l’historien d’art allemand Otto Grautoff (1876-1937), chargé dès 1915, de la propagande culturelle au sein de la Zentralstelle für Auslandsdienst. Il utilise de nombreux exemples historiques en rappelant notamment l’historique des destructions de Bruxelles en 1665 par les Français et les œuvres d’art spoliées en Allemagne durant les guerres napoléoniennes.

Les mesures de protection et de conservation des monuments en France sont également fortement critiquées outre Rhin. L’Allemagne, pour sa part, veut être exempte de reproches pour les œuvres placées sur le territoire qu’elle a conquis. Dès septembre 1914, des historiens d’art et des conservateurs allemands sont chargés de la protection des monuments et des œuvres d’art en Belgique. A l’instigation de l’historien d’art et conservateur Wilhelm von Bode (1845-1929), les chefs-d’œuvre des collections du nord de la France sont sélectionnés pour servir de gages mobiliers lors des futures négociations de paix. Certes, ces mesures apparaissent, du côté français, comme une spoliation du patrimoine national. Evacuées à partir de 1917 vers des villes plus sûres situées en France, ces œuvres font l’objet de deux expositions organisées par les conservateurs allemands. En octobre 1918, les œuvres d’art déposées à Valenciennes sont transportées à Bruxelles, d’où elles sont renvoyées à leurs propriétaires en 1919. La question reste entière et ces mesures correspondent-elles à un simple pillage dans la continuité des coutumes de la guerre, à la constitution d’un butin qui servirait de monnaie d’échange lors des demandes de réparations ou d’un réel souci de protection du patrimoine artistique ?

Dans le domaine de la protection monumentale, la communication allemande est intense, notamment le programme conduit par Paul Clemen. La collégiale de Saint-Quentin est ainsi devenue, pour la propagande allemande, un sujet de préoccupation et un excellent vecteur médiatique ; elle constitue la réponse à la cathédrale de Reims29. En 1917, Paul Clemen

28 OttoGRAUTOFF, Die Kunstverwaltung in Frankreich und Deutschland, Berne, Akademische Buchhandlung von Max Drechsel, 1915, 128 p.

29 Yann HARLAUT, Deux sœurs de guerre. La cathédrale de Reims et la basilique de Saint-Quentin dans la propagande artistique de la Première Guerre mondiale, conférence à l’INSSET, Saint-Quentin, 23 novembre 2005.

publie un ouvrage Die Zerstörung der Kathedrale von St. Quentin, publié en français en 1918 sous le titre La destruction de la Collégiale de Saint-Quentin30. En effet, la situation à Saint-Quentin est inverse à celle de Reims. Occupée par les forces allemandes, la ville et sa célèbre basilique sont bombardées par les Français. De la part des autorités allemandes, des mesures de protection sont mises en place, durant la guerre, notamment le démontage des grandes verrières. Paul Clemen, dans son ouvrage intitulé Der Zustand der Kunstdenmäler auf dem westlichen Kriegsschauplatz (l’Etat des Monuments artistiques sur le théâtre occidental de la guerre)31 signale que pour la partie française sous contrôle allemand, « les grandes villes suivantes sont restées intactes : Cambrai, Douai, Valenciennes, Saint-Quentin, Laon, Noyon, Charleville, Sedan, Montmédy ; et en dehors des églises et cathédrales de ces villes, les églises de Mézières, de Mouzon, les églises et pèlerinages d’Avioth, de Mont, de Notre-Dame de Liesse demeurent sans dommages. »32

Les écrits de Paul Clemen critique la fausseté de l’atermoiement français et arguent que la Révolution française a détruit, à elle seule, plus d’édifices que n’avaient fait les guerres pendant trois siècles. Il s’indigne ainsi de voir, à propos de la destruction de la cathédrale de Reims, le gouvernement français se faire « la mère alarmée et la protectrice »33 des édifices religieux, alors que peu de temps avant, ce même gouvernement, avait laissé tomber ses églises en ruines par la loi « sur la séparation des Eglises et de l’Etat ». Paul Clemen cite alors l’action politique et les écrits d’avant-guerre de Maurice Barrès lançant dans l’opinion publique des cris d’alarme face aux risques de disparition de ce patrimoine34. Paul Clemen critique l’attitude de la France dans son histoire envers son patrimoine et mélange pêle-mêle le vandalisme révolutionnaire, la loi « sur la séparation des Eglises et de l’Etat » et le manque de moyens alloués à la conservation et restauration des monuments historiques. Il insinue que les Français, ignorants de leur histoire et de leur art, n’ont aucun compte à demander à l’Allemagne et ne peuvent assumer le poids de leur héritage.

L’attitude de l’Allemagne vis-à-vis des monuments français est particulière. En effet, les monuments d’Europe occidentale, et particulièrement les monuments français, sont regardés

30 PaulCLEMEN, Die Zerstörung der Kathedrale von St. Quentin, Berlin, s.d. (1917) (traduction française : La destruction de la Collégiale de Saint-Quentin, Lausanne, 1918).

31 PaulCLEMEN, Der Zustand der Kunstdenmäler auf dem westlichen Kriegsschauplatz (l’Etat des Monuments artistiques sur le théâtre occidental de la guerre), Leipzig, E.-A. Seeman, s.d.

32 Arsène ALEXANDRE, op. cit., p.15.

33 Ibid., p.15.

34 MauriceBARRES, La Grande pitié des églises de France. Edition définitive, Paris, Librairie Plon, 1914, 1925 (rééd.), 299 p. Il est paradoxal que les écrits de l’un des plus grands propagandistes de la guerre soient utilisés par la propagande allemande.

par l’Allemagne comme des monuments appartenant à la même tradition culturelle. Leurs sentiments sont qu’ils appartiennent à l’histoire européenne et sont donc un patrimoine commun en France et en Allemagne. Ainsi, ces monuments sont culturellement respectés et admirés35. Les mesures allemandes de protection des œuvres d’art – Kunstschutz – concernant la protection de la basilique de Saint-Quentin ont été perçues de manière positive, non seulement en Allemagne mais aussi aux Etats-Unis36, essentiellement grâce à la parution, en 1919, d’un ouvrage collectif réalisé sous la direction du professeur Paul Clemen et intitulé Kunstschutz im Kriege37.

Le patrimoine français a ainsi servi, de part et d’autre de la ligne de front, d’enjeu politique et idéologique. Une nation qui déclarerait ne pas s’occuper de la préservation du patrimoine artistique ou architectural risquerait d’être jugée comme non civilisée. Ainsi chaque action significative en matière de propagande nécessite une réaction, le dernier mot durant la guerre revenant à l’ouvrage d’Arsène Alexandre.

Le dernier mot français : l’ouvrage d’Arsène Alexandre

L’idée de systématiquement inventorier les destructions commises durant la Première Guerre mondiale germe le lendemain du 19 septembre 1914, « aux heures tragiques où le brasier de Reims éclairait la stupeur et l’indignation du monde civilisé »38. Par une lettre du 27 octobre 1914, le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts charge Arsène Alexandre, inspecteur général des musées, d’une « enquête sur les dégradations causées par les armées ennemies aux monuments historiques, musées, palais nationaux et en général à tous monuments publics ou privés présentant une valeur artistique »39. Reims est la première étape de cette mission d’inventaire qui est exposée par Albert Dalimier, le 30 octobre 1914, aux membres de la commission des monuments historiques40.

35 NicolaLAMBOURNE, War Damage in Western Europe. The Destruction of Historic Monuments during the Second World War, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2001, 228 p.

36 Christina KOTT, « Histoire de l’art et propagande pendant la Première guerre mondiale. L’exemple des historiens d’art allemands en France et en Belgique », Revue Germanique internationale, 2000, n°13, p.201.

37 « Protection des œuvres d’art en période de guerre ». Cf. Paul CLEMEN, Kunstchutz im Kriege. Berichte über den Zustand der Kunstdenkmäler auf den verschiedenen Kriegsschauplätzen und über die deutschen und österreichischen Massnahmen zu ihrer Erhaltung, Rettung und Erforschung, in Verbindung mit Gerhards Bersu et al., t. 1 : Die Westfront, Leipzig, Seemann, Verlag, 1919.

38 Arsène ALEXANDRE, Les Monuments Français détruits par l’Allemagne, enquête entreprise par ordre de M.

Albert Dalimier, Paris, Berger-Levrault, 1918, p.1.

39 AN, F/21/3969.

40 CMH, 30 octobre 1914, MAP, 80/15/22.

Cette enquête est publiée au début de l’année 1918 sous le titre Les Monuments Français détruits par l’Allemagne41. Ouvrage de synthèse, Arsène Alexandre établit son inventaire à partir des rapports de la commission des monuments historiques. Cet inventaire n’est cependant pas à jour lors de la publication et une petite feuille ajoutée signale les destructions dont est victime notamment la cathédrale d’Amiens. Cet ouvrage a un triple objectif : inventorier les destructions, réfuter les propos allemands, conserver et transmettre les événements qu’il relate.

L’auteur introduit son travail en soulignant qu’il s’adresse « aux représentants et aux défenseurs de la civilisation » et qu’il ne souhaite pas « convaincre l’Allemagne, ni pour ambition de la forcer à s’avouer seulement coupable de mensonge »42. Et pourtant, Arsène Alexandre attaque nominativement les propos du professeur Paul Clemen et considère que la propagande artistique allemande se réfugie sur l’illustration intellectuelle et artistique d’avant-guerre. La renommée de cette culture suffirait ainsi à prouver que les militaires allemands ont été forcés de bombarder et de détruire de hauts lieux culturels. Suivant cette logique, les coupables – et donc les véritables barbares – « ce sont les Français »43. Arsène Alexandre simplifie, stigmatise et ainsi dénature les arguments allemands.

L’ouvrage d’Arsène Alexandre n’est qu’une bataille de plumes de plus dans cette guerre des arts. Pourtant, au-delà de la forme, il convient de synthétiser l’essence de tous les arguments développés.

Dans le document La cathédrale de Reims (Page 153-158)