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PARTIE II : CADRE THÉORIQUE ET PROBLÉMATISATION

CHAPITRE 2 : LA BUREAUCRATIE DU SYSTÈME

2. La bureaucratie aux États-Unis et en France

2.1. L’émergence aux États-Unis des études critiques sur la bureaucratie

Selon Von Mises (1946), dans son ouvrage intitulé « La Bureaucratie » publié en 1946 et réédité en 2003, les États-Unis sont un pays démocratique depuis très longtemps, comme il le souligne :

« En outre, les États-Unis sont une démocratie de vieille date, et l'opinion qui dénonce les dangers de la bureaucratie ne s'y est développée que récemment. Ce n'est que ces dernières années que l'on a pris conscience de cette menace et que l'on considère la bureaucratie non comme un instrument de gouvernement démocratique, mais, au contraire, comme le pire ennemi de la liberté et de la démocratie ».

S’il a toujours existé une bureaucratie dans l’administration des Douanes et celle des Affaires Étrangères, le problème pour cet auteur est son extension contemporaine à d’autres sphères. « Il y a toujours eu une bureaucratie aux États-Unis. L'administration des Douanes et celle des Affaires Étrangères ont toujours été dirigées selon les principes bureaucratiques. Le fait que l'État étend son intervention à l'activité économique et à de nombreux secteurs de la vie privée est caractéristique de notre époque. Et cela aboutit à substituer le système bureaucratique au système du profit », ajoute-t-il

Von Mises (1946) revient en arrière. Pour lui, dans la bureaucratie en régime autoritaire, le chef de la « tribu » a trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Il est exécuteur et juge. Sa volonté est la loi mais il ne peut pas être partout. Il doit déléguer une partie de ses pouvoirs à ses subordonnés (ses représentants) qui agissent en son nom et sous autorité. Mais en réalité, ces subordonnés deviennent des chefs locaux soumis seulement, en théorie, au chef de la tribu et ils régissent leurs provinces selon leur bon plaisir. Ils deviennent donc des satrapes (protecteurs du pouvoir). Le chef de la tribu a le pouvoir de les destituer et de leur nommer un successeur mais le nouveau gouverneur devient bientôt lui-même un satrape presque indépendant. Pour Von Mises (1946), dans un gouvernement royal, le roi s’efforce de limiter les pouvoirs des gouverneurs de provinces en leur donnant des ordres, des instructions, des codes, des décrets et des ordonnances. La liberté de décision des gouverneurs est alors limitée. Leur première obligation est maintenant d’obéir aux règlements. Ils ne manifestent pas d’empressement à régler mieux chaque affaire. Ils ne veulent plus trouver pour chaque problème la solution la plus appropriée. Leur préoccupation

principale est d’obéir aux règlements, ordonnances, codes et décrets, qu’ils soient raisonnables ou contraires aux buts poursuivis.

Von Mises (1946) avance sa réflexion sur le phénomène bureaucratique en passant du régime autoritaire au régime démocratique afin de comparer la bureaucratie d’hier à celle d’aujourd’hui.

Pour lui, en régime démocratique, il s’agit d’une erreur de dire que la direction bureaucratique est incompatible avec un gouvernement et des institutions démocratiques. La démocratie implique la suprématie de la loi. Les deux fondements du gouvernement démocratique sont la primauté de la loi et le budget.

« La primauté de la loi signifie qu’aucun juge, qu’aucun fonctionnaire n’a le droit d’intervenir dans les affaires d’un particulier ou de modifier sa condition juridique, si une loi régulière ne lui enjoint pas de le faire ou ne l’y autorise. », souligne Von Mises

En démocratie, l’administration est liée par la loi et par le budget. Le contrôle démocratique est un contrôle budgétaire. Les représentants du peuple détiennent les clefs de la trésorerie. Aucun centime ne doit être utilisé sans le consentement et l’accord du Parlement. La gestion bureaucratique est une gestion strictement conforme à la loi et au budget. Il appartient au souverain, mais pas au personnel de l’administration, aux juges, à l’armée et à la marine. Ces derniers n’exécutent que les ordres qui leur viennent de la loi et du budget. C’est le souverain qui dirige la politique. Dans l’entreprise privée, par exemple, le directeur général délègue un ensemble de services au nouveau directeur de branche et lui donne toute directive/ordre pour réaliser des bénéfices, pour contribuer au succès de l’entreprise. La comptabilité permet de vérifier l’exécution voulue par le directeur général. 2.2. La bureaucratie en France

En France, la bureaucratie bouge et les nouveaux rapports entre les hommes qui apparaissent au début du 20ème siècle font plus changer la société que les révolutions technologiques (Crozier,

1963)32.

Crozier (1963), dans son ouvrage de référence « Le phénomène bureaucratique », décrit les relations hiérarchiques entre deux organismes d’État en France : l’un purement administratif, la CRAM33 et l’autre industriel en situation de monopole, la SEITA34. Dans ces deux organismes, le

décalage entre le rôle de tel échelon vu par la hiérarchie et son exercice réel, compte tenu des attentes et pressions des niveaux voisins, est le symptôme d’une dysfonction. À la SEITA, chaque

32 Crozier, M. (1963). Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963, coll. Points et Essais.

33 Caisse Régionale d’Assurance Maladie de Paris : un organisme français de sécurité sociale en Île-de-France. 34 Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes: une entreprise publique française en charge de la

usine est dirigée par un directeur et un directeur adjoint polytechniciens. Le directeur a un pouvoir limité dans son exécution et il a un rôle de représentation dans la ville où se trouve l’usine. Le salaire de chacun est jugé insuffisant mais en échange, ils bénéficient d’une grande maison, d’une voiture et d’un chauffeur, de fournitures et de services divers. Le directeur adjoint, quant à lui, a aussi un rôle limité. Il se limite surtout à une application scrupuleuse des règlements. Ces directeurs obtiennent des promotions en fonction de l’ancienneté. Les règles sont presque les mêmes pour les autres catégories d’exécution comme contrôleurs, ingénieurs techniques, chefs d’ateliers, ouvriers de fabrication et de maintenance. Des règlements très précis ne laissent aucune place à l’initiative. À la CRAM, le traitement administratif est sur-présenté. Il s’agit donc d’une masse énorme de feuilles d’assurances maladie. Ses activités sont complètement différentes de celles de la SEITA mais les structures bureaucratiques sont largement similaires.

Dans ce contexte français, la bureaucratie suit les voies constantes de la dysfonction engendrée par l’impersonnalité et le désir de protection. La vie française est dominée par « la barrière et le niveau » selon l’expression de Goblot35. L’auteur souligne que le système français n’a

pas que des côtés négatifs car il exalte l’effort individuel mais en amont de l’emploi visé. Il incite chaque individu à poursuivre ses études pour réussir à un concours sélectif. Le modèle français d’organisation bureaucratique n’est pas une sorte de bloc erratique dans la société : il est au contraire en profonde relation avec les traits culturels français fondamentaux. Les traits relevés dans la CRAM et la SEITA correspondent bien à certains traits culturels français tels que l’isolement de l’individu, la prédominance des activités formelles, l’isolement de chaque strate, la lutte des strates entre elles pour leurs privilèges. Certains de ces traits ont été décrits par des ethnologues tels que Lucien Bernot et René Blancard (l’absence d’initiative), Laurence Wylie (la difficulté de coopérer) et Edmond Goblot (le rôle protecteur du groupe et l’isolement des strates). La fuite devant les conflits, les relations de dépendance, la difficulté d’accepter le leadership, posant le problème de la conception de l’autorité, sont sous-jacentes à ces traits.

Dans la société allemande du début du XXème siècle, le fonctionnement bureaucratique

repose sur plusieurs principes (Max Weber). Les individus sont soumis à une autorité uniquement dans le cadre de leurs obligations impersonnelles officielles et répartis dans une hiérarchie d’emplois clairement définie. Ils ne sont pas propriétaires de leur outil de production. Ils sont soumis à un contrôle strict et systématique dans leur travail. Chaque emploi a une sphère de compétences clairement définie. Il est occupé sur la base d’un contrat. Le recrutement des employés se fait sur les qualifications. La rémunération est fixe, en fonction du grade hiérarchique. L’emploi est la seule occupation du titulaire. La promotion de carrière dépend de l’ancienneté et de l’appréciation des supérieurs hiérarchiques.

35 Edmond Goblot, né en 1858 et mort en 1935 est un philosophe et logicien français. Il est surtout connu pour son

À travers ces analyses, nous avons constaté que la bureaucratie française a une influence sur le Cambodge car celui-ci a été sous le protectorat français pendant un siècle (1863-1953)36.

Pendant le régime colonial, la France a apporté ses propres pratiques et expériences pour modifier l’administration cambodgienne. La procédure de la nomination du roi a changé. La France a maintenu la monarchie élective mais elle a défini les nouvelles modalités de vote d’un nouveau roi. Celui-ci est choisi par un organe qui s’appelle encore le conseil du trône et qui comprend le premier ministre, les responsables des deux ordres religieux (Dhammayuttika et Maha Nikaya)37 et

du chef des Bakous (les brahmanes du palais). À l’époque, la présence du roi n’est pas requise lors des conseils des ministres présidés par le résident français supérieur (Cambacérès, 201338 ; Brocheux

(dir.), 200039). Pour Crouzatier (2014)40, les attributions des différents ministres sont pour leur part

formellement définies en 1905, date à laquelle il est de surcroît mis fin à leur administration directe de certaines provinces.

L’administration française a imprimé sa marque au Cambodge en organisant le pays selon ses normes. Entre 1921 et 1925, un ensemble de textes officialise la gestion des provinces et des districts. L’autorité coloniale de chaque province est chargée de collecter les impôts et de contrôler que les actions de tous les fonctionnaires locaux sont en phase avec la politique définie à Phnom Penh par la hiérarchie coloniale. Cette autorité a également une fonction judiciaire et doit contresigner tous les jugements émis par les tribunaux locaux. Dans le même temps, l’ordonnance royale du 24 septembre 1919 a fixé le statut des communes. Elle délègue à son chef de commune (Mekhum) le maintien de l’ordre, la perception au niveau local de l’impôt et le règlement des litiges à l’amiable (Crouzatier, 2014).

Les différents documents administratifs sont établis. Au plus haut niveau, le Kram découle du seul monarque, mais ne peut être proclamé qu’après accord du résident français. Le Kret est également l’œuvre du roi, mais après consultation du conseil des ministres et nécessite lui aussi l’approbation du résident avant sa promulgation. Le Samrach concerne une décision prise en conseil des ministres. Le Prakas vient pour sa part d’un ministre et concerne son domaine d'activité alors

36 Forest, A. (1993). Le Cambodge et la colonisation française : histoire d'une colonisation sans heurts 1897-

1920. Paru en mars 1993. L’Harmattan

37 Le Dhammayuttika Nikaya est un ordre monastique du bouddhisme theravada présent en Thaïlande, au

Cambodge et au Laos. Il est, en termes de nombres de fidèles, le second ordre en Thaïlande et au Cambodge, derrière le Maha Kikaya. Il s'agit, avec le Dhammayuttika Nikaya, de l'une des principales fraternités religieuses issues du bouddhisme thaï.

38 Cambacérès, J.-P. (2013). Sihanouk : le roi insubmersible, Le Cherche midi, coll. « Documents », 7 mars 2013,

459 p.

39 Forest, A. Aarsse, R. et Brocheux, P. (dir.) (2000). Histoire de l'Asie du sud-est : Révoltes, Réformes,

Révolutions, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Histoire et civilisation », 2000, 288 p.

que le Deka n’a qu’une valeur locale (province, district, commune, etc.) (Gour, 1962)41. Les

différents codes civil, foncier, pénal et des affaires sont créés, mais ils seront en contradiction avec les lois édictées en métropole ou celles qui s’appliquent à l’ensemble de l’Indochine française (Pinto, 1977)42. Ces documents officiels que nous avons mentionnés sont encore utilisés dans

l’administration cambodgienne d’aujourd’hui.

Concernant le système éducatif, à l’époque, les tentatives de scolarisation sont trop timides pour pouvoir être couronnées de succès. Au début des années 1930, il est finalement décidé de confier l’enseignement primaire aux écoles de pagodes, officiellement au nom du respect des traditions. Ces traditions restent encore dans la société actuelle puisque nous retrouvons plusieurs écoles primaires qui se situent dans les locaux des pagodes. Pour l’enseignement secondaire, le lycée Sisowath ouvre à Phnom Penh en 1933, mais les élites préfèrent envoyer leurs enfants aux lycées Chasseloup-Laubat à Saigon (Vietnam) ou Albert Sarraut à Hanoï (Vietnam), puis, à partir de 1946, à Da Lat (Vietnam). Concernant l’université, pour ceux qui ne sont pas assez fortunés ou qui n’ont pas la chance d’avoir obtenu une bourse pour aller étudier en France, la seule alternative est d’aller à Hanoï (Bilodeau, Pathammavong et Hông, 195543 ; Bezançon, 200244).

À travers le phénomène bureaucratique de différents régimes, époques et pays (et continent) analysé par nos grands auteurs, nous nous demanderons ensuite quelles sont les caractéristiques communes de cette bureaucratie que l’on peut dégager à partir des travaux de Crozier (1963) et quelles sont ses conséquences.