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La (dé)nomination des figures de « l’étranger »

P ARTIE 2 : ABORDER LE DIS- DIS-COURS DANS LA VILLE

CHAPITRE 5 : La ville, espace de (dé)légitimation de la migrancemigrance

6.3. La (dé)nomination des figures de « l’étranger »

Dans l’histoire, de fait, les figures de « l’étranger » n’ont cessé d’évoluer. Elles s’inscrivent dans des idéologies qui lui sont contemporaines (VAN DIJK, 2006) et se mettent en discours dans ce que nous pouvons percevoir, du point de vue sociolinguistique, comme une idéologie langagière « dominante » qui « propose un lien essentiel et fixe entre un code

comprendre dans les imbrications hégémoniques mises en discours (GRAMSCI, 1975 ; LACLAU, MOUFFE, 2009) des rapports sociaux menant à la catégorisation de l’Autre identifié comme « étranger » face au « même » : de ce point de vue, la construction politico-médiatique de « l’étranger » et sa dimension praxique sont à prendre en compte (Cf. Chapitre 4 : « Le discours : praxis et analyse »). L’ensemble de ces phénomènes nous ramène également aux processus d’identification endo-groupale et d’altérisation de l’Autre que nous avons d’ores et déjà évoqué (Cf. Chapitre 5 : « La ville, espace de (de)légitimation de la migrance ») ; ce que Jacques Bres appelle les « sociotypes » comme « images que le sujet a

de lui-même et des autres, forgées notamment par son origine ethnique, son sexe, son appartenance de classe » (1991 : 93).

Les expériences en langue de l’appellation de l’« autre » posent nécessairement la problématique de sa dénomination (SIBLOT, 2001), d’autant plus lorsque cette dernière fonctionne de manière unanime et qu’elle n’est pas questionnée. De fait, « sous une même

‘‘dénomination’’ se conjoignent la compréhension d’une notion linguistique et l’idée que les usagers spontanément se font de la dénomination : celle d’une étiquette accolée à un élément du réel. On est alors au risque de contaminer l’élaboration métalinguistique par une représentation épilinguistique » (SIBLOT, 2001 : 190). Il s’agit bien là pour le sociolinguistique

de s’intéresser à « l’arbitraire » du référentiel entre le « réel » et son « signe » là où – Paul Siblot cite ici Émile Benveniste – « pour le sujet parlant, il y a entre la langue et la réalité une

adéquation complète : le signe recouvre la réalité ; mieux, il est cette réalité » (BENVENISTE,

1966 : 52).

Ainsi, plutôt que de s’intéresser aux dénominations semblant fonctionner sur un modèle statique du lexème, Paul Siblot nous invite à penser les processus de « nomination » comme « production contextuelle et interdiscursive du sens » (2001 : 195). C’est ainsi « la

réitération de ces actualisations discursives qui charge de sens la catégorie constituée et transforme des emplois en usage, la praxis langagière s’ajoutant ainsi aux autres praxis pour enrichir et faire évoluer le contenu sémantique » (2001 : 197) ; c’est autrement dit les formes

allusives, fonctionnant par l’actualisation en langue des mémoires désignationnelles (MOIRAND, 2007), qui nous intéressent ici dans la nomination de l’« Autre » (et donc des traits stéréotypiques fournis par celle-ci). Repenser ce fonctionnement c’est ainsi « revenir

sur le couple nomination/dénomination pour réinterroger le couple langue/discours »

(LONGHI, 2015 : 8) par la praxis linguistique. À ce niveau, « l’étranger » – aujourd’hui le « migrant » – est une altérité « source et cause des peurs ‘‘représentées’’ » (MOIRAND, 2016 : 1032), et notamment de la « peur identitaire » qui est exacerbée par les médias et incarnée aujourd’hui par la religion musulmane. C’est ainsi que les nominations et les représentations qui en découlent évoluent et s’inscrivent dans un processus historique complexe :

[…] les relations que l’on a en France avec la religion musulmane sont complexes, et par seulement “identitaires”, parce qu’elles s’enracinent dans le passé colonial de la France, dans le rôle que la France a joué au Moyen Orient et en Afrique, ainsi que dans l’histoire des pays colonisés, histoire souvent ignorée, en tout cas mal connue, y compris des “élites”, des hommes politiques et des journalistes non spécialisés des deux côtés de la Méditerranée. Cela brouille considérablement les représentations que l’on a des migrants venant de ces pays, et par suite les représentations qu’on en donne dans les médias, d’autant que “la mémoire collective transnationale” des migrations (y compris celles des Européens vers d’autres continents) ne parait pas retenir l’attention des mondes médiatiques et politiques. (MOIRAND, 2016 : 1042).

Il y a ainsi une focalisation sur le « minoritaire » et sur ce qui joue sur les questions identitaires (républicaines pour la France) dans les médias. Notre approche conceptuelle en sociolinguistique urbaine à travers les notions de migrance et de dominance (Cf. Chapitre 5 : « La ville, espace de (dé)légitimation de la migrance ») nous rapproche ainsi des questionnements idéologiques (HAILON, 2011, pour la presse) autour du « minoritaire », des faits de discrimination et des idéologies racistes dans les diverses instances hégémoniques (FASSIN, FASSIN, 2006 ; GUILLAUMIN, 2002) dans une société s’étant inscrite depuis 1789 dans un paradigme universaliste (nous venons de la voir au début de ce chapitre). De fait, les figures de l’« étranger » ont évolué dans le temps et dans l’espace ; elles sont corolaires des situations géopolitiques et sociales des différents territoires à travers le monde. Hannah Arendt s’est depuis longtemps intéressé à l’« apatridie » et ce qu’elle produit des « parias », des « réfugiés » (1978) qui, où qu’ils aillent, gardent la figure de l’ennemi qu’ils ont pourtant fui :

En Europe, les nazis confisquèrent tous nos biens, mais au Brésil nous devions payer trente pour cent de notre fortune, au même titre que le plus loyal membre du Bund der Auslandsdeutschen. À Paris, nous ne pouvions pas sortir après huit heures du soir parce que nous étions Juifs, mais à Los Angeles nous subissions des restrictions parce que nous étions « ressortissants d’un pays ennemi ».

Malheureusement, les choses ne se présentent pas sous un meilleur jour lorsque nous rencontrons des Juifs. Les Juifs de France étaient persuadés que tous les Juifs arrivant d’outre-Rhin étaient des Polaks – ce que les Juifs allemands appelaient pour leur part des Ostjuden. Mais les Juifs qui venaient vraiment d’Europe orientale n’étaient pas d’accord avec leurs frères français et nous appelaient les Jaeckes. Les fils de ceux qui haïssaient les Jaeckes – la seconde génération née en France et parfaitement assimilée – partageaient l’opinion des Juifs français de la grande bourgeoisie. Ainsi, au sein de la même famille, vous pouviez être qualifiés de Jaeckes par le père et de Polak par le fils. (ARENDT, 2013 : 1236).

Nous constatons ici l’évolution de l’« assignation identitaire » (DEVRIENDT, 2012) des « réfugiés » quand Sophie Moirand soulève, aujourd’hui dans la presse française, désormais des « amalgames entre réfugiés (migrants actuels) et maghrébins (déjà là) » (MOIRAND, 2016 : 1038). Si les formes nominatives de « l’étranger » ont ainsi toujours existé dans l’histoire (nous pouvons au hasard citer la figure du « métèque » dans la Grèce antique), les formes actuelles semblent être marquées d’une disjonction, d’une rupture en discours (FOUCAULT, 1969) dans l’histoire contemporaine française, et ce à partir des années 1980. Pour Simone Bonnafous :

Ce qui frappe l’analyste du discours dans les débats sur l’immigration en France, ce n’est pas tant la virulence de la polémique que sa confusion. Autant en d’autres périodes ou sur d’autres sujets, les discours peuvent dérouler leurs différences de façon prévisible en fonction des positionnements politiques des énonciateurs, autant dans les années 80, le discours sur les immigrés et l’immigration semble avoir brouillé les frontières idéologiques. (1991 : 12). C’est ainsi qu’elle observe au tournant des années 1970 / 1980 une évolution à la fois thématique et désignationnelle marquant 1) une empreinte toujours plus forte des idéologies de droite et d’extrême droite dans son corpus et 2) une rupture avec les conditions matérielles locales vers un traitement nationalisé ce qui sera désormais posé comme le « problème » de l’« intégration » et de l’« assimilation » des immigrés. Ainsi, si

« dans les premières années [ndlr : milieu des années 1970] le discours se centre sur les conditions de la vie des immigrés et leurs difficultés propres […]. Les désignations des immigrés privilégient leur appartenance an monde du travail et, de façon plus marquée, à la ‘‘classe ouvrière’’ », les années 1980 seront celles où seront mis en avant « leurs difficultés de cohabitation avec le reste de la population » (BONNAFOUS, 1991 : 226). L’évolution

36 La traduction française de 2013 ici citée et la version originale en anglais 1978 précédemment citée sont toute deux des reproductions / traductions de l’article « We are refugees » paru en janvier 1943 dans The

désignationnelle est alors allée de « Nord-africains », « main d’œuvre immigrée », « Algériens », « travailleurs émigrés », « immigrés » etc. vers « Marocains », « clandestins », « Maghrébins », « immigrés chez eux » etc. L’évolution thématique est, elle, allée de « l’accueil », du « recrutement », des « contrats », des « permis » de « travail » vers la « violence » (non plus des policiers vers les immigrés, mais des immigrés), la « délinquance », la « sécurité », la « politique » etc. Ainsi, « a une désignation par nationalité (‘‘Algériens’’) ou

bien très générale (‘‘émigrés’’ et ‘‘immigrés’’) semble ainsi s’opposer une désignation qualificative et, de fait, dépréciative : illégaux par leur présence (‘‘clandestins’’) ou leurs actes (‘‘délinquants’’), les ‘‘immigrés’’, et en particulier les ‘‘Maghrébins’’, appellation euphémisante souvent équivalente d’‘‘Arabes’’, seraient volontiers renvoyés ‘‘chez eux’’ »

(BONNAFOUS, 1991 : 233). Ce basculement est celui de la fin des Trente Glorieuses où la population immigrée perçue par sa force de travail finit par être confrontée de plein fouet à la crise économique et voit son acceptabilité sociale diminuée progressivement : sa représentation en tant que « travailleur » qui ne posait d’autres problèmes que celui des rapports de classe est remplacée par celle de la problématique sociale de ceux qui ne peuvent plus tenir un rôle « productif » (notamment suite à la circulaire Fontanet-Marcellin de 1972 empêchant l’arrivée de nouveaux travailleurs immigrés). Ainsi émerge progressivement dans les années 1970 la figure du « clandestin » dans une conjoncture économique capitaliste où « prolifère le chômage, dont on inaugure sans le savoir l’ère de

masse et l’inflation. Le taux de croissance annuel est divisé par deux, le tout assaisonné de la mise en œuvre de politiques d’adaptation à ce qu’il est de coutume de nommer les ‘‘contraintes’’ de la construction européenne » (BLIN, 2010 : 12-13). C’est ensuite la nouvelle

ère des « sans » et du saisissement sans précédent du « problème de l’immigration » dans les médias jusque dans les années 1990 (GARCIA, 2013) où les « sans-papiers » deviennent les symboles de l’exclusion, de la relégation et du mépris social (BLIN, 2010). Les années 2000 sont-elles celles où la question des « origines » est de nouveau au milieu des attentions et où les « minorités », désormais bel et bien perçues comme installées, sont intimement liées discursivement aux questions de « l’immigration » : on peut ainsi observer « certains

glissements sémantiques tend[ant] à annuler la différenciation légale entre nationalité et origine ou, plus précisément, à rendre le critère de l’origine (géographique – en fait biologique) plus pertinent que le critère de la nationalité pour désigner les personnes »

essentialisent le minoritaire (les figures du « jeune de banlieue » ou du « français d’origine X » principalement dans la France des années 2000) qui prennent le pas sur les logiques dénominatives de l’immigration (« émigré » ou « immigré »). Avec Émilie Devriendt (2012), nous rapprochons ici cette « assignation identitaire » (et les logiques en découlant) aux travaux sociologiques sur l’« ethnicisation de la vie sociale » (BOUAMAMA, 2011), l’« ethnicisation de la société française » (AMSELLE, 2011), ou la « racialisation » de celle-ci (NDIAYE, 2008).

Le milieu des années 2000 puis les années 2010 voient désormais l’émergence de nouvelles catégories qui se distinguent de fait de cette « ancienne » immigration qui est celles des « originaires de… ». La figure du « migrant » se construit désormais dans un monde perçu comme « mondialisé » ou « globalisé » (BOQUET, 2018). Celui-ci peut se définir dans sa surmodernité où se développent des « non-lieux » de l’anonymat (AUGE, 1992) qui ne sont accessibles qu’en faisant la preuve de son identité (passeport, certificat de naissance, etc.). Ce monde « mondialisé » renvoie ainsi indéniablement aux frontières et à l’altérisation de l’Autre (WIHTOL DE WENDEN, 2016). L’utilisation de plus en plus importante du mot « migrant(s) » – aujourd’hui majoritaire quand il s’agit de parler « migration »37 – renvoie à un objet protéiforme difficile à cerner dans la diversification des profils migratoires qu’il met en jeu :

Le migrant n’est pas […] l’immigré ou le ‘‘travailleur immigré’’. Là encore, il y a une cause qui ne se trouve pas. S’il y a bien un lien entre le travail immigré et le migrant, c’est un lien occasionnel. La figure du migrant contemporain est autre chose : moins stable que la position du travailleur immigré, elle se forme dans un lieu qui est multiple, entre plusieurs ancrages même si ces ancrages sont précaires, entre des insertions partielles et provisoires dans l’économie du ou des pays d’accueil ou de transit, elle est une forme de présence-au-monde qui reste toujours plus ou moins à la frontière. (AGIER, 2016 : 27).

La nomination du « migrant », souvent exprimée au pluriel, est donc celle de l’inachèvement du voyage là où « émigré » ou « immigré » propos(ai)ent un départ et une fin. Le paradigme autour du « migrant » est alors celui de l’insaisissable motivation à partir ou à rester, il intègre à la fois le volontaire et le non-volontaire au départ, il se décline à plusieurs échelles : migrant environnemental / climatique, migrant économique, migrant 37 Voir Illustration 21 (Chapitre 11) pour l’évolution du l’utilisation du mot « migrant(s) » dans le corpus

réfugié, migrant illégal, etc. Sa présence médiatique s’est particulièrement accrue autour de la formule « crise des migrants » répondant depuis les années 2010 aux flux migratoires générés par la guerre en Syrie, notamment. Celle-ci est autant appelé « crise des réfugiés » et pose de fait la problématique de la définition et de la frontière poreuse entre « migrants » et « réfugiés ». En effet, si de fait le statut « réfugié » (lié à celui d’« apatride ») est reconnu en France depuis le « passeport Nansen » en 1922 et s’est vu utilisé de manière ponctuelle en France (voir dans ce chapitre), il semble avoir été redécouvert durant cette décennie (AGIER, 2016). Si le « réfugié » se définit comme une personne « qui […] craignant avec

raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels évènements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner38 », et qu’il est protégé par le principe de « non-refoulement selon lequel aucun État contractant n’expulsera ou ne refoulera en aucune manière un réfugié, contre sa volonté, vers un territoire où il craint d’être persécuté39 », les

politiques étatiques actuelles ne protègent plus celui-ci dans le contexte actuel. En effet, l’obtention du statut aujourd’hui se trouve confrontée à la problématique de la « classification » et de la confusion des terminologies. Ainsi, si le statut de « réfugié » ne semble pas intrinsèquement remis en cause par le gouvernement français, le devoir de statuer sur le « droit d’asile » ou non implique nécessairement des schèmes classificatoires faisant entrer en jeu des discours et des représentations politiques, médiatiques ou populaires sur les migrants / réfugiés (AGIER, MADEIRA, 2017) et, in fine, le possible contournement ce statut. Les années 2000 et surtout 2010 voient également l’émergence d’une « figure migrante nouvelle » (ETIEMBLE, 2005 ; VETIER, 2014) à travers celles des « mineurs isolés étrangers » ou « mineurs étrangers isolés » ou plus récemment des « mineurs non accompagnés ». Cette thèse sera l’occasion de travailler plus particulièrement cette nouvelle figure discursivisée médiatiquement (Cf. Chapitre 11 : « La presse quotidienne régionale (PQR) »).

38 Convention et protocole relatifs au statut des réfugiés de 1951, UNHCR : [http://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62], consultés le 09/03/2018.

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ARTIE 3 : AU CROISEMENT