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Des conclusions juridiques contraires

Section 1.- Les symptômes des conflits de normes dans le droit applicable

B.- Des conclusions juridiques contraires

183. En vue de saisir les conclusions contraires apportées par les tribunaux arbitraux, penchons-nous sur l’interprétation distincte du critère de gravité (1°) et l’interprétation in concreto de la situation (2°).

1°) L’interprétation contradictoire du critère de gravité

184. La sauvegarde d’un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent. Dans les deux affaires, le tribunal a apprécié la gravité de la crise d’Argentine en vue de déterminer si l’article 25 des articles de la Commission du droit international était applicable. Partant, il s’est livré à un contrôle de proportionnalité entre les mesures d’urgence prises et la gravité de la crise. Alors que dans l’affaire CMS c. Argentine, le tribunal arbitral a reconnu la gravité de la crise économique446, dans l’affaire Sempra c. Argentine447, il est fait un renvoi aux affaires CMS et Enron Argentine en précisant que les arbitres n’avaient pas été convaincus par la gravité de la crise comme un facteur susceptible de déclencher l’état de nécessité448. Autrement dit, la gravité de la crise économique en Argentine fait l’unanimité, mais dans certains cas, elle n’atteint pas un degré suffisant justifiant l’emploi de l’état de nécessité. Dans l’affaire LG&E, les arbitres ont considéré que les intérêts essentiels de l’Argentine avaient été menacés. Le tribunal a qualifié la menace comme « an extremely serious threat to its existence, its political and economic survival, to the possibility of maintaining its essential services in operation, and to the preservation of its internal peace449». Dans l’affaire CMS, le tribunal arbitral a reconnu encore une fois la gravité du contexte économique et social, et compris que l’Etat ait pris des mesures d’urgence pour éviter que « l’économie ne s’effondre »450. En revanche, les arbitres ont conclu que les effets de la crise n’étaient pas suffisants pour actionner l’état de nécessité.

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Ibid.

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CMS, op cit., §320 : « The Tribunal is convinced that the crisis was indeed severe and the argument that nothing

important happened is not tenable. However, neither could it be held that wrongfulness should be precluded as a matter of course under the circumstances. ».

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CIRDI, Sempra Energy International c. la République d’Argentine, aff. n°ARB/02/16,

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Voy. Sempra, op cit., « While the CMS and Enron tribunals have not been persuaded by the severity of the Argentine

crisis as a factor capable of triggering the state of necessity, LG&E has considered the situation in a different light and justified the invocation of emergency and necessity, albeit for a limited period of time », § 346.

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LG&E, op cit., §257.

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185. Le tribunal devait examiner si les mesures d’urgence étaient la seule manière pour l’Argentine de sauvegarder ses intérêts. La Commission du droit international a apporté des précisions dont le tribunal a fait écho, l’état de nécessité est « irrecevable si d’autres moyens (par ailleurs licites) sont disponibles même s’ils sont plus onéreux ou moins commodes »451. Dans l’affaire CMS, les arbitres ont estimé que la voie entreprise par l’Argentine n’était pas le seul moyen pour sauvegarder l’intérêt essentiel de l’Etat contre un péril grave et imminent. Les avis des experts sur la situation économique de l’Argentine sont divisés. Certains ont affirmé le caractère catastrophique de la crise, laissant penser que cet état était insurmontable, d’autres ont émis une analyse inverse. Alors que les faits étaient similaires dans l’affaire LG&E, le tribunal arbitral a analysé l’affaire sous un angle différent et estimé que l’état de nécessité était justifié452. Dans l’affaire Sempra, au contraire, le tribunal a considéré que la situation de l’Argentine n’était pas différente de situations économiques graves ayant frappé d’autres pays du monde.453

186. A ces conditions énoncées s’ajoutent des limites, d’une part, l’obligation internationale ne doit pas exclure la possibilité d’invoquer l’état de nécessité, d’autre part, le fait ne doit pas porter gravement atteinte à un intérêt essentiel de l’Etat ou des Etats à l’égard desquels l’obligation existe ou de la communauté internationale dans son ensemble. Ces conditions ne posent pas de difficultés dans ces affaires. En revanche, l’Etat ne doit pas avoir contribué à la survenance de la situation. Cette condition reste importante et soulève des interprétations diverses. Dans l’affaire CMS, le tribunal a observé la déficience successive des politiques gouvernementales depuis les années 1980454. Ces politiques ont contribué de façon significative à la crise, même si des facteurs exogènes ont aggravé la crise455. Au contraire, dans l’affaire LG&E, le tribunal a adopté une position inverse, en considérant d’une part que les demanderesses n’avaient pas prouvé que l’Argentine avait contribué à la survenance de la crise, et d’autre part, que l’Etat avait manifesté sa volonté de limiter les effets dramatiques de la crise456. D’après les arbitres, aucune preuve sérieuse ne permettait d’établir la responsabilité de l’Argentine dans la crise économique et sociale qu’elle a traversée457. Dans l’affaire LG&E, le tribunal a considéré qu’entre le 1er décembre 2001 et le 26 avril 2003, l’Argentine était

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J. Crawford, The International Law Commission’s Articles on State Responsibility, Cambridge University Press, 2002, at 184 in CMS Gas Transmission Co. c. la République d’Argentine, affaire CIRDI no ARB/01/8, 2005, § 324.

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Sempra, op cit., .« While the CMS and Enron tribunals have not been persuaded by the severity of the Argentine crisis

as a factor capable of triggering the state of necessity, LG&E has considered the situation in a different light and justified the invocation of emergency and necessity, albeit for a limited period of time », § 346.

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Sempra, op cit., « The opinions of experts are sharply divided on this issue. They range from those that consider the

crisis as having had gargantuan and catastrophic proportions, to those that believe that it was no different from many other contemporary crisis situations around the world », § 347.

454 CMS, op cit., § 329. 455 Ibid. 456 LG&E, op cit., § 256. 457 LG&E, § 257.

dans un état de nécessité et qu’elle devait pour cette période être exonérée du paiement d’une indemnisation458.

187. L’article XI du TBI entre l’Argentine et les Etats-Unis. Les tribunaux se sont prononcés sur l’applicabilité de l’article XI à l’état de crise en Argentine et la nécessité des mesures adoptées en vue de maintenir l’ordre public et protéger ses intérêts essentiels. Dans les deux affaires, les arbitres se sont opposés à la vision apportée par les demanderesses sur la situation économique de l’Argentine et jugé que les qualificatifs utilisés tels que « problèmes économiques » étaient insuffisants pour désigner la crise extrêmement grave traversée par l’Argentine459. A ce titre, le tribunal a rejeté l’applicabilité de l’article 11 comme recevable uniquement dans des circonstances militaires ou de guerre. Tandis que dans l’affaire CMS, les arbitres ont précisé qu’aucun élément en droit international coutumier ou sur le fondement du traité ne permettait d’écarter les crises économiques460, dans l’affaire LG&E, les arbitres ont clairement énoncé que lorsque les circonstances économiques et sociales conduisent à l’effondrement des piliers centraux de l’Etat, la situation peut être assimilée à une invasion militaire461. Ainsi, dans l’affaire LG&E, le tribunal arbitral a exonéré l’Argentine de sa responsabilité sur le fondement de l’article XI pour toutes les violations du traité commises entre le 1er décembre et le 26 avril 2003. Le tribunal a rappelé que la période susmentionnée correspondait au début et à la fin de période de la crise économique462 et considéré que l’Argentine avait apporté les preuves du haut degré de désordre public et de menaces contre des intérêts essentiels de sécurité463. A l’inverse, dans l’affaire CMS, les arbitres ont estimé que nonobstant la gravité de la crise, les intérêts essentiels de sécurité exposés dans l’article XI n’étaient pas établis.

2°) L’interprétation in concreto

188. La contradiction des décisions dans la jurisprudence n’est pas sans conséquence. Au-delà de l’incohérence du système normatif464 que cela laisse supposer, c’est une véritable faille que le droit international des investissements a dévoilée dans un domaine où l’intérêt collectif est au centre des

458LG&E, op cit., § 267 : « Between 1 December 2001 and 26 April 2003, Argentina was in a state of necessity, for which

reason it shall be exempted from the payment of compensation for damages incurred during that period », § 267 c).

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LG&E, § 231.

460

CMS, op cit., §359.

461

LG&E, § 238 : « When a State’s economic foundation is under siege, the severity of the problem can equal that of any military invasion ». 462 LG&E, § 230. 463 LG&E, § 231. 464

préoccupations. Si dans les deux affaires CMS et LG&E, les conclusions du tribunal arbitral sont distinctes, la nature de la contradiction intervient au niveau de l’implication de l’Argentine dans la survenance de la crise et les visions opposées des arbitres à ce sujet. Dans l’affaire CMS, le tribunal a retenu que les politiques successives du gouvernement argentin avaient conduit à la situation chaotique, en reconnaissant que des facteurs exogènes avaient également aggravé la situation tandis que dans l’affaire LG&E, le tribunal a considéré que l’Argentine avait tout fait pour éviter les effets de la crise, notamment en adoptant des mesures d’urgence. La responsabilité de l’Etat est indirectement entendue dans l’affaire CMS, puisque l’Argentine n’a pas pris les décisions adéquates. La contradiction s’est étendue jusqu'à l’indemnisation. Dans l’affaire CMS, le tribunal a rejeté l’hypothèse selon laquelle les conséquences de l’état de nécessité devaient intégralement être supportées par l’investisseur en vertu de l’article 27 des articles de la CDI465. Au contraire, dans l’affaire LG&E, les arbitres ont considéré qu’il ne pouvait pas se déduire de l’article 27 une obligation d’indemnisation des pertes subies par l’investisseur de la part des Etats466. Dans cette perceptive les dommages devraient être supportés par les investisseurs. Dès lors, l’Argentine demeure exemptée d’indemniser les investisseurs et ne voit pas sa responsabilité engagée durant la période de nécessité467

189. Le premier paragraphe de l’article 25 de la CDI portant sur la responsabilité des États pour fait internationalement illicite prévoit que :

L’Etat ne peut invoquer l’état de nécessité comme cause d’exclusion de l’illicéité d’un fait non conforme à l’une de ses obligations internationales que si ce fait : a) Constitue pour l’Etat le seul moyen de protéger un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent; et b) Ne porte pas gravement atteinte à un intérêt essentiel de l’Etat ou des Etats à l’égard desquels l’obligation existe ou de la communauté internationale dans son ensemble.(…).

A cet égard, l’auteure Saïda El Boudouhi a fait remarquer que le fait souligné à la troisième ligne est « l’élément factuel de cette proposition normative468 ». L’application de l’état de nécessité ne se fera qu’à la condition que la crise ait été suffisamment grave. « C’est donc dans certains cas non pas une différence d’appréciation des faits qui va justifier des solutions différentes mais le choix entre deux faits juridiques, et donc deux règles, plus ou moins précisément déterminé par le droit469 » nous dit

465

CMS, op cit., §§ 383-394. Voy art 27 CDI : « L’invocation d’une circonstance excluant l’illicéité conformément au

présent chapitre est sans préjudice : a) Du respect de l’obligation en question si, et dans la mesure où, la circonstance excluant l’illicéité n’existe plus; b) De la question de l’indemnisation de toute perte effective causée par le fait en question », Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite résolution 56/83 de

l’Assemblée générale en date du 12 décembre 2001.

466

LG&E, op cit., § 260.

467

LG&E, § 262-266.

468

S. EL BOUDOUHI, L’élément factuel dans le contentieux international, Bruylant, 2013, p. 248.

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l’auteur. La subjectivité du terme « gravité » renseigne sur les interprétations potentielles et l’issue aléatoire de la décision selon l’appréciation par le juge.

190. L’étude des deux décisions éclaire sur le danger d’une marge extensive d’interprétation. Or, si l’interprétation est inhérente à tout système juridique, une telle distinction d’appréciation révèle que dans l’hypothèse d’une rencontre entre l’investissement international et la sécurité alimentaire, cette dernière est susceptible d’être remise entre les mains des arbitres et sera appréciée sur le fondement des règles juridiques du droit international des investissements.

191. Après s’être penché sur les symptômes des conflits de normes dans le droit applicable, mettons en lumière les symptômes sur les opérateurs qui s’avèrent instructifs à analyser en vue de mieux saisir le rapport conflictuel normatif entre le droit à l’alimentation et le droit international des investissements.

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