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Partie I Fondements 29

Chapitre 3 Pouvoir de marché

B. Concurrence potentielle – Barrières à l’entrée

1. Généralités

La concurrence potentielle peut suffire à empêcher l’exercice d’un pouvoir de marché, dans la mesure où de nouvelles entreprises entreraient sur le marché en réaction à une augmentation des prix par l’entreprise en cause. On considère généralement que, pour constituer une pression efficace, les concurrents potentiels doivent être en me-sure d’entrer sur le marché dans un délai d’un an ou deux à la suite de l’exercice du pouvoir de marché485.

Le concept de concurrence potentielle est intrinsèquement lié à celui de barrières à l’entrée. Une entreprise qui n’est pas encore présente sur un marché ne peut faire con-currence à une entreprise déjà active que si l’accès audit marché est ouvert, c’est-à-dire en l’absence de barrière à l’entrée. Economiquement, la notion de barrière à l’entrée se définit comme le coût que doit supporter une entreprise qui souhaite entrer sur un marché et qu’une entreprise déjà présente ne doit pas (ou n’a pas dû) suppor-ter486.

Bien que cela puisse paraître paradoxal, la concurrence potentielle peut être limitée par les barrières à la sortie. C’est le cas si une entreprise doit faire des investissements pour entrer sur le marché et qu’une partie importante desdits investissements repré-sente des coûts irrécupérables (sunk costs). En d’autres termes, des entreprises peuvent renoncer à entrer sur un marché en raison du fait qu’il est difficile d’en sortir487.

484 EVANS/SCHMALENSEE (2002), p. 20.

485 Para. 138 Lignes directrices TT. Pour une contribution qui fait le lien entre la théorie économique et l’application juridique du concept de concurrence potentielle, cf. COUSIN (2007).

486 CARLTON/PERLOFF (2005), p. 77. Cf. également MCAFEE/MIALON/WILLIAMS (2004); VAN DEN

BERGH/CAMESASCA (2001), p. 117 ss; OCDE (2005a). La définition des barrières à l’entrée est contro-versée. Cela n’a pas de conséquence pour l’analyse concurrentielle. Il est davantage pertinent d’examiner dans les cas d’espèce dans quelle mesure l’entrée ou l’expansion sur un marché est réel-lement possible. Pour une liste exemplative de barrières à l’entrée, cf. para. 138 Lignes directrices TT.

487 CARLTON/PERLOFF (2005), p. 77 s.

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Dans les industries high-tech, l’analyse doit se focaliser sur les barrières à l’entrée au stade de la recherche et développement. En effet, en présence de progrès technolo-gique rapide, l’impossibilité d’entrer sur un marché de technologies ou de produits existant peut être contrebalancée par la mise au point de produits drastiquement in-novants, qui donnent naissance à un nouveau marché488. L’affaire Shell/Montecatini montre que la Commission CE exige des indices substantiels pour admettre la pres-sion concurrentielle de produits encore au stade de la recherche et développement. En particulier, il faut que l’arrivée des nouveaux produits soit envisageable à court ou moyen terme, condition non réalisée en l’espèce489.

2. Droits de propriété intellectuelle – Portefeuille de brevets

Si les droits de propriété intellectuelle ne confèrent pas directement de pouvoir de marché à leurs détenteurs, ils peuvent néanmoins constituer d’importantes barrières à l’entrée. Afin de pénétrer sur le marché, les concurrents potentiels doivent soit con-tourner le brevet soit obtenir une licence490. Dans l’affaire Astra Zeneca, il a été souli-gné que les brevets (et les marques) dans l’industrie pharmaceutique peuvent être des barrières à l’entrée de taille, car ils garantissent un bon degré d’appropriation de l’information à leurs détenteurs491. On relèvera encore que les droits de propriété in-tellectuelle peuvent constituer des barrières à l’entrée considérables lorsqu’ils cou-vrent les spécifications de standards. Les détenteurs de brevets deviennent alors des

« exclusive gatekeepers »492.

Lorsque les droits de propriété intellectuelle ne constituent pas un moyen efficace d’appropriation, i.e. lorsqu’ils peuvent être contournés facilement, ou lorsqu’ils sont concédés sous licence à des conditions raisonnables493, il convient de les considérer comme des barrières à l’entrée non significatives.

Dans les industries caractérisées par une prolifération de brevets, la nécessité de déte-nir un portefeuille de brevets constitue une barrière à l’entrée. Seules les entreprises qui possèdent un nombre suffisant d’actifs immatériels protégés peuvent participer au jeu des licences croisées. Les autres entreprises courent un risque important d’enfreindre des droits de propriété intellectuelle et, sans moyen d’échange, de devoir verser des redevances élevées. A court ou moyen terme, cette seconde stratégie n’est pas viable et contraint les entreprises qui ne détiennent pas de portefeuilles de droits de propriété intellectuelle à sortir du marché.

488 OCDE (2005a), p. 281 s.

489 Décision de la Commission CE, Shell/Montecatini (1994), para. 85 ss.

490 CARLTON/PERLOFF (2005), p. 77.

491 Décision de la Commission CE, Astra Zeneca (2005), para. 517 ss.

492 OCDE (2005a), p. 280 s.; LAYNE-FARRAR (2007).

493 ANDERMAN/KALLAUGHER (2006), p. 162 n° 6.71.

105 3. Dépenses en R&D, réglementation et first mover advantages

Les importantes dépenses qui doivent être engagées dans le processus d’innovation représentent des barrières à l’entrée souvent aussi – voire plus – importantes que les droits de propriété intellectuelle. Cela s’explique d’autant plus que les résultats de la recherche et développement sont incertains et que les coûts sont essentiellement irré-cupérables.

Il convient de souligner que l’importance des dépenses est en partie due à la régle-mentation. Dans l’industrie pharmaceutique par exemple, la réglementation qui exige des essais cliniques très complets pour l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché des médicaments explique les dépenses faramineuses. Le processus complexe d’approbation du prix des médicaments contribue également à accroître les dé-penses494.

Les first mover advantages ou, en d’autres termes, l’expérience acquise par l’entrée en premier sur un marché constitue un avantage compétitif non négligeable. Dans la mesure où cette expérience garantit la mise au point de nouvelles technologies à des coûts moins élevés, elle est également une barrière à l’entrée pour la concurrence po-tentielle. En outre, la présence sur un marché réduit l’incitation à entrer de concur-rents potentiels, car ces entreprises anticipent le fait qu’elles devront partager le mar-ché avec les acteurs économiques déjà présents495.

4. Effets de réseau

Dans les industries IT, souvent caractérisées par des droits de propriété intellectuelle faibles, les effets de réseau – le fait que la préférence des consommateurs pour un produit augmente en fonction de l’utilisation par d’autres consommateurs de ce pro-duit – constituent les barrières à l’entrée majeures, pour autant que les propro-duits con-currents sur le point d’être mis sur le marché ne soient pas compatibles avec les an-ciens produits496.

Les effets de réseau sont particulièrement forts lorsqu’un réseau ou une plateforme attire des producteurs de produits complémentaires (effet de réseau indirect, virtual networks). La capacité de pénétration de nouveaux produits dépend de l’attente des consommateurs en termes d’innovation, étant précisé qu’une masse critique

494 Décision de la Commission CE, Astra Zeneca (2005), para. 518.

495 Décision de la Commission CE, Astra Zeneca (2005), para. 541 ss. L’importance des first mover advantages dans l’industrie pharmaceutique ressort clairement de l’analyse de CHANDLER (2005), p. 1 ss, qui relève que, à l’exception de quelques nouvelles entreprises issues de la révolution biotechnologique des années 1970, l’industrie pharmaceutique est toujours occupée par les entreprises qui l’ont créée.

496 Pour l’une des réflexions de base sur les effets de réseau, cf. KATZ/SHAPIRO (1985) et KATZ/SHAPIRO

(1992).

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d’utilisateurs est requise pour qu’un nouveau produit puisse franchir la barrière que constituent les effets de réseau dont bénéficient les anciens produits497.

Dans l’affaire Microsoft, la position dominante de ladite entreprise a été établie essen-tiellement au regard de l’existence d’effets de réseau indirects. Il a été constaté que la popularité du système d’exploitation Windows auprès des utilisateurs incitait la ma-jeure partie des producteurs de logiciels à fabriquer des applications adaptées à ce système498.

5. Switching costs et lock-in

La captivité des utilisateurs est de nature à conférer un pouvoir de marché au fabri-cant d’un produit ou au détenteur d’une technologie. Les technologies ainsi que les produits basés sur des technologies constituent des biens répondant à une demande très spécifique et requièrent des investissements importants – non seulement finan-ciers mais également en temps – de la part des utilisateurs, qu’il s’agisse des preneurs ou des consommateurs finals. Le corollaire de cette situation est que les coûts liés au changement de technologie sont élevés (switching costs). Par conséquent, les utilisa-teurs sont fréquemment captifs de leur choix technologique. Ce phénomène est quali-fié de lock-in.

Au regard de la jurisprudence, le détenteur d’une technologie détient automatique-ment un pouvoir sur les marchés secondaires (aftermarkets) liés à cette technologie, car les consommateurs sont nécessairement captifs en ce qui concerne les produits secon-daires499 :

- Dans l’affaire déjà ancienne Hugin, la Commission CE a considéré que l’entreprise Hugin détenait une position dominante sur le marché des pièces détachées destinées aux caisses enregistreuses Hugin, dans la mesure où les-dites pièces ne pouvaient pas être remplacées par des pièces d’autres marques ni être rentablement reproduites500.

- Dans l’affaire américaine Kodak, bien que cette entreprise ait été confrontée à une certaine concurrence sur le marché primaire des photocopieuses

497 BALTO/PITOFSKY (1998), p. 587 ss. ARORA/FOSFURI/GAMBARDELLA (2001), p. 177 s., relèvent que la concession de licences favorise une adoption rapide de la technologie, ce qui lui permet de devenir un standard de fait.

498 Décision de la Commission CE, Microsoft (2004), para. 448 ss.

499 Les marchés secondaires concernent les produits qui fonctionnent uniquement comme parties ou compléments d’un système. Par exemple, les upgrades annuels de logiciels complexes – qui font l’objet de licences distinctes – sont des produits secondaires. Cf. FARRELL/SHAPIRO (2004), p. 28 s.

500 Décision de la Commission CE, Hugin/Liptons (1977).

107 ket), elle a été considérée comme dominante sur le marché secondaire des pro-duits et services liés à ses propres photocopieuses501.

6. Différenciation des produits

Le concept de différenciation des produits désigne l’adaptation des produits aux be-soins particuliers des acheteurs (« customisation »). Cette stratégie commerciale est spécialement répandue dans les secteurs basés sur les hautes technologies, comme en témoignent, par exemple, les divers types et gammes de logiciels conçus pour parfai-tement répondre aux activités des utilisateurs.

On peut s’interroger sur la question de savoir si la différenciation des produits consti-tue une barrière à l’entrée et, ainsi, contribue à créer un pouvoir de marché. En d’autres termes, est-ce qu’une entreprise qui s’est profilée dans un segment de marché et a acquis une certaine renommée peut se comporter de façon indépendante ? On relèvera que cette problématique est intrinsèquement liée à celle de la définition du marché pertinent, voire ne relève que de cette dernière502.