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L’affrontement juridique

Dans le document La cathédrale de Reims (Page 64-69)

Au lendemain de l’incendie, la cathédrale devient un enjeu médiatique et un vecteur de communication de la propagande française. C’est un symbole idéal, à la fois patrimoine mondial et emblème national. Si la charge émotionnelle suscitée par cet événement est considérable, l’exploitation institutionnelle première est d’ordre juridique. Face à l’affirmation française de crime de guerre, les autorités allemandes doivent se justifier.

La controverse de la notion de crime de guerre

Il convient de rappeler que notre propos n’est pas ici de parler du crime que constitue le bombardement de la ville de Reims3. Cependant, il est néanmoins judicieux de noter que la reprise de la ville et son occupation par les troupes françaises font perdre à Reims son statut de ville ouverte pour passer à celui de ville de siège. Un officier allemand le rappelle

1 JacquesELLUL, Histoire de la propagande, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF, 1967, p.104.

2 Jean-Claude MONTANT, La propagande extérieure de la France pendant la première guerre mondiale : l’exemple de quelques neutres européens, thèse de doctorat d’Etat sous la direction de J-B. Duroselle, Paris I, 1988, p.14.

3 Pour cette question spécifique, je renvoie le lecteur à l’ouvrage suivant de François COCHET, Rémois en guerre 1914-1918 : l’héroïsation au quotidien, Nancy, Presses Universitaires, 1993, 168 p.

d’ailleurs dans sa déposition du 14 avril 1915 : « A partir du 12 septembre la ville de Reims se trouva sur le front de combat des Français. Elle n’était pas ville ouverte, mais bien place forte française. Les abords de la ville faisaient partie de la ligne de combat ennemi. »4

Une carte postale suisse5 de C.

Sautier, intitulée La force prime le droit, représente l’aigle impérial tenant dans ses serres une épée ensanglantée et une torche enflammée. Les villes de Reims et de Louvain ont été associées dans cette composition. La légende est particulièrement significative :

« Du Baron Marshall

Biberstein, délégué allemand à la conférence de la Paix à La Haye en 1907 : …. La conscience, le bon sens et le sentiment du devoir imposé à l’humanité seront les guides les plus sûrs. – Nos officiers, je le dis hautement, rempliront toujours de la manière la plus stricte les devoirs qui découlent de la loi non écrite de l’humanité et de la civilisation !!!! ». Pour l’incendie de Louvain et le bombardement de Reims, cette carte postale accuse explicitement l’Allemagne de violations de la Convention de La Haye qui définit le cadre juridique du crime de guerre.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, le désir d’aboutir à des règles définissant une « guerre civilisée », amène les différents états à se réunir lors de plusieurs conférences : Paris en 1856, Saint-Pétersbourg en 1868 et Bruxelles en 1874. Lors de cette dernière conférence, une déclaration concernant les lois et coutumes de la guerre est élaborée. Non ratifiée, cette déclaration reste lettre morte ce qui oblige les états à se réunir à nouveau lors de deux conférences internationales de la Paix de La Haye en 1899 puis en 1907. Cette seconde Convention de La Haye est ratifiée par 35 pays dont l’Allemagne, le 27 novembre 1909 et la France, le 7 octobre 1910. Ces deux états se sont engagés vis-à-vis des autres états signataires à respecter, en cas de conflit armé, ces nouvelles lois de guerre. D’ailleurs, cette notion de

4 Annexe 17.

5 C. SAUTIER, La Force prime le Droit, carte postale en couleurs, 90/140, coll. Pierre Cosnard.

Figure 7 : La Force prime le Droit, C. Sautier, carte postale suisse, coll. Pierre Cosnard.

guerre du « bon droit » est omniprésente dans la propagande des deux pays que ce soit vis-à-vis de leur opinion publique et vis-à-vis-à-vis-à-vis des autres états. Dès l’invasion de la Belgique et le non-respect de la neutralité belge, l’Entente durant toute la guerre va considérer qu’elle mène une guerre de droit contre l’Allemagne.

Concernant spécifiquement le bombardement de la cathédrale de Reims, il faut se référer à l’article 27 de la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre :

« Dans les sièges et bombardements, toutes les mesures doivent être prises pour épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades et de blessés, à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire. Le devoir des assiégés est de désigner ces édifices ou lieux de rassemblement par des signes visibles spéciaux qui seront notifiés d’avance à l’assiégeant. »6

Du côté français, comme le rappelle le professeur Klaus H. Kiefer, l’interdiction d’utiliser un bâtiment à des fins militaires était purement morale et la notion de « fins militaires » était extrêmement floue7. Mais en étant rigoriste, conformément à cet article, l’Allemagne se rend coupable de crime de guerre, la cathédrale de Reims étant, au moment de l’incendie, protégée par un triple statut : monument historique, lieu de culte et hôpital.

Le terme « autant que possible » révèle bien que la protection des biens culturels en cas de conflit ne constitue pas une priorité. De plus, en ajoutant la clause suivante « qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire », le législateur cautionne d’avance les bombardements et lance la ligne directrice de l’argumentation à développer en cas d’entorse à ces règles8. Ainsi deux moyens de défense sont alors possibles pour l’Allemagne : affirmer qu’il n’y a pas eu intention de détruire la cathédrale ou que les forces françaises ont utilisé l’édifice à des fins militaires.

La cathédrale de Reims était, au moment de l’incendie, une ambulance militaire. Cette mesure prise à l’initiative des forces allemandes avait été renouvelée par la suite par l’autorité française. Cet hôpital provisoire était, du fait de son statut, soumis aux règles définies par la

6 « Article 27 de la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, La Haye, 18 octobre 1907 » dans Droit international humanitaire, cd-rom du Comité International de la Croix-Rouge.

7 Voir Klaus H. KIEFER, « Die Beschiessung der Kathedrale von Reims : Bilddokumente und Legendenbildung – Eine Semiotik der Zerstörung », Krieg und Literatur, III-IV, 1997-1998.

8 L’imperfection de ces formulations et les dégâts importants causés aux biens culturels dès le début du conflit entraînent, au niveau international, une vaste réflexion à ce propos dès l’année 1915. Le but est à l’avenir de définir des mesures de protection du patrimoine immobilier.

Convention de Genève de 1864. L’article premier de cette convention rappelle que « les ambulances et les hôpitaux militaires seront reconnus neutres, et, comme tels, protégés et respectés par les belligérants, aussi longtemps qu’il s’y trouvera des malades ou des blessés.

La neutralité cesserait si ces ambulances ou ces hôpitaux étaient gardés par une force militaire. »9 Là encore, les clauses restrictives vont justifier de fait l’argumentation allemande.

Néanmoins, comme les prisonniers allemands installés dans la cathédrale étaient placés sous la surveillance de soldats français, nul ne pouvait hisser le drapeau de la Croix-Rouge sur les tours de la cathédrale de Reims.

Conformément à l’article 27 de la Convention (IV), la cathédrale de Reims devait arborer des

« signes visibles spéciaux ». Cependant, à cette époque, il n’existe pas de signe distinctif pour signaler les biens culturels. Le professeur d’histoire de l’art Ferdinand Vetter (1847-1924) de l’université de Bern souhaite combler cette lacune. Dans ce sens, il publie en mai 1915 un article intitulé « La Croix d’or. Protection des monuments artistiques et historiques en temps de guerre ». Il propose alors la création d’une organisation neutre, sur le modèle de la Croix-Rouge, chargée spécifiquement de la préservation des monuments historiques et artistiques en temps de guerre10. Ainsi, les destructions subies par la bibliothèque de Louvain et par la cathédrale de Reims ont permis au moins de sensibiliser le public à cette question11.

Les justifications allemandes

Pour l’argumentaire allemand, la cathédrale a été utilisée à des fins militaires. La majorité des témoignages allemands a été déposée dans divers tribunaux en Allemagne, à Hanovre, Stadtlohn, Vreden et Berlin, entre le 2 novembre 1914 et le 5 août 1915. Sept témoins directs des événements survenus à Reims le 19 septembre 1914 déposent sous serment. Publié en 1915, le fascicule intitulé Die Beschiessung der Kathedrale von Reims12 a pour but de prouver la véracité des témoignages allemands. Il comprend deux volets : l’exposé général et les documents fournis par la commission militaire d’enquête du ministère de la Guerre prussien

9 « Article 1 de la Convention de Genève du 22 août 1864 pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne » dans Droit international humanitaire, cd-rom du Comité International de la Croix-Rouge.

10 Ferdinand VETTER, « La Croix d’or. Protection des monuments artistiques et historiques en temps de guerre », Le Journal de Genève, 11 mai 1915. Pour ces questions spécifiques, je renvoie à la lecture de l’ouvrage de Nicola LAMBOURNE, War Damage in Western Europe. The Destruction of Historic Monuments during the Second World War, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2001, 228 p.

11 Ni la Convention de La Haye de 1907, ni aucun autre protocole, ne définissaient le statut particulier des biens culturels durant la guerre. Il faudra attendre le 14 mai 1954 pour qu’une convention soit adoptée à La Haye pour la protection spécifique des biens culturels en cas de conflit armé. Elle est entrée en vigueur le 15 août 1962.

12 Die Beschiessung der Kathedrale von Reims, Berlin, Georg Reimer, 1915, 31 p. Voir également, ADM, dépôt de Reims, 7J157. Annexes 12 à 19.

sur les violations du droit des gens. L’introduction insiste ainsi sur le fait que « peu d’événements de la guerre actuelle ont fourni à nos adversaires un sujet d’accusations dénuées de fondement, haineuses, aussi favorablement accueillis que le bombardement de la Cathédrale de Reims. » Ce recueil constitue une véritable plaidoirie en faveur de toutes les assertions allemandes antérieures pour justifier le bombardement de la cathédrale de Reims, l’incendie étant considéré comme un accident consécutif à un bombardement conventionnel.

L’accusation la plus véhémente portée par l’autorité allemande est de considérer que la cathédrale a servi, le 19 septembre 1914, de poste d’observation. Dès le lendemain de l’incendie, cette information est relayée dans la plupart des gouvernements encore neutres dans ce conflit. Cette attaque oblige, le 27 septembre 1914, à un démenti officiel du général Joseph Joffre (1852-1931) dans lequel il signale : « Le Commandant militaire à Reims n’a fait placer, en aucun moment, un poste d’observation dans la cathédrale »13 Ce premier démenti n’empêche pas le chancelier Theobald von Bethmann Hollweg (1856-1921), le 30 octobre 1914, d’envoyer une note au pape accusant les Français des mêmes griefs. Cette fois-ci, le démenti est formulé par le clergé rémois, en l’occurrence l’abbé Maurice Landrieux, le 6 novembre suivant.

Concernant les témoignages prêtés sous serment, un colonel allemand déclare, à une commission allemande d’enquête, le 14 avril 1915 : « Le 19 septembre vers midi, je me trouvais au bureau du commandement en chef à … lorsque le commandant de la … division fit savoir par téléphone que les observateurs de l’artillerie avaient constaté sans aucun doute possible l’existence d’un poste d’observation ennemi sur l’une des tours de la cathédrale ; on y avait reconnu des signaux par fanions. »14 Ce fait est d’ailleurs corroboré par un autre soldat allemand, Franz Beckmann, qui, le 12 décembre 1914 à Hanovre, signale qu’il a vu

« régulièrement », du 16 au 19 septembre, sur une des tours de la cathédrale, plusieurs observateurs militaires français15.

Mais les témoins allemands signalent également des batteries placées aux abords de la cathédrale, un projecteur sur l’une des tours… et jusqu’aux menus larcins. Ainsi ce témoignage de l’infirmière Alwine Ehlert, daté du 2 novembre 1914 : « J’ai perdu dans la Cathédrale de Reims la plupart de mes effets qui ne peuvent que m’avoir été volés par des

13 Le Courrier de la Champagne, 1er octobre 1914.

14 Annexe 17.

15 Annexe 13.

hommes du poste de garde. »16 Si cette affirmation paraît ridicule au regard de l’événement, l’autorité militaire allemande va accuser les Français d’avoir massacré des prisonniers présents dans la cathédrale.

Souvent la meilleure défense c’est l’attaque. Plutôt que de devoir constamment se justifier, le ministère de la guerre allemand communique le témoignage de l’aumônier militaire Johannes Prüllage du 22 juillet 191517. C’est le récit le plus étoffé de l’incendie. Il témoigne en faveur de la thèse d’un crime de guerre français18. Les portes de la cathédrale auraient été volontairement fermées en laissant à l’intérieur les blessés allemands. Ce n’est que grâce au clergé rémois que les blessés ont pu sortir par le portail du transept nord. Ce témoignage jusqu’à présent n’est guère éloigné de celui de l’abbé Landrieux. La différence vient du sort des blessés réfugiés de l’autre côté de la cathédrale, dans le chantier et la cour du Palais du Tau. Ceux-ci auraient été en partie massacrés par des civils et des soldats. Le vicaire Johannes Prüllage, témoin direct de cette scène, relate ces faits d’une manière très imagée : « Nous entendîmes distinctement du hangar II les coups de feu dans les bureaux et les cris déchirants des malheureuses victimes. Puis les deux portes opposées du hangar furent enfoncées et à chacune parut un fantassin ; un nouveau massacre des blessés… Les soldats, sans viser, tiraient dans la masse des blessés pelotonnés dans les coins ou sous des tables ; leurs supplications, leurs plaintes, leurs assurances qu’ils étaient des blessés de la cathédrale, rien ne put toucher ces bourreaux, qui tiraient presque à bout portant comme dans un troupeau »19. La réalité est difficile à cerner dans un tel récit. En France et en Allemagne, l’Union Sacrée et le Burgfriede lient le peuple à son gouvernement et tous acceptent en tant que faits avérés, les faux témoignages ou affabulations. Douter des versions officielles, c’est, en cette période, être un traître à son pays. La moindre hésitation pourrait être perçue par les différentes nations comme une faiblesse ou un aveu de culpabilité.

La propagande extérieure de la France : la quête des

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