• Aucun résultat trouvé

Constats et bilan

Dans le document La cathédrale de Reims (Page 158-164)

Pour l’historienne Christina Kott44, ces textes, largement orientés, traduisent deux formes : compilations de textes accusateurs et polémiques du côté français, pseudo scientifiques et manipulés du côté allemand. Les grandes lignes directrices de cette propagande sans fin, où la forme supplée souvent au fond, traduisent un idéal esthétique pourtant bien éloigné du réel visage de la guerre.

41 Arsène ALEXANDRE, Les Monuments Français détruits par l’Allemagne, enquête entreprise par ordre de M.

Albert Dalimier, Paris, Berger-Levrault, 1918, 218 p.

42 Ibid., p.1.

43 Ibid., p.10.

44 Christina KOTT, « Histoire de l’art et propagande pendant la Première guerre mondiale. L’exemple des historiens d’art allemands en France et en Belgique », Revue Germanique internationale, 2000, n°13, p.203.

Une notion confuse d’esthétisme à la française La provocation atteint son summum lorsque

le conservateur de la bibliothèque de Bavière, le docteur Pfeiffer, déclare : « Cet admirable monument de Reims […] a été négligé, endommagé d’une manière incroyable par l’incurie absolue et l’inintelligence des autorités françaises […]

Il ne faut pas être prophète pour prévoir que la réparation des dégâts causés par le bombardement sera l’occasion d’un renouvellement complet de la Cathédrale qui lui permettra de paraître dans sa splendeur première et effacera les traces de l’incurie de ses gardiens français. »45 Le docteur Pfeiffer suggère qu’une fois le suscite la critique. Ce sont les dessinateurs

satyriques qui les premiers s’emparent du thème de la restauration de la cathédrale de Reims par l’Allemagne. Ce mépris est stigmatisé par le caricaturiste hollandais Albert Hahn (1877-1918) dans une composition intitulée Style monumental XXe siècle46. La nouvelle cathédrale rémoise est entièrement affublée de pièces d’artillerie et d’obus. Les rosaces sont des gueules de canons et les pinacles ont été remplacés par des baïonnettes et des épées. Ce thème se retrouve le 1er mars 1915 dans le journal satyrique Fantasio. La composition reprend l’esprit

45 MauriceLANDRIEUX, op. cit., p.95.

46 AlbertHAHN, Style monumental XXe siècle. Après la guerre, la cathédrale de Reims devra être reconstruite en un style qui conviendra bien mieux à la haute culture du moment que le gothique du Moyen Âge, lithographie, paru dans De Notenkraker (Amsterdam), 26 septembre 1914, reproduit dans L’Europe anti-prussienne, 3 novembre 1914, iconographie : BMR 39-114 ; MHV, B1b.

Figure 26 : Style monumental XXe siècle. Après la guerre, la cathédrale de Reims devra être reconstruite en un style qui conviendra bien mieux à la haute culture du moment que le gothique du Moyen Âge, Albert Hahn, lithographie, paru dans De Notenkraker (Amsterdam), 26 septembre 1914, reproduit dans L’Europe anti-prussienne, 3 novembre 1914, BMR 39-114 ; MHV, B1b.

de l’œuvre d’Albert Hahn, juxtaposant à une cathédrale en ruines un fort militaire, symbole de l’art allemand du XXe siècle47.

L’Alsacien Jean-Jacques Waltz dit Hansi (1872-1951) rappelle dans une légende que le remède est pire que le mal : « La gadédralle de Reims ? C’est peu de chose ; nous la reconstruirons après la gonquête, comme le Hoh-Koenigsburg ! »48 Le peintre, affichiste et illustrateur Lucien Métivet (1863-1930) s’intéresse également à cette question dans un dessin satyrique intitulé L’Architecte : « Gueule d’obusier ! contente-toi de détruire. Quand tu bâtis, tu me dégoûtes encore plus »49.

Toutes les actions menées par les intellectuels allemands avant-guerre sont analysées de manière malveillante. Leurs recherches scientifiques en France dans le domaine de l’architecture gothique n’auraient qu’un but inavoué : l’espionnage des positions françaises50. Gabriel Petit et Maurice Leudet défendent cette thèse dans un ouvrage de propagande paru en 1916. Cet argument, certes fallacieux et extrême, finit de confondre les intellectuels et militaires allemands.

Dans ce même ouvrage collectif, Arsène Alexandre s’associe entre autres à Ernest Babelon, Maurice Barrès, Marcellin Boule, Emile Boutroux, Yves Delage, Pierre Delbet, Pierre Duhem, Camille Jullian, Salomon Reinach et Henri Roger. Ces intellectuels français et alliés, de toutes disciplines, critiquent directement leurs homologues allemands. Arsène Alexandre revient lui plus spécifiquement dans le domaine de l’art et de l’architecture à propos de laquelle il souligne qu’elle « n’est principalement caractérisée au Moyen Âge et au XVIIIe siècle que par l’imitation et l’alourdissement des admirables inventions françaises. Pour l’architecture moderne, elle n’avait pas encore eu le temps d’exercer tous ses ravages. »51 Ce n’est plus un système ou un régime politique qui sont ainsi critiqués mais la civilisation allemande dans sa globalité.

47 Une merveille de demain. Projet de restauration de la Kathédrale de Reims (Art allemand XXe siècle), dessin satyrique, Fantasio, 1er mars 1915, iconographie : MHV, B1b.

48 HANSI (Jean-Jacques WALTZ, dit), Un remède pire que le mal, dessin satyrique paru dans Le Matin du 27 septembre 1914, iconographie : MHV, B1. Guillaume II, soucieux de rappeler l’appartenance germanique de la région, avait chargé l’architecte Bodo Ebhardt (1865-1945) de restaurer le château du Haut- Koenigsbourg alors abandonné depuis 1633. Les travaux ont duré de 1900 à 1908.

49 LucienMETIVET, L’Architecte. – Gueule d’obusier ! contente-toi de détruire. Quand tu bâtis, tu me dégoûtes encore plus, dessin satyrique, La Baïonnette, 2 mars 1916, iconographie : MHV, B1b.

50 Gabriel PETIT et Maurice LEUDET, Les Allemands et la Science, opinions de MM. Arsène Alexandre, Ernest Babelon, Maurice Barrès, Marcellin Boule, Emile Boutroux, A. Chauffard, A. Chauveau, A. Dastre, Yves Delage, Pierre Delbet, Pierre Duhem, E. Gaucher, Armand Gautier, E. Gley, Grasset, F. Henneguy, Camille Jullian, Félix Le Dantec, L. Landouzy, René Lote, Stanislas Meunier, Edmond Perrier, Emile Picard, Pinard, William Ramsay, Salomon Reinach, Charles Richet et Henri Roger, Paris, Librairie Félix Alcan, 1916, p.2.

51 Gabriel PETIT et Maurice LEUDET, op. cit., p.6.

Le rejet sous toutes ses formes de la civilisation allemande notamment dans le domaine des arts permet d’appréhender les conceptions artistiques françaises.

Ainsi, une certaine notion d’un esthétique de l’art français ressort à travers la propagande.

Tout d’abord, les œuvres d’art françaises sont authentiques et historiques alors que les œuvres d’art allemandes ne sont que pastiches du passé. Les créations françaises sont faites avec des matériaux nobles : bronze, bois et pierre alors que les œuvres d’art allemandes sont réalisées avec des matériaux contemporains, béton ou acier. L’art français est classique alors que l’art allemand est « kubique ». Cette logique développée par la propagande française dans la création artistique est la même que pour la restauration des œuvres d’art. La restauration doit être strictement conforme à l’original, que ce soit dans ses formes ou dans ses matériaux. Ces bases théoriques de la restauration sont un retour au conservatisme le plus pur dans le domaine des monuments historiques.

Certes il ne faut pas confondre les théories développées par la propagande et celles réellement pratiquées. Mais l’influence de la propagande est réelle et se prolonge au-delà du conflit. Ces conceptions s’immisceront dans le débat d’après-guerre52 même si, en définitive, elles n’exercent que peu d’influence sur les décisions de la commission des monuments historiques. Encore une fois, visions et réalités divergent au travers du prisme de la propagande.

Le réel visage de la guerre

L’histoire de l’art est un enjeu primordial de propagande comme semble le suggérer, en 1945, l’historien d’art Pierre Francastel (1900-1970) dans son livre L’Histoire de l’art instrument de

52 Concernant les controverses liées au principe de restauration, X.1.4, « Les archéologues ou la trahison des restaurateurs ».

Figure 27 : Une merveille de demain. Projet de restauration de la Kathédrale de Reims (Art allemand XXe siècle), dessin satyrique, Fantasio, 1er mars 1915, MHV, B1b.

la propagande germanique53. Consciemment ou inconsciemment, les intellectuels des deux bords ont été instrumentalisés par leur gouvernement respectif, quoique parfois, le patriotisme exacerbé a suffi à les lancer volontairement dans ces débats idéologiques. Toutefois, il est extrêmement difficile d’évaluer et de comprendre de telles attitudes. Des deux côtés, les intellectuels ergotent et tout ce sophisme ne va aboutir, de part et d’autre, qu’à une incompréhension devenue mutuelle et totale.

Le caricaturiste Henry Maigrot (1857-1933), sous le pseudonyme de Henriot, représente un intellectuel allemand jouant de la lyre devant la cathédrale en flammes et ironiquement ajoute : « L’intellectuel est l’homme des cathédrales ; il les aime flamboyantes »54. Mauprat intitule sa composition, « Son excellence Herr Professor », et représente un universitaire allemand en costume de cérémonie désignant de la main la cathédrale en flammes tandis que des soldats tirent sur les femmes et les enfants. Il ajoute : « Ces bons Français ne comprennent pas ! Que voulez-vous ? C’est de la Kultur ! »55. Ce soutien inconditionnel de l’intelligentsia allemande peut-être résumé par le terme « Kultur Krupp » illustré par Albert Robida (1848-1926). Cette estampe représente un gigantesque griffon noir stylisé, rappelant par ses formes l’aigle impérial. Cet animal fantastique pose une serre sur le toit de la cathédrale de Reims en feu et tient un oriflamme portant l’inscription : « Kultur Krupp ». L’association est ainsi manifeste entre la culture et les armes issues des ateliers de la firme Krupp.

Dorénavant, ce n’est plus seulement le militarisme prussien qui est attaqué, mais la culture allemande dans son ensemble comme le souligne, en 1919, l’écrivain Robert de La Sizeranne (1866-1932) : « Quel est l’art de ces gens-là ? Et qu’ont bien pu faire les artistes, signataires de l’Appel au monde civilisé, pour remplacer, dans le patrimoine esthétique, les merveilles qu’ils ont biffées du portail de Reims… ? »56 Le divorce est consommé. D’après l’universitaire Patrice Néau, ces valeurs développées par la propagande allemande vont accentuer l’isolement de l’Allemagne et aboutir à une lutte manichéenne entre le despotisme asiatique de la Russie tsariste, la démocratie matérialiste de la France et de la Grande-Bretagne d’un côté, et de l’autre l’Allemagne qui incarne et défend, seule contre tous, les véritables valeurs de la culture. Ces valeurs, poussées à l’extrême autour de grands principes

53 PierreFRANCASTEL, L’Histoire de l’art instrument de la propagande germanique, Paris, Librairie de Médicis, 1945, 264 p. Ce livre est réédité en 1970 sous le titre anodin de Frontières du Gothique.

54 HENRIOT, L’intellectuel est l’homme des cathédrales ; il les aime flamboyantes, dessin satyrique, La Baïonnette, 2 mars 1916, source : René DRUART, L’iconographie rémoise de la guerre, p.265.

55 René DRUART, L’iconographie rémoise de la guerre, p.269.

56 Robert de LA SIZERANNE, L’art pendant la Guerre. 1914-1918, Paris, Hachette, 1919, p.1.

civilisateurs, aboutissent à un refus par l’Allemagne de tout compromis ; de « l’issue de cette guerre dépendent l’existence et l’avenir du peuple allemand dans sa spécificité. »57

La guerre est avant tout l’affaire des militaires. Afin de les dénigrer, Arsène Alexandre cite les propos du général von Disfurth reproduits dans Le Tag de Berlin : « Si tous les monuments, tous les chefs-d’œuvre d’architecture qui se trouvent placés entre nos canons et ceux de l’ennemi allaient au diable, cela nous serait parfaitement égal… Mars est le maître de l’heure et non Apollon… »58. Cette rude réponse permet néanmoins de contextualiser la cathédrale de Reims, épiphénomène d’une guerre totale. Après tout, cet affrontement intellectuel ou artistique n’est qu’un combat d’arrière-garde dans une guerre où seule compte, en définitive, la balance des armes.

***

Les destructions subies par la cathédrale de Reims ne sont pas seulement des concepts, mais une réalité liée à la logique de guerre. Reims est devenue une ville forte subissant d’importants bombardements journaliers. Cible ou non, la cathédrale ne peut totalement échapper à ces obus allemands qui, durant quatre années, vont ruiner l’architecture et le décor de ce monument historique de premier ordre.

57 Patrice NEAU, L’Empire allemand, Q.S.J. n°3172, Paris, P.U.F., 1997, p.112.

58 Arsène ALEXANDRE, op. cit., p.27.

VII. « N OTRE -D AME DE LA T RANCHEE » : LA CATHEDRALE SOUS LES BOMBES

La dualité des termes de « Notre-Dame de la Tranchée »1 exprime la portée de ce symbole d’Union Sacrée : cathédrale à la fois nationale2 et chrétienne, religieuse et laïque. Albert Londres la compare à la figure d’un « soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa silhouette toujours haute mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous montrerait sa poitrine déchirée. »3 Figure héroïque mais surtout victime car c’est finalement la victoire française qui a causé les destructions de la cathédrale de Reims : « et ne pouvant détruire notre armée, ils ont voulu du moins anéantir notre histoire »4. Si la médiatisation de la cathédrale de Reims durant la Première Guerre mondiale a été accaparée par l’incendie du 19 septembre 1914, il convient de relativiser l’importance des destructions artistiques de cette seule journée. La cathédrale aurait reçu, durant la guerre, au moins 287 obus de différents calibres. Il est toutefois difficile pour l’étude de ces destructions de la faire autrement que de manière événementielle. Pour la nécessaire compréhension, il convient d’établir la chronologie des faits à l’aide des sources les plus judicieuses.

Dans le document La cathédrale de Reims (Page 158-164)