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Partie I Fondements 29

Chapitre 2 Politique de la concurrence

B. La concurrence favorise-t-elle l’efficience dynamique ?

SCHUMPETER est d’avis que toutes les entreprises ne sont pas aptes à promouvoir le progrès technologique. Seules celles d’une certaine taille et actives sur des marchés concentrés sont capables d’innover. En d’autres termes, il est indispensable qu’une entreprise détienne un certain pouvoir de marché pour consentir des efforts de re-cherche et développement305.

Plusieurs arguments ont été avancés pour justifier ces deux hypothèses306 :

- Les arguments relatifs à la taille de l’entreprise. Les grandes entreprises ne su-bissent pas les imperfections des marchés de capitaux, ce qui leur permet de

303 Ces principes microéconomiques fondamentaux ont été largement repris dans les manuels de droit de la concurrence. Cf. par ex. WHISH (2009), p. 4 s.

304 WHISH (2009), p. 6 s.

305 SCHUMPETER (1942), p. 81 ss. Cf. également MASON (1951). Dans la logique de SCHUMPETER, le pouvoir de marché n’est que temporaire compte tenu du processus de création destructrice. D’autres entreprises innovatrices remplaceront ensuite les anciennes entreprises. Par ailleurs, plus il y a de possibilités d’innover, plus la concurrence d’innovation est acharnée.

306 Compte tenu de la difficile lisibilité du texte de SCHUMPETER (1942), nous nous référons à la synthèse effectuée par COHEN/LEVIN (1989), p. 1067 et 1074 s.

61 financer personnellement les activités de recherche et développement. En outre, les grandes entreprises bénéficient d’économies d’échelle, font des béné-fices accrus en raison des importants volumes de vente et obtiennent de meil-leurs résultats par la complémentarité des activités de recherche et dévelop-pement et d’autres activités307.

- Les arguments relatifs à la structure du marché. Une structure de marché oli-gopolistique stabilise et rend prévisible le comportement des entreprises con-currentes. La réduction de l’incertitude permet d’éviter la réduction de l’incitation à innover.

Les hypothèses de SCHUMPETER ont ouvert l’un des plus vastes champs de recherche en économie et donné lieu à d’innombrables publications, aussi bien théoriques qu’empiriques.

De manière générale, les contributions sont plutôt critiques à l’égard de la théorie de base énoncée par SCHUMPETER, tout en étant nuancées. Elles reconnaissent qu’un

« certain degré » de concurrence favorise l’innovation308. Nous soulignerons en parti-culier les études de SCHERER qui montrent que les activités d’innovation augmentent proportionnellement à la taille de l’entreprise et à la concentration du marché jusqu’à un certain point, et qu’ensuite elles décroissent (inverted U-shape)309.

SCHERER a par ailleurs proposé une distinction intéressante : alors que les grandes entreprises mettent en œuvre des programmes de recherche et développement peu risqués, permettant d’améliorer les technologies qu’elles détiennent, les petites entre-prises ont davantage tendance à suivre des stratégies audacieuses, plus susceptibles de déboucher sur des innovations radicales310.

COHEN/LEVIN ont souligné la difficulté de déterminer de manière générale quelle est la structure du marché et la taille des entreprises qui favorisent l’innovation en raison des caractéristiques propres de chaque industrie. En d’autres termes, les industries varient dans leurs capacités à faire l’objet d’innovations et ce, en raison de trois fac-teurs : la demande sur le marché de produits, les opportunités de progrès technolo-gique et les possibilités d’appropriation de l’information311. Par exemple, en exami-nant une industrie oligopolistique qui présente une forte innovation, on pourrait être tenté de conclure que cette structure de marché est favorable à l’innovation, alors

307 Il est certes admis que les trop grandes entreprises peuvent être victimes d’une mauvaise gestion et qu’elles courent un risque de bureaucratisation des activités de recherche et développement.

308 La contribution de COHEN/LEVIN (1989), p. 1059 ss, est réputée pour être l’une des plus pertinentes.

Elle fait en outre le point sur l’ensemble des analyses qui la précèdent. Pour des documents de synthèse, cf. SYMEONIDIS (1996); MORCK/YEUNG (2001), p. 25 ss; AHN (2002).

309 SCHERER (1965a, 1965b, 1967).

310 SCHERER (1992).

311 COHEN/LEVIN (1989), p. 1079 ss; SYMEONIDIS (1996), p. 33.

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qu’en réalité l’innovation n’est que la conséquence logique de vastes opportunités de progrès.

Pour faire la délicate synthèse sur la relation entre taille de l’entreprise, structure de marché et innovation, nous reprendrons les termes de SCHERER :

« Threshold effects exist. Even though idea-rich small firms originate a disproportionate share of innovations, most small enterprises are not particularly innovative. Large com-panies may carry their new technologies to a higher degree of perfection than small firms, and […] they may excel at certain kinds of innovative activities. But neither giant com-pany size nor a high degree of seller concentration appears necessary to maintain a vigor-ous pace of technological advance »312.

Plusieurs réflexions en économie d’entreprise ont marqué un tournant décisif dans ce débat acharné. Il a été reproché à la théorie de l’organisation industrielle de ne pas tenir compte des possibilités de coopération entre les entreprises qui participent au processus d’innovation. Cette réalité économique remet en cause les fondements mêmes des hypothèses schumpétériennes313 :

- Rechercher la taille optimale de l’entreprise n’a plus de sens car la délimitation de l’entreprise est une question obsolète. Les rapports toujours plus étroits entre entreprises, sans pour autant qu’il y ait intégration, rendent toute délimi-tation de l’entreprise impossible.

- Ce n’est pas la structure du marché qui est déterminante pour le progrès tech-nologique, mais les synergies qui résultent de coopérations appropriées. La complexité des technologies, leur nature cumulative ainsi que l’exigence d’actifs complémentaires spécialisés ont pour conséquence que, quelle que soit la structure du marché, il faut que les entreprises puissent s’allier (accords de recherche et développement, accords de licences) pour être incitées à innover.

§ 2 Objectifs de la politique de la concurrence

I. Intégration et marché commun

La politique de la concurrence communautaire est intrinsèquement liée à la création du marché commun314 :

- Le concept de marché commun, qui remonte au Traité de Rome de 1957 fon-dant la Communauté économique européenne, doit permettre le libre

312 SCHERER (1992), p. 1425.

313 TEECE (1992).

63 merce entre les Etats membres de la Communauté. Dans l’Europe de l’après-guerre, l’objectif était de reconstruire une économie forte et d’assurer la stabili-té politique315.

- La réalisation du marché commun est basée sur la libre circulation des mar-chandises, des services, des personnes ainsi que des capitaux. Les règles régis-sant ces libertés de circulation tendent à prévenir l’érection de barrières par les Etats membres316.

- La création d’un marché commun est impossible sans politique de la concur-rence. La suppression des barrières étatiques au commerce risque fortement d’être remplacée par des barrières privées, c’est-à-dire par une répartition des territoires commerciaux entre les acteurs du marché. Ce risque est d’autant plus grand en Europe du fait des particularités régionales et des barrières lin-guistiques. La mise en place d’une politique de la concurrence efficace pré-vient cette distorsion dans l’optique de la réalisation du marché commun317.

II. Efficience économique

A. Généralités

Hormis l’intégration des marchés, la politique de la concurrence communautaire a également pour objectif la réalisation de l’efficience économique, à la fois dans ses composantes statique et dynamique318. Il convient de relever que l’efficience écono-mique n’est pas recherchée en tant que telle, mais au profit des consommateurs, ce qui ressort explicitement des art. 81 et 82 CE319. Des auteurs ont parlé à ce propos d’antitrust welfare, dans la mesure où la promotion du bien-être des consommateurs revient à ajouter à la notion économique d’efficience une considération politique320.

314 Pour une approche générale de la politique communautaire de la concurrence, cf.

CINI/MCGOWAN (1998). Pour une approche globale du marché commun, cf. MORTELMANS (1998).

315 Selon l’art. 2 CE, la création du marché commun constitue l’un des objectifs de la Communauté économique européenne.

316 Art. 3 para. 2 let. c CE.

317 Pour des développements sur la relation entre les libertés de circulation et le droit de la concur-rence, cf. HOFMANN (2005), p. 192, qui qualifie cet ensemble de règles de « droit économique com-munautaire ». En outre, HOFMANN (2005), p. 306, qualifie les règles concurrentielles sur les accords et les abus de position dominante de « droit économique privé », en ce sens qu’elles concernent les comportements d’entreprises.

318 Sur la relation entre le droit de la concurrence et l’efficience économique, cf. VAN DEN

BERGH/CAMESASCA (2001), p. 15 ss; DEISS (2002), p. 71 ss; FLÜCKIGER (1999), p. 59 ss.

319 Cf. également para. 13 Lignes directrices art. 81 para. 3 CE.

320 MONTI (2007), p. 79. Pour une réflexion sur la politique de la concurrence et le bien-être des consommateurs, cf. FURSE (1996).

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La première tentative d’attribuer un objectif économique à la politique de la concur-rence a été effectué aux Etats-Unis, par l’école de Harvard. Cette démarche tendait à répondre aux critiques adressées à une politique de la concurrence alors jugée trop vague, qui avait pour objet la protection d’un fair business321. Consciente des limites du modèle de la concurrence parfaite pour la détermination d’une politique de la concur-rence, l’école de Harvard lui a préféré celui plus réaliste de workable competition : les imperfections du marché n’étant pas nuisibles en soi, il suffit de s’assurer que le mar-ché fonctionne relativement bien.

Afin de préserver la concurrence, les auteurs de l’école de Harvard ont développé le modèle « structure-comportement-performance » (SCP), selon lequel la performance d’une industrie dépend du comportement des entreprises qui y sont actives, lequel est lui-même fonction de la structure de l’industrie. Dans cette relation de causalité, le comportement des entreprises n’est pas déterminant : il fait uniquement le lien entre la structure du marché et son résultat.

Dans l’optique de l’école de Harvard, la simple détention d’un pouvoir de marché doit être condamnée. C’est elle qui permet aux entreprises d’adopter des comporte-ments qui restreignent la performance du marché. Cette approche présente l’inconvénient majeur de ne pas attribuer une fonction claire au droit de la concur-rence. Concrètement, les autorités doivent, d’une part, bloquer les concentrations et, d’autre part, surveiller les grandes entreprises (risque de collusion ou d’abus de posi-tion dominante)322.

L’école de Harvard a été critiquée par celle de Chicago323 à la fois pour le manque de clarté dans l’objectif qui doit être poursuivi par la politique de la concurrence et pour l’imprécision des fondements théoriques. La politique de la concurrence doit unique-ment viser la réalisation de l’efficience statique. Quant aux fondeunique-ments théoriques, il convient d’avoir recours au modèle de la concurrence parfaite. Les auteurs de Chica-go ont donc replacé au centre de l’analyse les comportements des entreprises et leurs impacts sur le marché (et ne se focalisent donc pas directement sur la structure du marché). En substance, la politique de la concurrence doit se concentrer sur les cartels et les concentrations horizontales ; les accords verticaux et les pratiques d’exclusion ne posent aucun problème concurrentiel. Plus globalement, l’école de Chicago croit dans la capacité du marché à corriger ses propres imperfections. Par conséquent, l’intervention du droit de la concurrence se doit d’être minimale324.

321 Les premières règles de droit de la concurrence ont été conçues aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle, comme un instrument permettant aux petits entrepreneurs de s’opposer au pouvoir des grandes entreprises, principalement dans le domaine ferroviaire.

322 COMBE (2005), p. 48 n° 16.

323 On soulignera en particulier les travaux de BORK (1978).

324 VAN DEN BERGH/CAMESASCA (2001), p. 40 ss.

65 Depuis les années 1980, les courants dits post-Chicago, qui peuvent être regroupés sous la dénomination de l’organisation industrielle moderne et sont particulièrement suivis dans l’Union européenne, s’efforcent essentiellement d’affiner les théories éco-nomiques qui sous-tendent les positions de l’école de Chicago. Certaines consé-quences importantes sur la politique de la concurrence peuvent être signalées, parmi lesquelles la nécessité d’intervenir en présence de comportements stratégiques325, c’est-à-dire dans les cas où les entreprises adoptent des comportements qui réduisent dans un premier temps la compétitivité de leurs concurrents (raising rivals’ costs) et leur permettent dans un second temps de fixer des prix au-dessus de l’équilibre de concurrence326.