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6. La recherche

6.1. Analyse des entretiens

6.2.2. Analyse de la violence politique sur trois niveaux

Maintenant que nous avons vu en quoi les représentations de l’ordre et les repères identitaires interviennent dans l’engagement dans le militantisme armé chez nos deux témoins, il est intéressant de voir quels facteurs sont à l’origine du recours à la violence politique. Comme proposé plus tôt, nous allons baser notre analyse sur les recherches de Crettiez (2010).Les différents concepts proposés par l’auteur vont nous permettre d’effectuer une analyse visant à identifier certains facteurs en jeu dans l’apparition de la violence politique telle qu’elle nous a été décrite par nos témoins lors des entretiens. Pour ce faire, nous procéderons par niveau en commençant par le macro, puis le méso et enfin le micro.

70 Au niveau macro, il existe selon Crettiez (2010) trois facteurs principaux. Il décrit ainsi les facteurs structurels, culturels et institutionnels. En termes de facteurs structurels, il s’avère que les témoignages de Manuela et de Bruno sont très riches. Certains auteurs ont démontré que le niveau socio-économique était déterminant dans l’apparition de violence politique. La précarité peut engendrer des formes de contestations de type émeute voire des actions militantes plus organisées. Manuela exprime dans ses souvenirs le fait qu’elle a observé de la précarité dans son pays d’origine après en être partie plusieurs années.

Alors je commençais aussitôt les études là-bas pour essayer de m’intégrer un petit peu dans cette heu [nom d’un pays] que j’avais laissée 5 ans (XXX) avant et puis eh j’avais beaucoup changé en fait dans le sens où j’avais grandit dans dans un autre monde et puis vraiment ça m’a choqué et la [nom d’une ville] auquel je suis arrivée bah je voyais beaucoup de pauvreté, beaucoup d’enfants dans les... dans les feux rouges en train [sniffer]. (Extrait du deuxième entretien de Manuela)

Bruno fait le même constat de son côté :

Il y a eu des gens qui qui m’ont cru, qui ont accepté que je commence la militance et (XXX) [dans cette militance]je commençais à fréquenter des syndicats et des quartiers populaires [...] extrêmement pauvres. Là où le Parti, où la jeunesse communiste avait un travail politique permanent. Et pour moi, c'était scandaleux. J’a... j'avais pas imaginé, par exemple qu’à [nom d’une ville] dans un tiers des quartiers, des bidonvilles par exemple, il y avait pas de l'eau potable. (Extrait du deuxième entretien).

Cela vient corroborer les dires de Bosi (2012) : « ce qui est certain, c’est que la privation matérielle et les doléances économiques jouent un rôle dans la genèse de la conflictualité, a fortiori lorsqu’ils croisent des doléances d’ordre politique, comme l’existence de discriminations ethniques. » (p.179). Ce dernier amène un nouvel élément que constituent les différences ethniques avec une discrimination de certaines populations. Nous reprendrons cette question ultérieurement.

En ce qui concerne les facteurs culturels, on retrouve énormément d’informations dans les deux témoignages. De manière générale, on note beaucoup de références à la carrière et à l’engagement politique du père de Manuela tout au long de sa vie. Cette dernière a évolué dans cet environnement et a été influencée dans ses choix en raison de son histoire familiale.

En évoluant dans ce milieu, Manuela a construit un certain nombre de repères identitaires tous en lien avec l’engagement politique de sa famille créant alors chez elles des attentes. En outre, elle évoque le souvenir d’avoir été au milieu d’un affrontement entre des militants et la police

71 dans son premier entretien supposant alors une certaine culture de la confrontation. Crettiez (2010, p.11) a souligné que la socialisation à la violence dans une communauté va favoriser le développement d’une culture de la confrontation. De l’autre côté, nous retrouvons également des éléments concernant les facteurs culturels dans le parcours de Bruno. Ce dernier a grandement été influencé par son environnement familial et plus spécifiquement par la carrière militaire des hommes de la famille depuis plusieurs générations. Il a donc bénéficié d’un environnement tournant autour d’une « culture professionnelle » qui évoque un certain respect des règles et de l’État ou alors d’une certaine conception de l’honneur militaire.

Enfin, en termes de facteurs institutionnels, Bruno utilise les termes d’« État criminel ». En effet, il évoque une période où il a pris contact avec une organisation militante dans une perspective de résistance. «Ils nous ont créé peu à peu un concept qui correspondait de notre point de vue à titre complémentaire au développement de cette guerre de résistance contre cet cet État cet État criminel oligarchique et pro... pro-impérialiste de créer donc des unités urbaines. » (Extrait du deuxième entretien de Bruno). Dans ce contexte, le recours à la violence est rendu possible est même légitimé puisqu’elle dépend du cadre institutionnelle notamment quand ce dernier l’a rend possible ou acceptable (Crettiez, 2010, p.12).On retrouve également un évènement se rapportant aux facteurs institutionnels dans le récit de vie de Manuela.

Elle relate :

Oui j’avais 14 ans ça c’est sûr parce que mon anniversaire c’est en décembre et voilà mon père il était déjà engagé dans [organisation militante] il faisait de la propaganda mais il y avait un souci c’est que on commençait à tuer de plus en plus de gens de de [l’organisation militante] et voilà c’était une tuerie. (Extrait du premier entretien de Manuela)

Elle évoque les assassinats dirigés contre les membres de la militance de gauche supposant ainsi une volonté de la part du parti adverse de maintenir son pouvoir. Le recours à la violence pour les militants devient nécessaire, dans une perspective d’autodéfense face aux carences d’un État qui est loin d’être démocratique. Dans ce contexte c’est l’État qui crée des opportunités de recourir à des formes de violence politique.

Au niveau méso on retrouve également trois facteurs principaux que sont les facteurs situationnels, communicationnels et organisationnels. Nous allons voir ici au travers des témoignages de Manuela et Bruno comment les changements d’ordre politique, étatiques ou

72 encore les interactions entre les différents mouvements ont pu être responsable de l’émergence de violence politique. En effet, « le passage à la violence ne peut jamais être expliqué indépendamment de ce contexte, de même qu’il ne saurait être isolé des autres formes de contestation et de conflictualité présentes dans le cas étudié. » (Bosi, 2012, p.177).

Premièrement, nous trouvons les facteurs situationnels. Il s’agit des facteurs qui déclenchent la violence politique et qui sont issus des différentes interactions entre des individus appartenant à des mouvements contestataires ou à des partis opposés. Manuela évoque un évènement qui laisse apparaitre de tels facteurs.

Je me souviens vraiment de je sais pas avoir 8 ans pas plus que ça 7 ou 8 ans et qu’on était allé ensemble mon père m’a... m’amenait eh pour l’accompagner j’imagine aussi parce que ça allait donner peut-être euh une autre façade à nous il était avec sa fille alors s’il était avec sa fille ça ne pouvait pas être non plus le grand méchant des choses comme ça je pense maintenant que je réfléchis hmm et puis je me souviens d’avoir eh voilà à un moment donné eh j’étais là il y avait la foule lala police qui est arrivée les grandes bagarres tout le monde partait en courant les militaires qui rentraient et et faisaient voilà voi...c’était affreux et mon père il a été pris par la police ils allaient le mettre dans un camion mais comme j’étais avec lui et je pleurais [...] je lui ai pris dans la main alors à ce moment-là euh la police ne savait vraiment pas quoi faire parce que je ne le...je ne le laissais pas et puis finalement ils l’ont laissé lui avec sa fille etcetera on est parti en courant et pis après je ne me souviens pas mais je me souviens d’avoir passé à ce moment-là des moments vraiment d’angoisse et c’était très, très fort je pleurais et je criais mais comme tout le monde en fait c’était vraiment assez, assez fort assez. (Extrait du premier entretien de Manuela)

L’évènement relate une confrontation entre les militants du parti de Gauche (acteurs contestataires) et la police du pays. On retrouve le même type d’évènement, cette fois relaté par Bruno.

On est allé faire des dessins pour inviter les gens à à ne pas être indifférents ou participer à la grève etcetera, accompagner solidarité etcetera et tout d'un coup il y a une, deux Jeep de la Protection Civile avec deux personnels de la Protection Civile et quatre policiers dans chaque Jeep et deux, deux camionnettes de la Police Nationale qui sont venus et qui ont commencé à tirer sur nous. Sans rien dire.(Extrait du deuxième entretien de Bruno)

73 Comme l’expriment ces deux extraits, dans les deux cas, ce sont les interactions entre les deux groupes qui sont à l’origine d’affrontement et donc de violence politique.

En termes de facteurs communicationnels, nous avons retrouvé dans le témoignage de Manuela un extrait qui met en avant une problématique relavant de la communication.

Elle explique :

Voilà des choses d’autres pays mais sur [nom d’un pays] on ne parle pas [...] c’est une guerre non déclarée, une guerre qui n’a pas de de médias, une guerre que, que voilà qu’on sait vraiment qu’est-ce qui se passe comme c’est très compliqué parce qu’il y a la [nom d’une organisation militante armée] etcetera personne ose en par...ose ose parler et finalement il y a comme une comme une je sais pas comme quelque chose qui couvre tout ça et personne sait qu’est-ce qu’il se passe [...], personne parle du conflit [...], et alors pour la première fois on s’est rencontré, beaucoup d’entre nous et voilà. Je ne sais pas si j’ai le droit de parler vu que c’est la première fois [que ces rencontres ont lieu].

(Extrait du troisième entretien de Manuela)

Elle affirme que beaucoup n’osent pas parler des conflits armés de peur de représailles encore actuellement. Dans cette perspective, un excès de communication pourrait donner lieu à des actes de violence.

Enfin, au niveau des facteurs organisationnels on remarque plusieurs éléments dans les différents témoignages.

Manuela raconte :

Je me retrouve avec beaucoup de gens de [organisation militante]et qui me racontent ces histoires et c’est pareil à à la mienne alors voilà on est les vifs témoignants [témoins] de ce qui existe et... mais je pense aussi que jusqu’à maintenant il y avait beaucoup beaucoup de peur de dire les choses, il y avait beaucoup de autocensure, de pas parler de cette chose là parce que on avait peur voilà, que même ici, parce qu’il y a eu la persécution même ici en Europe des gens qui sont venus en[nom d’un pays], même ici [dans le pays d’accueil] il y a eu des des cas où j’ai connu des gens de la...des [militance armée]qui ont été interpelés par la police et qu’on a eu des [perquisitions] (XXX).

(Extrait du troisième entretien de Manuela)

Cet extrait témoigne d’un réseau d’organisation qui encourage la militance en dehors du pays d’origine de Manuela et suppose un dispositif organisationnel du groupe opposant. De la

74 même manière, on identifie des éléments relevant des facteurs organisationnels dans le récit de Bruno.

Ce dernier relate :

Moi ça se passe à 8h30 à peu près du matin, j’avais un rendez-vous à midi, je devais recevoir beaucoup d’argent, beaucoup d’armement et on avait déjà préparé le transport de cet armement pour une unité... enfin pour des activités dans la ville [...] d’ailleurs, et je devais recevoir le contact avec deux ou trois unités des gens à qui on devait retirer de [nom d’une ville], pour les mettre à travailler ailleurs. (Extrait du deuxième entretien de Bruno)

Cet extrait témoigne quant à lui des facteurs organisationnels inhérents au mouvement contestataire supposant également un dispositif organisationnel important.

Finalement au niveau micro on retrouve quelques éléments tels que présentés par Crettiez (2010). Premièrement on retrouve deux facteurs psychologiques. Bruno relate comment il sécurisait ses interventions avec une séries de règles de conduites lui garantissant une certaine sécurité.

Il relate :

Bien évidemment, nous on avait on avait une règle inviolable. C’est-à-dire rendez-vous à midi, si à 12h05 les camarades n’étaient pas là on partait et on hmm on levait. C’est-à-dire que on enlevait toutes les traces. Lieu abandonné très rapidement même si on habitait là. Communication à nos camarades qui devaient d’une manière ou d’une autre être au courant de ce rendez-vous pour que tout le monde disparaisse. C’était la disparition complète. (Extrait du deuxième entretien de Bruno)

Cet extrait se rapporte au premier facteur psychologique décrit par Crettiez (2010, p.21) qui consiste à considérer les conditions psychosociales comme estompant ou déplaçant les barrières morales et favorisant le recours à la violence. De la même manière, on repère ce même facteur dans le témoignage de Manuela :

Non, non non finalement on a fui parce que on était menacé de mort mais [...]on disait jamais qu’on était des exilés mais on a demandé la permission de [nom d’un pays voisin du sien]on est allé là-bas on a commencé à faire les bah pour pour vivre là-bas les documents etcetera mais pas comme exilés ni on avait avertis le gouvernement, ni rien du tout c’est un mouvement de de déplacement simplement comme ça de voyage et puis en clandestinité.(Extrait du deuxième entretien de Manuela).

75 Dans ce contexte, le sentiment de persécution tout comme un isolement prolongé peuvent faire émerger des formes de violence pour les individus qui le vivent. Le second facteur que l’on retrouve dans le récit de Manuela est ce que Crettiez (2010) nomme l’effet de groupe. Il s’agit en fait de la conscience collective qui se construit dans une communauté donnée. Le groupe uni incite ceux qui le composent à s’y conformer à bannir toute forme d’action individuelle. Le groupe surpasse l’individu au profit d’une entité et d’une conscience collective. Il est donc pertinent de voir que sur cinq facteurs psychologiques, deux apparaissent dans les témoignages de Manuela et Bruno.

Finalement, on relève tout au long des récits, notamment dans les seconds entretiens, des facteurs cognitifs. A plusieurs reprises, Manuela et Bruno mentionnent le fait qu’ils ont dû fuir ou réagir pour survivre. Or nous l’avons vu, la violence favorise bien l’apparition de cadres cognitifs de crise, autrement dit l’apparition de situations où il faut réagir avant que sa vie ne soit mise en danger.