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L’insuffisance des convergences entre la norme alimentaire et la norme liée à l’investissement

Section 2.- L’incidence de la fragmentation du droit international sur la relation entre le droit de l’alimentation et le droit des investissements internationau

B.- L’insuffisance des convergences entre la norme alimentaire et la norme liée à l’investissement

122. La fragmentation contribue à l’insuffisance de convergences entre les normes alimentaires et celles liées à l’investissement international. Ce phénomène apparaît nettement par l’absence de références directes à la sécurité alimentaire dans les accords d’investissements internationaux (1°). Par un effet papillon, cette absence de référence conduit a une imperméabilité des normes alimentaires dans le droit international des investissements (2°).

1°) L’absence de références directes de la sécurité alimentaire dans le droit international des investissements

123. Conception des traités bilatéraux d’investissement. L’absence de références directes de la sécurité alimentaire dans les investissements apparaît naturelle. Les accords d’investissement n’ont pas vocation à garantir la sécurité alimentaire. La réglementation alimentaire repose sur un système distinct de la réglementation des investissements internationaux. Les investissements internationaux et la sécurité alimentaire ne portent pas sur les mêmes questions et n’ont pas les mêmes finalités. La finalité de la norme alimentaire est de garantir la sécurité alimentaire des populations. La finalité de la norme liée aux investissements internationaux est d’assurer à l’investisseur étranger la protection de son investissement lors d’une opération sur le territoire de l’État hôte. Ni plus ni moins. C’est la raison pour laquelle dans l’arbitrage d’investissement, l’investisseur intervient toujours comme demandeur et l’État comme défendeur341. Ces finalités engendrent des déséquilibres et témoignent de la fragmentation du droit applicable lors des interactions entre la sécurité alimentaire et les investissements internationaux. La multiplication des traités bilatéraux d’investissement à destination des investisseurs et la concentration des pouvoirs économiques entre les mains des acteurs privés révèlent la force normative et économique de ces derniers, parfaitement mesurée lors des

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Ibid., p. 282.

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E. JOUANNET, L’ambivalence des principes généraux face au caractère étrange et complexe de l’ordre juridique

international, in R. HUESA VINAIXA et K.WELLENS (dir.), L’influence des sources sur l’unité et la fragmentation du droit international, Travaux du séminaire tenu à Palma, 20-21 mai 2005, Bruylant, 2006, p. 151.

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P. JUILLARD, « Le système actuel est-il déséquilibré en faveur de l’investisseur privé étranger et au détriment de l’État d’accueil ? » (Table ronde) in Ch. LEBEN (dir.), Le contentieux arbitral transnational relatif à l’investissement.

Nouveaux développements, Paris, L.G.D.J., 2006, pp. 190-193 ; W. BEN HAMIDA, L’arbitrage transnational unilatéral: réflexions sur une procédure réservée à l'initiative d'une personne privée contre une personne publique, Thèse, Paris,

conflits dans l’arbitrage d’investissement. Alors que les accords d’investissement devaient protéger les investisseurs privés contre l’arbitraire des Etats, il semble que désormais l’Etat puisse être sévèrement malmené par la force des dispositions des accords qu’ils se sont engagés à respecter. L’absence de normes alimentaires et plus généralement de normes extra-économiques dans les traités démontre les facilités à disposition des investisseurs pour déroger aux règles du droit humain. Les investisseurs internationaux peuvent donc aisément s’astreindre de toutes contraintes normatives. La sécurité alimentaire n’y échappe pas.

124. Le besoin de réglementations hybrides. L’absence de normes alimentaires dans les accords d’investissements et la mise en œuvre de réglementations distinctes contribuent à faire émerger les conflits de normes. Bien sûr, l’expansion de normes distinctes ne conduit pas nécessairement à des conflits normatifs puisque les problématiques de chacune relèvent de sujets en principe sans liens. La difficulté tient à la multiplication des interactions pratiques entre la sécurité alimentaire et les investissements internationaux. Il n’existe pas de droit portant sur ces interactions qui pourraient guider le juge sur la prévalence d’une norme sur l’autre en droit international des investissements, ni de hiérarchie des normes ou de constitution fondamentale indiquant les solutions juridiques générées par ces interactions. En l’absence de tels mécanismes, la mise en place d’accords fondés sur des réglementations hybrides permet d’appréhender les interactions des investissements internationaux avec d’autres normes extérieures. Ce n’est de toute évidence pas l’intégration de formules détaillées sur la sécurité alimentaire dans les traités qu’il convient de défendre, mais bien plus des principes généraux offrant à la sécurité alimentaire le bénéfice d’une protection générale dans son ensemble à l’image de la norme environnementale. La norme alimentaire est marquée par sa diversité, de sorte que l’intégration de la norme environnementale dans les accords d’investissement ne suffit pas à garantir la sécurité alimentaire, mais seulement à en assurer l’un des volets. Cette situation conforte l’idée selon laquelle la garantie d’un système international performant passe par la recherche de règles communes intégrables dans les traités342 et se caractérise par une flexibilité qui permet une application dans toutes les catégories de droit international.

2°) De l’absence de référence à l’imperméabilité des normes alimentaires dans le droit international des investissements : « l’effet papillon »

125. L’absence de référence à la sécurité alimentaire a conduit à une forme d’imperméabilité des normes alimentaires dans le droit international des investissements susceptible de laisser penser

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que l’investissement international serait systématiquement hermétique à la norme alimentaire. Or, il faut surtout considérer que l’architecture internationale des investissements internationaux n’a pas été conçue pour accueillir la sécurité alimentaire. En revanche, un chantier et des réaménagements en profondeur restent loin de l’impossibilité.

126. L’effet papillon. L’effet papillon désigne un phénomène à l’origine sans importance qui par une suite d’événements enchaînés conduit à une situation catastrophique. Ainsi compris, l’absence de référence à la sécurité alimentaire dans les accords d’investissement entraîne une imperméabilité des investissements internationaux au droit à l’alimentation et est susceptible d’aboutir à une situation d’une importante gravité : la généralisation de l’insécurité alimentaire dans le droit international des investissements. Cette absence de référence renseigne sur l’inadaptation du traitement de la sécurité alimentaire sur le fondement de la réglementation des investissements internationaux. L’insuffisance de considérations des normes alimentaires au même titre que les normes sociales et environnementales dans les accords d’investissement a conduit à des déséquilibres entre les droits des investisseurs et le droit de la sécurité alimentaire. Les déséquilibres ne sont du reste qu’un miroir de la fragmentation structurelle et conceptuelle attachée classiquement à la sécurité alimentaire et aux investissements internationaux.

127. Cette imperméabilité génératrice de déséquilibres a débouché sur des réactions variées de la part des États et des investisseurs au regard des intérêts en jeu, signe de la densité de l’effet papillon. Sous l’impulsion des versants négatifs de la mondialisation et de la fragmentation, des États ont entrepris des mesures protectrices en réponse aux effets dommageables de certaines activités économiques sur leur territoire. Ces mesures, lorsqu’elles attraient à la sécurité alimentaire des populations génèrent des tensions majeures et des tempéraments étatiques protecteurs. C’est ainsi que des normes alimentaires nationales sont susceptibles d’entrer en conflit avec des normes internationales. Sous le prisme des investisseurs, l’insuffisance ou l’imperméabilité de la norme sociale, environnementale et alimentaire dans les accords d’investissements offre un avantage économique considérable, l’activité économique étant dépourvue de contraintes juridiques extra- économiques pouvant perturber l’investissement.

128. Dans ce schéma juridique, l’imperméabilité contribue à renforcer l’absence d’obligations pesant sur l’investisseur en vertu du traité bilatéral d’investissement. Cette situation renseigne sur la part négative des processus de mondialisation et de fragmentation réveillant certains comportements prédateurs. Le phénomène illustrant par excellence le propos est sans doute celui du forum

shopping343. La qualification de forum shopping passe par « l’existence d’un choix de la juridiction et l’influence de ce choix sur le droit applicable344 ». Dans ce contexte, le Président du groupe industriel helvético-suédois Asea Brown Boveri (ABB) a déclaré: « Je définirai la globalisation par la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant supporté le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales345». Cette déclaration témoigne des défaillances de la gouvernance mondiale et de la négativité à laquelle peut conduire d’une part, la fragmentation du droit international et d’autre part, le défaut de coordination normative et juridictionnelle. La mondialisation et le morcellement du droit ont permis de renforcer les zones de vide juridique. Alors que la mobilité des sociétés permet aussi de profiter des différences juridiques d’un État à l’autre, les accords internationaux d’investissement n’intègrent pas de dispositions relatives à la norme alimentaire laissant agir l’investisseur dans un contexte quasi libertaire. Jusqu’alors, la mondialisation permet une impunité certaine. Les opérateurs privés qui effectuent des opérations d’investissement sont susceptibles d’esquiver ou d’amoindrir leur responsabilité en jouant avec les législations. Dans cette hypothèse, l’investisseur pourra choisir d’effectuer son opération sur le territoire comprenant les contraintes environnementales, alimentaires, et sociales les plus faibles. En conséquence, le risque négatif de la fragmentation reste qu’elle permet aux investisseurs d’échapper s’ils le souhaitent à leur responsabilité en jouant avec habileté avec le foisonnement, la concurrence et le défaut d’articulation des normes. Si en surface, un consensus existe quant à la nécessité de respecter le développement durable et les droits fondamentaux dans l’espace des investissements internationaux, en revanche, aucun organe unique n’instaure une véritable autorité dans ce domaine.

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Par exemple, le Professeur Mathias Audit a rappelé que dans le domaine des investissements internationaux, le contrat d’État, le traité, ou la loi de l’État d’accueil sont suceptibles de fonder la compétence des tribunaux arbitraux. Une opération d’investissement peut conduire à la production de plusieurs procédures arbitrales. Elle peut ainsi donner lieu à un mille-feuille de possibilités contentieuses, et parfois à « des instances concomittantes ou successives ». M. AUDIT, « La coexistence de procédures contentieuses en matière d’investissements étrangers », ACDI, Bogotá, Vol. 10, 2017, p. 336. De manière générale, l’investisseur étranger dispose de plusieurs choix de stratégies procédurales. Voy. aussi sur le forum shopping et les investissements internationaux : E. GAILLARD, « L’arbitrage sur le fondement des traités de protection des investissements », Rev. arb., n°3, pp. 853-875; Pour des études approfondies sur le forum shopping de manière plus générale : P. J. BORCHERS, « Punitive Damages, Forum Shopping, and the Conflict of Laws », 70 La. L. Rev., 2010 ; Y. KERBRAT (dir.), Forum Shopping et concurrence des procédures contentieuses internationales, Bruylant, 2011; J.-F. FLAUSS et S. TOUZÉ, (dir.), Contentieux international des droits de l'homme et choix du forum :

les instances internationales de contrôle face au forum shopping, Bruylant, 2012.

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F.-X. TRAIN, « Forum shopping et fragmentation du droit applicable aux relations internationales, Regards de l’internationaliste privatiste », in J.-S. BERGÉ, M. FORTEAU, M.-L. NIBOYET et J.-M. THOUVENIN (dir.), La

fragmentation du droit applicable aux relations internationales, Regards croisés d'internationalistes privatistes et publicistes, Pedone, Paris, 2011, spec. sur le forum shopping en droit des investissements internationaux, p. 136.

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D. HORMAN, Mondialisation excluante, nouvelles solidarités, soumettre ou démettre l’OMC, Coédition CETIM, Gresea, et l’Harmattan, 2001, cit. in M. ÖZDEN, « Sociétés transnationales et droits humains: Etat des lieux et enjeux des débats à l’ONU à propos des normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises », CETIM, 2006, p. 3.

129. Sous l’angle des arbitres, l’absence de références à la sécurité alimentaire dans les accords d’investissements n’est pas sans poser de difficultés. L’insuffisance de coopération normative et juridictionnelle conduit ainsi à des incohérences normatives lorsque dans la réalité des catégories de droit s’entremêlent. Ce défaut de coordination normative et juridictionnelle favorise les conflits de normes. Entre les normes contradictoires et l’imprécision de certaines clauses insérées dans les accords d’investissement, les arbitres se retrouvent dans l’obligation d’interpréter le sens des dispositions346. Ainsi, « faute de points d’appui, le Juge ne peut s’en remettre qu’à son propre sens du raisonnable, ce qu’il n’est pas toujours prêt à assumer347 ». Dès lors, la question qui se pose est de savoir si lorsque l’arbitre est amené à se prononcer sur un conflit, il dispose d’un contenu suffisant et équilibré pour rendre une décision en faveur de l’intérêt collectif.

§2.- Les incidences positives minoritaires

130. Bien que le processus fragmentaire contribue au développement des contradictions normatives, il apparaît incontournable. Il ne s’agit donc pas de porter une analyse contre la fragmentation, mais plutôt de s’emparer des éléments susceptibles de mener à une coordination. Une réflexion sur la coordination n’a rien d’originale. En 1956, le Professeur Henri Batiffol précisait déjà à propos de la coordination des systèmes existants qu’elle restait l’objectif du droit international privé348. Jusqu’alors, elle demeure l’objectif du droit international dans son ensemble. Si l’insuffisance de l’enchevêtrement des systèmes subsiste, il n’en reste pas moins que la fragmentation du droit comporte des effets positifs (A) et n’empêche pas une articulation, même occasionnelle, de la norme alimentaire et de la norme liée à l’investissement dans les accords d’investissement (B).

A.- Les apports constructifs de la diversité normative impulsés par le processus fragmentaire

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