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2. Cadrage théorique

2.2. Le lien social

2.2.1. La crise du lien social

Paugam, (2008) nous parle de « crise du lien social, et de la nécessité de "retisser" ou de "renouer" le lien social » (p. 4). La société telle qu’elle est décrite actuellement fait état de plusieurs éléments « souvent présentés dans un enchaînement qu’on ne semble pas pouvoir éviter : échec du projet étatique, montée de l’individualisme néolibéral, disparition des relations sociales authentiques » (Charbonneau, 1998, p. 116). Premièrement, l’échec du projet étatique qui part du « constat d’un plafonnement de l’État-providence incapable de fournir une réponse adéquate à la mondialisation des marchés et à la crise sociale » (Charbonneau, 199, p.116). Dans ce contexte l’État qui ne parvient pas à répondre à la crise sociale produit au contraire la marginalisation et l’exclusion des citoyens. Ce manque de réponse entraîne alors nécessairement la recherche d’une réponse adéquate au travers de nouveaux modèles d’organisation sociale : ici le mouvement néolibéral.

Comme le souligne Bosi dans son article de 2012 :

Selon un argument conventionnel, les processus de modernisation engendreraient un effondrement – ou une disqualification – des normes traditionnelles et des routines sociales, qui serait à l’origine d’une érosion de la légitimité de l’État. De nouvelles idéologies radicales pourraient alors séduire des segments de population frustrés, affectés par la disparition des anciens liens sociaux. (p.179-180)

C’est dans ce contexte que nous avons assisté ces dernières années à la montée du néolibéralisme comme mouvement répondant aux demandes d’une population là où l’État semblait échouer. Ce modèle se traduit par plusieurs caractéristiques telles que : « diffusion du principe économique comme valeur fondamentale de la vie en société, mondialisation des échanges marchands, précarisation de l’emploi, valorisation de l’individualisme, diminution du soutien aux pauvres, etc. » (Charbonneau, 1998, p. 116). Dans un second temps, ce modèle nous amène directement à nous pencher sur l’individualisme néolibéral qui sous-tend une approche de la société actuelle au travers de ses dérives. L’individu néolibéral a pour but

15 l’accomplissement personnel parfois au détriment de l’intérêt des autres voire à leurs dépens et tend ainsi à s’inscrire en dehors de toute collectivité.

Selon Bernier, en 1998 :

C’est en effet l’une des caractéristiques de la modernité avancée de tendre à une généralisation du processus d’accès à l’individualité (Giddens, 1991), d’amener femmes et hommes, jeunes et adultes à se percevoir comme concepteurs et maîtres d’œuvre de leur propre biographie. (p.28)

On retrouve donc dans cette approche la notion d’auto-déterminisme. L’autodétermination se définit comme l’ensemble des « habiletés et attitudes requises chez une personne, lui permettant d’agir directement sur sa vie en effectuant librement des choix non influencés par des agents externes indus » (Haelewyck& Nader-Grosbois, 2004, p.174).On entend par là que chaque individu est libre de faire ses choix mais également de s’accomplir au niveau personnel. Ce concept d’autodétermination est également à rapprocher du concept d’individualisation. Ce dernier désigne le processus par lequel un sujet acquiert la capacité à se définir lui-même en dehors de toute appartenance. L’individu se définit par lui seul et non plus en lien avec un groupe d’appartenance quel qu’il soit différenciant ainsi le sujet social de la société de manière générale et d’une forme de collectivité de manière plus spécifique. Ce processus d’individualisation pousse l’individu à se réaliser essentiellement par lui-même et limite la notion de collectivité dans l’accomplissement personnel. Dès lors, il est pertinent de s’intéresser à la notion de collectivité et notamment à la définition de ce qu’est la conscience collective pour bien différencier le processus d’individualisation. La conscience collective est à mettre directement en lien avec des sociétés dites plus traditionnelles, tandis que l’individualisation elle est inhérente aux sociétés dites modernes où l’on assiste notamment à la montée du néolibéralisme. La conscience collective est définie par Durkheim comme

« l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société. » (Cité par Paugam, 2008, p.14-15). Un ensemble d’individus issus d’un même groupe dispose donc d’un même ensemble de croyances. Cette conscience collective « couvre la plus grande partie des existences individuelles tant les sentiments sont éprouvés en commun et tant les rites qui caractérisent la vie sociale sont définis avec précision. La signification des actes et des croyances s’impose à tous. L’individu est en quelque sorte absorbé par le groupe. » (Paugam, 2008, p.15).L’individu tend à disparaître à la faveur de la majorité autrement dit du groupe ou du collectif donné. L’individualisation quant à elle, permet à un individu de se définir par lui-même en dehors de toute collectivité.

16 L’appartenance à un groupe donné ne définit pas l’être. Ainsi, dans une société moderne, cette conscience collective prend moins d’importance puisque « la marge d’interprétation individuelle des interdits sociaux s’étend et le contrôle social diminue. L’unité de la société apparaît plus faiblement. » (Paugam, 2008, p.15). Cette conscience collective est à différencier des représentations sociales qui disposent elles d’origines plus diversifiées et qui peuvent être l’objet de transformations et d’évolution « sous l’influence conjointe des mécanismes de reproduction et d’acquisition au cours des interactions multiples de la vie sociale » (Paugam, 2008, p.16). Les représentations sociales correspondent en fait à des groupes sociaux donnés et tout comme la conscience collective ou sociale, elles peuvent changer et se transformer. Cependant, ces deux concepts se différencient dans les changements que l’on observe. Les évolutions dans les représentations sociales sont plus rapides et n’affectent que certains groupes sociaux. Dans cette perspective il est pertinent de s’arrêter sur les mécanismes propres de l’individualisation.

Toujours selon Cusset (2006) :

[L’individualisation] a d’abord pris la forme d’un lent processus d’émancipation (Singly, 2003) : petit à petit, en particulier sous l’effet de la division du travail et de l’urbanisation, les individus se sont émancipés des dépendances qui les liaient étroitement au collectif, qu’il s’agisse de la famille, du clan, de la communauté villageoise ou de la société dans son ensemble. (p. 26)

L’individu, émancipé et visant son propre accomplissement en dehors de toute appartenance à un collectif, se retrouve alors inexorablement poussé dans une société encourageant l’indifférence et l’exclusion. En outre, « l’indifférence et l’apathie sociale vont par ailleurs, de pair avec l’exigence croissant d’une responsabilisation extrême de l’individu dans la construction de son propre destin » (Charbonneau, 1998, p. 116). Lorsque l’accomplissement personnel n’est pas possible, l’individu se retrouve en échec et est alors exclu de ceux qui ont réussi. C’est à partir de ces différents constats que les sociétés plus traditionnelles apparaissent comme favorables au lien et une autre manière de le créer mettant alors en avant la disparition des relations sociales dites authentiques. Les relations interpersonnelles telles que décrites par le mouvement néolibéraliste indique des liens de type utilitaires où chacun vise à son propre accomplissement personnel. Le lien devient alors un outil pour parvenir à cette fin. Dans une société dite plus traditionnelle, le lien est perçu comme authentique et inconditionnel. C’est pour cela que la société moderne et cette modernité est perçue comme ne pouvant « qu’entraîner désorganisation sociale et destruction des liens de solidarités »

17 (Charbonneau, 1998, p. 116).Malgré ces différents constats, certains auteurs affirment que l’individualisation n’est pas nécessairement synonyme d’isolement. Ainsi, « Beck décrit le mouvement d’individualisation comme un processus en deux temps impliquant d’abord le

« désenchâssement » des sociétés industrielles, puis leur « réenchâssement » sur des bases individuelles. » (Bernier, 1998, p.28). Ici, l’individualisation est un mécanisme s’inscrivant dans une temporalité à deux temps. En premier lieu, l’individu se désinvestit de la société dites industrielles donc modernes pour s’en détacher avant de s’investir dans l’individualité et de s’inscrire dans un nouveau paradigme social.

Par conséquent :

L’individualisation [...] ne constitue pas un repli sur soi des individus et leur retranchement hors du social, mais marque plutôt l’avènement d’une nouvelle « forme sociale » reposant sur l’explicitation et diverses tentatives de mise en commun, par les individus, de leurs attentes et de leurs projets de vie. (Bernier, 1998, p.28)

Le sujet social est en mesure d’expliciter et de mettre en œuvre ses propres attentes dans l’objectif de s’accomplir au niveau personnel. Cet exercice demande une certaine réflexion voire une forme de remise en question puisque l’individu doit être capable d’intériorisation mais aussi « d’objectivation rendant possible la « déconstruction » par les acteurs, de leurs propres appartenances. »(Bernier, 1998, p.28). Il n’est toutefois pas question de supprimer ou de dissoudre le tissu social mais bien de le questionner et de revoir son propre positionnement dans ce dernier. La capacité de déterminer son horizon et d’atteindre ses objectifs met l’individu dans une position d’acteur et non de spectateur soumis à un cadre social avec des valeurs institutionnelles et/ou culturelles. La sociologie définit le cadre social et plus particulièrement les sociétés traditionnelles comme contraignantes.

[En effet] toute la sociologie, depuis Durkheim, s’est édifiée sur cet axiome que les individus vivent et agissent sous la contrainte des rôles, des fonctions, des intérêts, des valeurs, des habitus, des rationalisations, bref en raison de ce que leur impose leur statut ou leur condition, ou de ce que leur dicte une conscience enrobée dans l’illusion de ses croyances. (Bernier 1998, p.29)

Avec cet éclairage, la société traditionnaliste devient synonyme de contraintes pour un sujet évoluant dans un cadre social donné composé de normes et valeurs.

Nous l’avons vu, la problématisation et les questions que suscitent le lien social, le

« vivre ensemble » ;

18 c’est-à-dire de ce qui fonde le lien partagé d’un groupe d’êtres humains, ne relève plus tant ou plus seulement d’une analyse des conséquences sociales du long processus de

« détraditionalisation » qui a accompagné l’avènement des sociétés modernes, mais aussi et surtout de l’évidence [...] de la force du mouvement qui sous-tend la tendance à l’expression d’une conscience individuelle et d’une velléité d’être « soi » face à tous les autres, de la part des sujets sociaux. (Bernier, 1998, p.27).

Il faut voir la crise du lien social comme allant au-delà de l’abandon des sociétés plus traditionnalistes prônant des relations sociales authentiques et vraies. Le lien social et les transformations qu’il a subies ont entraîné presque nécessairement une montée de l’individualisation mettant sur le devant de la scène l’accomplissement personnel avant les relations interpersonnelles. Cependant, cette montée de l’individualisation favorise l’auto-détermination des sujets sociaux et ce, en faisant en sorte que ces derniers se questionnent et se distancient d’un cadre social rigide à la faveur d’une forme d’indépendance. En effet,

« cette possibilité de choisir, cette possibilité d’inventer sa vie, fait en sorte que plus rien dans ce qui constitue l’environnement immédiat des individus, ne conserve un statut définitif. » (Bernier, 1998, p.28). Dans cette perspective, le lien social et le fait qu’il soit en crise rend dynamique les relations sociales mais aussi les liens qu’un sujet établit avec le cadre dans lequel il évolue. Au cadre rigide transmis par les sociétés plus traditionnelles, la modernité favorise la remise en question et le dynamisme dans le lien social. En outre, nous l’avons vu avec Simmel, il faut appréhender le lien social comme à la fois faiseur et défaiseur de liens.

La nature même du concept de lien social fait que ce dernier est source de création de relations sociales mais également de fragmentation et d’identité. Choisir de créer des liens avec tel ou tel individu c’est renoncer à créer d’autres liens avec d’autres individus. Choisir c’est donc renoncer.

Nous avons vu que la crise du lien social découlait d’une succession d’éléments : échec relatif d’un État providence, montée de l’individualisme au travers des mouvements néolibéralistes et finalement abandon et regret d’une société plus traditionnaliste. Cependant, il est pertinent de voir comment cela se concrétise au travers d’observations objectives. En effet, un manque de lien social peut se traduire par différentes observations dans une société donnée. Des citoyens moins présents dans le domaine du politique notamment. Ainsi dans sa recherche, Cusset (2006) remarque un désengagement de la sphère politique de la part des Français ces dernières années. Les chiffres montrent que les associations qui mettent en lien les citoyens et la société souffrent d’un manque de participation. Dans ce cas par exemple,

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« pour D. Schnapper (2002), c’est la relation entre représentants et représentés qui est en crise. L’idée même d’une différence entre les premiers et les seconds – au fondement de la transcendance républicaine – est de plus en plus mal acceptée, sinon refusée. » (Cusset, 2006, p. 24). Dans son exemple c’est le décalage entre les représentants et les représentés qui engendre une crise. En effet, il existerait une discordance entre les deux qui est rejetée.

Selon Cusset (2006) :

En réponse à l’aspiration de l’individu démocratique à n’être représenté que par lui-même, on assiste à des revendications diverses pour que s’instaure une démocratie dite participative. On observerait une remise en cause de l’utopie créatrice de la représentation, selon laquelle le représentant ne représente pas telle ou telle catégorie de la population, mais incarne l’intérêt général. (p. 24)

Dans cette visée, le représentant incarne alors l’intérêt général des représentés et non pas une catégorie spécifique de la population. Nous l’avons vu avec cet exemple, la discordance entre les personnes dites représentantes et les personnes dites représentées peuvent aboutir à des tensions simplement de par cette différence. Si Cusset (2006) remarque un désengagement citoyen de la sphère politique, il remarque également « le développement du sentiment d’insécurité au cours des vingt dernières années [qui] alimente, lui, une méfiance plus générale vis-à-vis de l’espace public » (p. 24). Ce sentiment grandissant d’insécurité est à mettre directement en lien avec l’augmentation du nombre de délits ces dernières années en France et plus particulièrement la « délinquance violente » que Cusset (2006) juge être « la plus préjudiciable du point de vue du lien social » (p.25). Cette augmentation du nombre de délits et plus particulièrement d’actes de violence peut s’inscrire dans l’incivilité de manière plus générale.

[En effet] ce contexte éclaire la montée du débat sur les « incivilités ». S. Roché (Roché, 1994) reconnaît que sous ce vocable, on regroupe des actes relativement disparates, depuis les actes de salissures et de dégradation jusqu’aux conflits plus ou moins déclarés à propos du bruit ou des occupations d’espace en passant par les abandons d’objets sur la voie publique ou les comportements agressifs ou discourtois. (Cusset, 2006, p.25)

Ainsi, bien que la crise du lien social se traduise en un désengagement politique de la part des citoyens, elle peut également se traduire par une augmentation des actes dits d’incivilités.

Comme décrit par Roché (1994, cité par Cusset, 2006), ces actes sont d’une grande variabilité mais démontrent tous une atteinte à la société. En effet, « les incivilités ont en commun de

20 menacer les codes sociaux à l’aide desquels est évaluée l’innocuité du rapport à autrui. Elles contribuent de ce fait à détériorer la confiance interpersonnelle et engendrent le repli. » (Cusset, 2006, p.25). En d’autres termes, un lien social distendu engendre parfois des actes d’incivilités qui eux ont pour conséquence de détériorer les liens interpersonnels mais aussi de provoquer l’isolement. Cusset (2006) explique ainsi que « l’accumulation dans un quartier des signes de désordre social (ivresse, bandes, harcèlement et violences dans la rue, trafic de drogue) et de désordre physique (vandalisme, abandon de bâtiments, accumulation d’ordures et de déchets) sape les mécanismes de contrôle informel » (p. 25). Les actes de déprédations, de violence et d’incivilité engendrent un accroissement des processus d’isolement.