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La formation d’obligations contradictoires

Section 1.- Les symptômes des conflits de normes dans le droit applicable

B.- La formation d’obligations contradictoires

165. Les conflits de normes génèrent des obligations contradictoires (1°) et sont susceptibles de conduire à la violation d’une norme par le respect d’une autre (2°).

1°) L’assujettissement à des normes contradictoires.

166. Il est vrai comme entrevue précédemment que parfois, des droits accordés aux investisseurs dans les accords d’investissements n’apparaissent pas compatibles avec les droits à l’alimentation des populations. Dès lors, l’Etat se retrouve confronté à un dilemme normatif par un assujettissement à des normes contradictoires. D’une part, en vertu du réseau fonctionnel des accords d’investissement internationaux généralement adoptés, l’Etat demeure engagé par la norme liée à l’investissement. D’autre part, l’Etat a dans la plupart des cas adhéré à des traités internationaux relatifs aux droits humains par lesquels le droit à l’alimentation doit prendre effet. Partant, il est le garant des droits de propriété des investisseurs étrangers sur son territoire et dans le même temps le gardien de la sécurité alimentaire de sa population.

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E. LOQUIN, « Le droit de l’environnement devant les tribunaux arbitraux internationaux », in Mélanges en l'honneur

de Gilles J. Martin, Pour un droit économique de l’environnement, Ed. Frison-Roche, 2013, p. 307.

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167. Méthodes d’interprétation406. Dans les lignes précédentes, nous avons commencé à observer, des conflits entre la norme alimentaire et la norme liée à l’investissement. Dans cette hypothèse, les tribunaux arbitraux, sans caractériser la situation de conflits normatifs vont s’efforcer de trouver une solution très souvent en s’appuyant sur la Convention de Vienne. Parmi des exemples multiples, il peut être cité l’affaire Emilio Agustín Maffezini v. The Kingdom of Spain. Dans cette sentence, le tribunal a déclaré que les dispositions des TBI s’interprétaient en regard de la Convention de Vienne, et notamment à la lumière de l’article 31407:

Like all other provisions of the BIT and in the absence of other specified applicable rules of interpretation, Article X must be interpreted in the manner prescribed by Article 31 of the Vienna Convention on the Law of Treaties. It provides that a treaty is to be “interpreted in good faith in accordance with the ordinary meaning to be given to the terms of the treaty in their context and in the light of its object and purpose.” (…)

Cette position est rappelée dans bien d’autres affaires CIRDI408.

168. La Convention de Vienne offre un appui inestimable à l’interprétation des traités et à la résolution des conflits en traités. L’article 30409 prévoit l’un des principes les plus importants dans

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Voy. sur ce point et de manière non exhaustive : G. GÉNY, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif,

Essai critique. T. 2, 2è éd., LGDJ, 1919 ; Ch. DE VISSCHER, Problèmes d’interprétation judiciaire en droit international, Paris, 1963 ; F. OST, M. VAN DE KERCHOVE, Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en droit, Bruxelles, Bruylant, 1989, le dossier portant sur les techniques interprétatives de la norme internationale, R.G.D.I.P, 2011-2 ; Sur l’interprétation en droit international public : S. SUR, « L’interprétation en droit international

public », in P. AMSELEK (dir.), Interprétation et droit, Bruxelles, Bruylant, P.U.A.M., 1995 ; Sur l’interprétation en droit international des investissements : R. DOLZER et C. SCHREUER, Principles of International Investment Law, Oxford University Press, 2è éd., 2012, p. 28 et s. ; F. LATTY, « Les techniques interprétatives du CIRDI », RGDIP. 2011- 2.

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CIRDI, Emilio Agustín Maffezini c. Espagne Spain, aff. n°ARB/97/7, Decision of the Tribunal on Objections to Jurisdiction, 25 janvier 2000, § 27 ; Voy aussi. J.-M. SOREL, « Article 31 », in O. CORTEN, P. KLEIN, Les Conventions

de Vienne sur le droit des traités. Commentaire article par article, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 1319.

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Voy. par ex : CIRDI Joseph Charles Lemire c. Ukraine, aff. n°ARB/06/18, sentence du 28 mars 2011 § 69 ; CIRDI,

Siemens A.G. c. Argentine, aff. n° ARB/02/8, Décision sur la compétence, 3 août 2004, § 80 ; CIRDI Mondev Int’l Ltd c. Etats-Unis, aff. n°ARB(AF)/99/2, sentence du 11 octobre 2002, § 43 ou encore CIRDI, Tokios Tokelés c. Ukraine, aff.

n° ARB/02/18, Decision on Jurisdiction, 29 Apr 2004, § 27 : « As have other tribunals, we interpret the ICSID Convention

and the Treaty between the Contracting Parties according to the rules set forth in the Vienna Convention on the Law of Treaties, much of which reflects customary international law.12 Article 31 of the Vienna Convention provides that “[a] treaty shall be interpreted in good faith in accordance with the ordinary meaning to be given to the terms of the treaty in their context and in light of its object and purpose ».

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L’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités portant sur l’application de traités successifs portant sur la même matière prévoit que : « 1. Sous réserve des dispositions de l'article 103 de la Charte des Nations Unies, les

droits et obligations des États parties à des traités successifs portant sur la même matière sont déterminés conformément aux paragraphes suivants. 2. Lorsqu'un traité précise qu'il est subordonné à un traité antérieur ou postérieur ou qu'il ne doit pas être considéré comme incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent. 3. Lorsque toutes les parties au traité antérieur sont également parties au traité postérieur, sans que le traité antérieur ait pris fin ou que son application ait été suspendue en vertu de l'article 59, le traité antérieur ne s'applique que dans la mesure où ses dispositions sont compatibles avec celles du traité postérieur. 4. Lorsque les parties au traité antérieur ne sont pas toutes parties au traité postérieur : a) dans les relations entre les États parties aux deux traités, la règle applicable est celle qui est énoncée au paragraphe 3 ; b) dans les relations entre un État partie aux deux traités et un État partie à l'un de ces traités seulement, le traité auquel les deux États sont parties régit leurs droits et obligations réciproques. 5. Le paragraphe 4 s'applique sans préjudice de l'article 41, de toute question d'extinction ou de suspension de l'application d'un traité aux termes de l'article 60 ou de toute question de responsabilité qui peut naître pour un État de la conclusion

l’interprétation des traités et utile pour la résolution des conflits normatifs : lex posterior priori derogat. Il signifie qu’un traité postérieur l'emporte sur un précédent. Cette hypothèse fonctionne lorsque « les droits et traités successifs portent sur la même matière410 ». Des doutes émergent donc sur la pertinence de la règle à résoudre un conflit entre la norme alimentaire et la norme liée à l’investissement. La règle n’apparaît pas adaptée411 tout comme le principe de specialia generalibus derogant 412 dans l’hypothèse de ce type de conflits normatifs413. Ce célèbre principe signifie qu’en cas de conflits entre une règle générale et une règle spéciale, c’est cette dernière qui prévaut. Mais de la même façon que cela a été relevé à propos de conflits entre les droits humains et le droit international des investissements, il est malaisé de déterminer entre le droit à l’alimentation et le droit international de l’investissement ce qui relèverait du général ou du spécial414. Au sein même des disciplines, le caractère général et spécial soulève des questions. Le régime du droit international des investissements repose sur des traités distincts, bien que des clauses ressemblantes y soient intégrées (traitement juste et équitable, expropriation …), dès lors la pratique des tribunaux arbitraux d'investissement s’inscrit dans une perspective de lex specialis415.

169. Pour autant, les références au droit international général sont nombreuses dans la jurisprudence arbitrale, et notons qu’il reste difficile de nier que « le droit international des investissements est arrimé à l’ordre juridique international416 ». Relevons aussi l’importance du droit international coutumier dans le droit international des investissements concernant le procédé interprétatif417. A côté, le droit à l’alimentation traite de règles spécifiques mais semble appartenir au droit international général, et des incertitudes perdurent quant à son rattachement au droit international coutumier. C’est ainsi que les outils classiques de résolution des conflits normatifs dans le cas d’une incompatibilité entre normes alimentaires et normes liées à l’investissement n’apparaissent que d’une efficacité limitée.

ou de l'application d'un traité dont les dispositions sont incompatibles avec les obligations qui lui incombent à l'égard d'un autre État en vertu d'un autre traité ».

410

E. DE BRABANDERE, Investment Treaty Arbitration as Public International Law: Procedural Aspects and

Implications, CUP, Version numérique Kindle, 2014, p. 139.

411

Ibid.

412

Sur ce point; voy. Muriel UBÉDA-SAILLARD (dir.), La mise en œuvre de la lex specialis dans le droit international

contemporain, SFDI, Pedone, 2017.

413

Pour l’historique des deux principes à la lumière des conflits de normes, voy. J.-L. HALPÉRIN, « Lex posterior derogat priori, lex specialis derogat generali, Jalons pour une histoire des conflits de normes centrée sur ces deux solutions concurrentes », Revue d’Histoire du Droit, 2012, pp. 353-397.

414

E. DE BRABANDERE, op. cit., p. 139.

415

F. LATTY, « Le point de vue du droit international des investissements », in Muriel UBÉDA-SAILLARD (dir.), La

mise en œuvre de la lex specialis dans le droit international contemporain, SFDI, Pedone, 2017, p. 118.

416

Ibid.

417

Voy. p. ex : CIRDI, Mondev International Ltd. c. Etats-Unis, aff. n°ARB(AF)/99/2, sentence du 11 octubre 2002, § 124 ; CNUDCI, Chemtura Corporation c. Canada, sentence du 2 août 2010, § 122.

2°) La violation d’une norme par le respect d’une autre

170. L’effet de cette observation normative conflictuelle n’est pas sans poser de difficultés. L’application des droits des investisseurs est susceptible de conduire à l’exclusion de la sécurité alimentaire. A l’inverse, l’affirmation de cette dernière peut générer une altération ou une négation des droits des investisseurs. De sorte que, dans cette situation conflictuelle, les obligations alimentaires de l’État ne pourront pas être satisfaites de manière simultanée avec les obligations énoncées dans les accords d’investissements. Pour autant, le droit international des investissements et les droits humains imposent tous deux des obligations aux Etats. La violation par un Etat de ses obligations alimentaires implique la mise en œuvre de sa responsabilité au même titre que lors d’une violation au droit international des investissements. Sous l’angle du droit à l’alimentation, l’observation générale n°15 rappelle que l’Etat se doit de respecter, protéger et mettre en œuvre418.Le Professeur Eric De Brabandere a précisé la méthode de « political decision ». Il rappelle qu’elle ne constitue pas en soi une technique de résolution des conflits419. Lorsque l’Etat doit choisir entre le respect d’un traité ou de l’autre, il ne respectera pas une partie de ses obligations. Par cette technique, il va rechercher la solution la plus équilibrée possible et appliquer le principe de « décision politique ». Dès lors, en appliquant ce procédé, l’Etat passe par un calcul et sera susceptible de procéder à la violation du traité qu’il lui portera le moins préjudice en cherchant à atténuer sa responsabilité. Si une plainte est déposée par l’investisseur sur le fondement d’une violation de son droit de propriété, le danger reste que les arbitres soient poussés à juger le bien-fondé de cette décision politique.

171. La garantie de la sécurité alimentaire entre les mains de l’arbitre ? Les arbitres interviennent de plus en plus dans des différends qui affectent les intérêts collectifs. Les conséquences de leurs décisions dépassent le champ économique et rejaillissent sur des intérêts sociaux. Dès lors, le pouvoir qu’ils détiennent influe non pas seulement sur les parties du litige mais sur la société dans son ensemble. Qu’ils le veuillent ou non, les arbitres se retrouvent à devoir se prononcer sur des situations alimentaires non prévues dans les accords d’investissement internationaux. Dès lors, ils peuvent ignorer la situation volontairement ou involontairement, soit parce qu’ils estiment ne pas être

418

Voy. not. Obligation générale n°15 : « 20. Le droit à l’eau, comme tout droit fondamental, impose trois types

d’obligations aux Etats parties: les obligations de respecter, de protéger et de mettre en œuvre » ; « 40. Il convient toutefois de souligner qu’un Etat partie ne peut justifier l’inexécution des obligations fondamentales Énoncées au paragraphe 37 ci-dessus, auxquelles il est impossible de déroger » ; « 41. Pour déterminer quelles actions ou omissions constituent une atteinte au droit à l’eau, il importe d’établir une distinction entre l’incapacité et le manque de volonté de l’Etat partie de s’acquitter de ses obligations ».

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compétent en qualité de juge de la sécurité alimentaire, soit parce que le risque alimentaire n’est pas appréhendé dans son ensemble. L’intégration de la dimension des droits humains dans la procédure d’arbitrage révèle l’importance de ses pouvoirs. Luke Eric Peterson a déclaré que « les arbitres se retrouvent devant la tâche ardue et novatrice de déterminer comment les États doivent jongler avec les obligations relevant du droit international relatif aux droits humains et celles qui découlent du droit économique international »420. L’absence de prévisibilité des actes dans un système juridique dont les particuliers attendent un ordre stable421 soulève donc des questions. L’interprétation incertaine par les arbitres des contradictions normatives conduit à une insécurité juridique avec laquelle les investisseurs, les Etats et les victimes d’insécurité alimentaire doivent composer.

§ 2.- La contrariété des décisions arbitrales : le déséquilibre des décisions

172. Dans les affaires CMS et LG&E c. Argentine422, les faits sont similaires et les supports juridiques à la disposition du tribunal demeurent identiques (A). En revanche, la lecture de la gravité de la crise économique et sociale par les arbitres s’avère contradictoire et a conduit à l’établissement de décisions contraires (B).

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