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Chapitre 1.- L’analyse étiologique des conflits normatifs : les causes

A.- Les finalités distinctes

46. La distinction des finalités de la sécurité alimentaire et des investissements internationaux impose de se pencher sur le besoin d’une protection des droits alimentaires des populations (1°), puis sur le besoin d’une protection des droits de propriété des investisseurs (2°).

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A. PELLET, Comptes rendus analytiques des séances de la cinquième-huitième session, Annuaire de la Commission

1°) Le besoin d’une protection des droits alimentaires des populations

47. Le besoin d’une protection des droits alimentaires correspond en partie à des besoins vitaux et a commencé à être encadré par le droit contemporain sur la base de deux instruments juridiques : la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 (DUDH) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). Tout d’abord, en adhérant à la DUDH, les Etats s’engagent à respecter et garantir les droits de l’Homme, ils doivent en assurer la bonne exécution, l’effectivité et s’abstenir de les restreindre. L’article 25 de la DUDH prévoit que :

Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.

48. Ce sont les prémisses du droit à l’alimentation et du concept de la sécurité alimentaire. Malgré sa valeur déclarative, à partir de la DUDH, d’autres textes essentiels ont vu le jour, tels que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et ses deux Protocoles facultatifs ainsi que le PIDESC. L’article 11 du PIDESC, qui a valeur contraignante, consacre le droit à un niveau de vie suffisant pour toute personne, y incluant le droit à la nourriture. Ainsi, il est précisé que les Etats parties au Pacte reconnaissent le droit fondamental pour toute personne « d’être à l’abri de la faim ». Par conséquent, les Etats ont l’obligation de tout mettre en œuvre pour :

(…) améliorer les méthodes de production, de conservation et de distribution des denrées alimentaires par la pleine utilisation des connaissances techniques et scientifiques, par la diffusion de principes d’éducation nutritionnelle et par le développement ou la réforme des régimes agraires, de manière à assurer au mieux la mise en valeur et l’utilisation des ressources naturelles (…) (et) pour assurer une répartition équitable des ressources alimentaires mondiales par rapport aux besoins, compte tenu des problèmes qui se posent tant aux pays importateurs qu’aux pays exportateurs de denrées alimentaires.

49. L’article 11 du PIDESC et l’article 25 de la DUDH posent les bases juridiques du droit de l’alimentation et du concept de sécurité alimentaire en imposant des obligations aux Etats parties au Pacte qui doivent en assurer la mise en œuvre. En 1987, le Comité des droits sociaux, économiques et culturels fut institué afin de garantir la pleine réalisation des droits énoncés dans le Pacte. L’approche normative de la sécurité alimentaire sous-entend la notion de responsabilité135. En parallèle du PIDESC et de la DUDH, l’élaboration de textes spécifiques est constatée. C’est le cas de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1970),

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la Convention relative aux droits de l’enfant (1989) et la Convention relative au statut des réfugiés (1951). Ces corpus juridiques prévoient des dispositions relatives à la sécurité alimentaire et appartiennent aux textes contraignants les plus importants dans cette matière.

50. Malgré la mise en place d’outils juridiques dans le droit international en réponse aux besoins alimentaires des populations, ces derniers restent mal appréhendés. Or, comme les besoins des opérateurs du commerce international et des investissements internationaux, les populations ont besoin de liberté et de sécurité alimentaire136. Si la notion de besoin du commerce international permet de justifier l’existence de règles matérielles propres 137 , la transposition aux besoins des investissements internationaux constitue une justification à l’existence d’un corpus de règles adaptées à l’exigence de protection attendue par l’investisseur étranger. Aussi, l’application de la notion aux besoins alimentaires conforte l’exigence d’un renforcement du développement du droit de l’alimentation et renseigne sur l’inadaptation des règles juridiques en vue de répondre à l’ensemble des nécessités alimentaires.

51. La liberté alimentaire peut s’entendre comme un renvoi aux préférences alimentaires, c’est-à-dire le droit de pouvoir manger ce que l’on souhaite. Dans cette hypothèse, la liberté alimentaire est consubstantielle à la sécurité alimentaire et nécessairement liée à d’autres libertés telles que la liberté religieuse (respect des pratiques alimentaires religieuses), mais aussi à la liberté économique (pouvoir manger ce que l’on souhaite en toutes circonstances implique une libre circulation des denrées alimentaires). Dans d’autres circonstances, la liberté alimentaire devrait être limitée en vue d’assurer la réalisation de la sécurité alimentaire. Par exemple, la libre circulation non contrôlée des denrées alimentaires est susceptible de conduire dans certaines zones à des pollutions massives en raison d’une agriculture intensive, dès lors, la liberté économique alimentaire pourrait se voir limitée en vertu de la sécurité alimentaire. Ceci étant précisé, les finalités de la sécurité alimentaire n’en restent pas pour autant plus lisibles. La sécurité alimentaire repose sur deux approches : une approche quantitative et une approche qualitative. Sous l’angle quantitatif, la finalité constitue la disponibilité des denrées alimentaires. Celle-ci ne pourra être garantie sans une répartition équitable des ressources et une accessibilité physique et économique aux denrées alimentaires. Sous le prisme de la dimension qualitative de la sécurité alimentaire, la finalité demeure la garantie d’une alimentation adéquate par le respect de la spécificité culturelle et le respect de l’équilibre écologique.

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Sur les besoins de liberté et de sécurité, voy. J.-B. RACINE et F. SIIRIAINEN, Droit du commerce international, Dalloz, 2è éd., 2011, p. 6.

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J.-B. RACINE, « Quel sens dans le passé et pour l’avenir des besoins du commerce international ? », Table ronde, in J.-S. BERGÉ ET G.-C. GIORGINI (dir.), Le sens des libertés économiques de circulation, Colloque international tenu du 23 au 24 mai 2019, Nice. A paraître.

D’une part, la dimension qualitative sous-entend le respect par les investisseurs de valeurs culturelles liées au droit à l’alimentation, notamment dans l’hypothèse d’opérations d’investissements effectuées sur des terres ancestrales appartenant à des communautés autochtones. D’autre part, les investisseurs sont invités à respecter et contribuer à l’équilibre écologique en vue de permettre aux générations futures de bénéficier des ressources naturelles. Sans la mise en pratique de ces quatre critères : critère de la répartition équitable, critère d’accessibilité, critère culturel et critère de durabilité, la sécurité alimentaire dans le droit des investissements internationaux ne se réalisera pas. Ces quatre critères répondent à des besoins vitaux et sont susceptibles d’être malmenés par des opérations d’investissement.

2°) Le besoin d’une protection des droits de propriété des investisseurs

52. Le terme de besoin renvoie à la nécessité d’une existence. Dans le contexte des investissements étrangers, le besoin désigne la nécessité d’obtention de garanties en vue d’assurer l’existence de l’investissement. Ces garanties peuvent être apportées par l’État d’accueil désirant offrir les meilleures conditions d’investissement à ses hôtes étrangers. Les investisseurs étrangers ont donc besoin d’une protection de leurs investissements effectués sur le territoire d’un État ne répondant pas nécessairement aux mêmes lois que leurs États d’origine. La finalité principale sous l’angle des investisseurs demeure économique. C’est la volonté d’une rentabilité, d’un retour sur investissement. De manière générale, les besoins des opérateurs du commerce international englobent les besoins des opérateurs du droit international des investissements. Il s’agit comme indiqué préalablement du besoin de liberté et de sécurité. Les meilleures conditions d’investissement s’obtiennent donc dans un climat combinant ce duo. A l’image du droit du commerce international, les investissements internationaux sont élaborés « comme un champ privilégié de libéralisation et de déréglementation138 ». La liberté est donc au cœur du système des investissements. Ensuite, il y a le besoin de sécurité. Cette dernière est « construite par les opérateurs eux-mêmes, principalement par le recours au contrat et à l’arbitrage139 » ainsi que par les États via l’élaboration de normes juridiques assurant une protection aux investissements140.

53. Lorsqu’un investisseur souhaite développer son activité à l’étranger, ce dernier demeure confronté à une série de difficultés. Il devra s’assurer que le territoire sur lequel il souhaite s’installer

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J.-B. RACINE et F. SIIRIAINEN, Droit du commerce international, Dalloz, « Cours », 3e éd., 2018, p.7 ; Voy. aussi, J.-B. RACINE, « Brefs propos sur la notion de besoins du commerce international », RDAI/IBLG, n°4, 2019, pp. 375- 388.

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J.-B. RACINE et F. SIIRIAINEN, op. cit., p. 8.

est propice à la réception d’investissements par la garantie d’une stabilité économique, politique, juridique et sociale. Par conséquent, si la prévisibilité parfaite n’existe pas, l’investisseur exigera tout de même des garanties avant la mise en œuvre de l’opération d’investissement. Pour autant, la durée des investissements étrangers peut s’étaler sur plusieurs années comme plusieurs décennies. L’investissement reste donc sujet aux variations des politiques étatiques141 ou aux crises sous toutes leurs formes : économiques, sociales, politiques142. Elles sont susceptibles d’être des freins à leurs activités conduisant soit à des atteintes à leurs investissements ou dans les pires formes à la disparition de l’investissement. Imaginons un investisseur étranger dont les investissements auraient été réduits en cendre par un changement radical de politique et le renversement du gouvernement de l’État hôte. Le nouveau pouvoir étatique peut décider de nationaliser certains secteurs stratégiques ou encore confisquer des biens appartenant à l’investisseur. Dès lors, en vue d’obtenir une indemnisation, l’investisseur a la possibilité d’intenter un recours devant les juridictions nationales dans un pays où la confiance en la justice pourrait faire défaut ou engager une procédure devant des instances internationales.

54. Le développement du droit des investissements, et avant même la naissance de cette discipline, l’essor de mécanismes de protection des investissements répondent à de véritables besoins des investisseurs. Sous l’angle de notre étude, la confrontation de l’investissement à une crise ou une épreuve alimentaire conduit à renforcer les inquiétudes. En effet, le besoin de protection de l’investissement se retrouve en conflit avec un besoin vital, le besoin alimentaire, et la nécessité d’apporter aux populations la sécurité alimentaire. Imaginons un investissement étranger sur plusieurs hectares de terres proposés par un État. Au préalable, afin d’assurer à l’investisseur des portions de terres suffisantes, l’État procède à la destruction de zones forestières et à la confiscation de terres agricoles qui comprennent des terres appartenant à des communautés autochtones. En raison de la diminution des parcelles de terre dédiées à l’alimentation, le prix de certaines denrées alimentaires augmente dans cette région. L’usage de certains pesticides sur les terres et la forte consommation en eau génèrent de vives tensions avec les populations. Des émeutes surgissent de toutes parts et s’accentuent lors de la découverte de pollutions massives sur des terres, générées par les activités de

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Voy.p. ex. CIRDI, Vattenfall AB and others c. Allemagne, aff. n°ARB/12/12, notice d’arbitrage, 31 mai 2012. L’Allemagne a décidé de modifier sa loi sur l’énergie et de commencer une suppression progressive de l’énergie nucléaire. Pour ce faire, il avait été envisagé la fermeture de certains des réacteurs les plus anciens du pays. L’investisseur Vattenfall a déclaré que cette mesure conduisait à une perte de revenus de 1,5 millards de dollars US. Il a donc engagé une requête en arbitrage devant le CIRDI à l’encontre de l’Allemagne et auprès de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne.

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Voy. p. ex. La crise socio-économique en Argentine dans les années 2000 et ses effets sur les investissements étrangers ayant conduit à une multiplication des requêtes d’arbitrage devant le CIRDI en vertu des violations des droits des investisseurs : CIRDI, Azurix Corp. c. Argentine, aff. n°ARB/01/12, sentence du 14 juillet 2006 ; CIRDI, Compañia de

Aguas del Aconquija, S.A. & Vivendi (ex-Compagnie Générale des Eaux) c. Argentine, aff. n°ARB/97/3, sentence du 21

novembre 2000 ; CIRDI, AES Corporation c. Argentine, aff. n°ARB/02/17, décision sur la compétence, 26 avril 2005 ; CIRDI, CMS Gas Transmission Company c. Argentine, aff. n°ARB/01/8, sentence du 12 mai 2005.

l’investisseur étranger. Désirant arrêter au plus vite les contestations et les manifestations d’une extrême violence sur son territoire, l’État, en difficultés économiques, procède à l’expropriation des terres de l’investisseur étranger sans compensation au nom du droit de l’alimentation de sa population. Ce dernier entend respecter ses engagements alimentaires conformément aux accords internationaux signés et à sa législation nationale. Dans le même temps, l’État avait invité ce même investisseur à opérer d’importants investissements dans le secteur minier qu’il envisageait de développer. Après un changement gouvernemental, l’investisseur ne répondant plus aux nouvelles exigences légales se voit refuser un permis environnemental. De plus, le nouveau gouvernement entend arrêter les activités minières en raison d’une pollution des eaux sur son territoire. L’investisseur estime à plusieurs centaines de millions de dollars la perte financière et soupçonne l’État d’instrumentaliser le droit de l’alimentation à des fins économiques.

55. Voici le type de scénario poussé à son paroxysme auquel l’investisseur est susceptible d’être confronté. Notons que dans cet exemple, les quatre critères nécessaires à la réalisation de la sécurité alimentaire développés précédemment - les critères de répartition équitable, d’accessibilité, de durabilité et culturel- entrent en conflit avec l’investissement international. Dès lors, l’arbitre confronté à une ou plusieurs des situations mises en scène dans l’illustration se prononcera simultanément sur la protection des droits des investisseurs et la protection des droits alimentaires des populations, malgré lui.

56. Dans l’ensemble des hypothèses du scénario, les activités économiques de l’investisseur portent atteinte à la sécurité alimentaire sous toutes ces formes, tandis que cette dernière constitue un véritable frein ou un motif d’élimination de l’activité économique de l’investisseur. L’absence d’encadrement commun des besoins des investisseurs par les États contribue à générer du forum shopping ainsi que du dumping environnemental, alimentaire et social. La mise en place d’un cadre commun permettrait certainement de ne pas céder aux exigences et aux besoins des investisseurs s’ils contredisent les normes alimentaires. S’accorder, c’est prévoir un degré de protection des valeurs non marchandes, lesquelles ne pourraient pas être méprisées au profit des besoins des investissements. Cela sous-entend que les États répondent ensemble aux besoins des investisseurs en prenant en compte les spécificités de certains investissements, et en n’accordant pas en amont d’autorisation à des investissements porteurs de haut risque alimentaire.

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