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L’opportunité de décloisonnement des marchés, négligée par les États membres

Section 2 : L’irrémédiable cloisonnement des marchés nationaux illustré

II. L’opportunité de décloisonnement des marchés, négligée par les États membres

La mise en place du commerce en ligne de produits de santé constitue l’exemple parfait du paradoxe de la délimitation des marchés. En effet, le bilan de la mise en oeuvre d’un tel canal de commercialisation fait état d’un volontarisme de la part des institutions européennes (A), obscurci par les réticences de États membres (B).

A. Les institutions européennes, moteurs du décloisonnement des marchés

L’idée d’un commerce de produits de santé en ligne a été pour la première fois étudiée par la CJCE dans sa décision Doc Morris . En l’espèce, la Cour avait établi que la réglementation d'un État membre ne pouvait 288

interdire la vente en ligne de médicaments au public sur son territoire, sans violer le principe de libre circulation des marchandises, s'agissant des médicaments non soumis à prescription et offerts par un pharmacien légalement

Aut. conc., Avis 12-A-20 relatif au fonctionnement concurrentiel du commerce électronique 287

CJCE, 11 décembre 2003, Deutscher Apothekerverband eV contre 0800 DocMorris NV et Jacques Waterval, C-322/01 288

établi dans un État membre. La CJUE a étayé les conditions de mise en oeuvre de ce canal de distribution. Sa jurisprudence est bien évidemment étendue aux dispositifs médicaux . Elle a d’ailleurs considéré que 289

l'interdiction édictée par la législation hongroise, de vendre à des consommateurs hongrois des lentilles de contact en provenance d’autres États membres par Internet « prive les opérateurs des autres États membres d’une modalité particulièrement efficace de commercialisation de ces produits et gêne ainsi considérablement l’accès de ces opérateurs au marché hongrois ».

C’est afin de garantir ces bienfaits que la directive 2011/62/UE fut adoptée, portant obligation pour les États membres de permettre la vente à distance au public de médicaments OTC . Si cette directive reconnaît la marge 290

de manœuvre laissée aux Etats membres en matière de santé publique, elle précise néanmoins, dès le préambule, que « ces conditions ne devraient pas entraver indûment le fonctionnement du marché intérieur » . Ainsi, le 291

législateur de l’Union compte bien mener une harmonisation plus contraignante pour les États membres que celle abordée par la Cour de justice. Les instances européennes ont ainsi fondé leur action sur la lutte contre les spécialités falsifiées afin de contourner la problématique de l’harmonisation textuelle des législations portant sur les produits en eux-mêmes . 292

En définitive, la Cour de Justice de l’Union Européenne a posé les bases du canal de commercialisation en ligne des produits de santé. Si les autorités de concurrence nationale ont soutenu cette initiative, elles ont dû se confronter aux pouvoirs publics, relativement réfractaires au décloisonnement des marchés.

B. L’absence de volonté politique des États membres, obstacle au décloisonnement

Très tôt, cette perspective d’ouverture d’un canal de distribution en ligne s’est butée aux réticences étatiques. Si la CJUE a dans sa pratique décisionnelle précisément délimité les contours de la marge de manoeuvre des États membres en la matière, leur réticence à transposer la directive en toute bonne foi constitue un obstacle significatif au décloisonnement des marchés. La transposition de telles dispositions en droit français en constitue un exemple topique. En effet, le droit français en la matière a évolué sous la contrainte du droit de l’Union. Les pouvoirs publics français ayant ouvertement choisi d’effectuer ouverture a minima de la distribution en ligne de ce « produit particulier » qu’est le médicament . Ce choix s’explique par les craintes formulées par les autorités 293

nationales portant sur l’atteinte potentielle de l’ouverture d’un nouveau canal de commercialisation au niveau de sécurité exigé par chaque État membre. Cette harmonisation porte en elle-même les prémisses d’une mise en danger non seulement de la souveraineté des États membres, mais également des pouvoirs établis du monopole officinal . 294

CJUE, 2 décembre 2010, Ker-Optika bt contre ÀNTSZ Dél-dunántúli Regionális Intézete, C-108/09 289

Directive 2011/62/UE, article 85 quarter 290

Ibid, considérant n°24 291

BISTER, S., op. cit., p. 801 292

Avis 13-A-12 du 10 avril 2013 relatif à un projet d’arrêté de la ministre des affaires sociales et de la santé relatif aux bonnes pratiques de 293

dispensation des médicaments par voie électronique

BRUNELLE, A., « La pratique de l’Autorité de la concurrence en matière de distribution pharmaceutique », Colloque contrats et concurrence 294

dans le secteur pharmaceutique - Perspectives nationales et internationales, Revue Lamy de la concurrence, Nº 43, 1er avril 2015, « il faut rappeler que la France a choisi l’ouverture de la vente en ligne de médicaments la plus restreinte possible. Le commerce sur Internet ne concerne que les médicaments non soumis à prescription et reste réservé aux pharmaciens disposant d’une officine. Il y a donc ici un maintien et un renforcement du monopole officinal. Dès lors que les pouvoirs publics ont choisi les modalités d’ouverture les plus restrictives possibles »

Les autorités françaises ont ainsi tenté de minimiser le champ d’application matériel de la vente en ligne. D’une part, la dichotomie de produit adoptée par la France rentrait immédiatement en conflit avec la nomenclature classique. Alors que la France distinguait les médicaments en fonction de leur qualification de médecine officinale, le droit de l’Union a toujours distingué entre les médicaments à prescription médicale obligatoire ou facultative. Cette différenciation terminologique laissait aux fabricants une certaine marge de manoeuvre et de contournement dans la prise de décision concernant la vente en ligne des produits . 295

La brèche ouverte par les termes utilisés dans la directive a en outre été exploitée par les États membres afin d’imposer des conditions supplémentaires à la mise en oeuvre de ce canal de distribution, justifiées par la protection de la santé publique . Par exemple, les pouvoirs publics ont restreint le nombre d’acteurs autorisés à 296

procéder à la vente en ligne en rendant obligatoire le rattachement des pharmacies en ligne à un point de vente physique , suivant le modèle click and mortar. Si les opérateurs légalement installés dans d’autres États 297

membres peuvent commercialiser en ligne les médicaments à destination de clients résidant sur le territoire français, les demandes d’autorisation de développement d’une pharmacie en ligne en France sont rares, du fait des contraintes administratives rajoutées par les pouvoirs publics. La rigidité de telles normes, si elle contribue activement au cloisonnement des marchés, est expliquée par sa rédaction, pensée comme un prolongement des règles déontologiques appliquées à la dispensation en officine, afin de protéger la santé publique . 298

Ce choix français s’est prolongé par l’adoption de modalités d’encadrement strictes notamment au titre de ses arrêtés dits « bonnes pratiques » . L’Autorité française, consciente des bienfaits potentiels du commerce de 299

produits de santé en ligne avait à plus d’une occasion signalé aux pouvoirs publics la contre-productivité de leurs choix politiques. À ses yeux, le régime excessivement lourd et contraignant qu’instaurent les « bonnes pratiques» limite fortement, voire interdit, la possibilité pour les titulaires français d’officine de développer 300

leur activité de vente en ligne et de concurrencer efficacement les sites situés dans d’autres États membres de l’Union européenne, menaçant ainsi la compétitivité des sites localisés sur le territoire français . 301

Malgré les pléthoriques avis défavorables livrés par l’Autorité de la concurrence, les arrêtés ont conservé nombre de dispositions contraignantes, dont l’interdiction du référencement payant dans des moteurs de recherche ou des comparateurs de prix. Tant de réglementations résolument qualifiées par l’Autorité de «dispositions particulièrement restrictives, dont l’accumulation conduit à créer un cadre extrêmement contraignant et limitatif, qui a pour conséquence de brider toute initiative commerciale en termes de prix, de gammes de produits, de services nouveaux » . Malgré une reprise partielle des recommandations formulées par 302

l’Autorité de la concurrence, l’arrêté fixant les dispositions définitives en la matière conserve de nombreuses dispositions restrictives de concurrence, limitant le champ de décloisonnement des marchés. Participant à ce

CHAGNY, M., « Quelle(s) dérégulation(s) de la distribution pharmaceutique ? La vente sur Internet », Colloque contrats et concurrence dans le 295

secteur pharmaceutique - Perspectives nationales et internationales, Revue Lamy de la concurrence, Nº 43, 1er avril 2015 Directive 2011/62/UE, op.cit.

296

CJUE, Apothekerkammer des Saarlandes et autres & Helga Neumann-Seiwert contre Saarland et Ministerium für Justiz, Gesundheit und 297

Soziales, 19 mai 2009, C-171/07 et 172/07 ; Code de la santé publique, article L. 5125-33 Ibid

298

CHAGNY, M., op. cit 299

Aut. conc. Avis n°13-A-12 du 10 avril 2013 relatif à un projet d’arrêté de la ministre des affaires sociales et de la santé relatif aux bonnes 300

pratiques de dispensation des médicaments par voie électronique Ibid, pt. 93

301

Ibid, pt. 189 302

phénomène, de nombreux États membres ont adopté un cadre similaire à la France. A son image, la Grèce restreint la vente aux mêmes médicaments, mais autorise les sociétés créées indépendamment des officines, qualifiées de pure players. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas ouvrent eux la vente à tous les médicaments et autorisent les pure players . C’est une nouvelle fois cette hétérogénéité entre États Membres dans une matière 303

portant pourtant sur une tentative de décloisonnement des marchés qui empêche ledit décloisonnement . 304

Certaines perspectives positives peuvent néanmoins êtres identifiées. En effet, l’advocacy de la part des autorités de concurrence s’intensifie. On note à ce titre les recommandations de l’autorité française concernant le fonctionnement des marchés du médicament, militant en faveur d’un assouplissement des contraintes applicables à la vente en ligne de médicaments «pour permettre aux sites installés en France de lutter à armes égales avec les sites européens » . 305

BEHAR-TOUCHAIS, M., « Contrat et concurrence dans le secteur de la pharmacie - Rapport de synthèse », Colloque contrats et concurrence 303

dans le secteur pharmaceutique - Perspectives nationales et internationales, Revue Lamy de la concurrence, Nº 43, 1er avril 2015 CHAGNY, M., op. cit.

304

Aut. Conc., Avis 19-A-08 relatif aux secteurs de la distribution du médicament en ville et de la biologie médicale privée 305

En définitive, les autorités de concurrence tentent tant bien que mal d’adapter l’analyse concurrentielle classique de délimitation des marchés aux spécificités des produits de santé. Concernant les marchés de produits, ces autorités s’efforcent d’appréhender et de vulgariser les termes scientifiques propres à la médecine afin de les accommoder à la terminologie concurrentielle ; et ce au risque de dénaturer ces produits, en faisant primer l’usage thérapeutique sur ses caractéristiques intrinsèques, voire d’ignorer les particularités scientifiques justifiant l’intensité réglementaire qui les entoure. Les autorités de concurrence reconnaissent pour autant l’impossible application de méthodologies quantitatives à ce type de produit, dont la substituabilité est presque totalement hermétique au prix ; et ce sans pour autant proposer d’alternative réellement viable à ce critère quantitatif. L’analyse des marchés géographiques n’est pas en reste. Si les autorités de concurrence reconnaissent l’impact des spécificités sanitaires sur la circonscription des marchés aux territoires nationaux, leur pratique décisionnelle détaille peu les tenants et aboutissants d’un tel lien de causalité, rendant leurs décisions sur ce point peu pédagogiques. Malgré des tentatives de décloisonnement des marchés, la galaxie de caractéristiques des produits de santé rend peu utile l’harmonisation de certains critères isolés, tels que les canaux de commercialisation, face à la prégnance d’autres indices tels que les disparités de prix. Il semblerait que la délimitation en droit de la concurrence d’un « marché européen des produits de santé » soit aujourd'hui plus que jamais conditionnée à l’harmonisation complète des normes et politiques sanitaires à l’échelle de l’Union. Malgré la prégnance de la

soft law européenne visant à adapter les maximes de délimitation des marchés à une majorité absolue de produits

et de territoire, les produits de santé semblent requérir un travail d’adaptation et de conciliation plus important, que les autorités de santé reconnaissent mais ne mettent que partiellement en oeuvre. Cette carence du droit européen et de la pratique décisionnelle ne se trouve moins forte au stade de l'identification des pratiques.

Deuxième Partie — La sanction des pratiques en matière de produits de santé, conciliation perfectible des intérêts sanitaires et commerciaux

La spécificité des marchés de santé n’entrave pas le travail des Autorités dans la détection et la sanction des pratiques anticoncurrentielles en elles-mêmes. Conscientes de l’importance économique et sanitaire de tels produits, les autorités de concurrence effectuent leurs missions avec sérieux. Pour preuve, entre 2009 et 2017, 29 décisions d’infraction ou acceptant des engagements contraignants en matière de pratiques anticoncurrentielles liées aux produits pharmaceutiques ont été adoptées par les autorités nationales et la Commission Européenne . 306

En outre, les autorités de concurrence ont également procédé à des enquêtes approfondies dans le cadre d’une centaine d’affaires. De surcroît, 17 décisions d’infraction ou d’engagement ont été adoptées concernant des dispositifs médicaux . 307

Assignées à un but économique, les règles du droit de la concurrence incarnées par les articles 101 et 102 TFUE sont formulées en termes souples et ont vocation à embrasser un vaste éventail de comportements, qu’ils soient ou non formalisés . Le caractère général des termes par lesquels les textes définissent les ententes, tant en 308

droit interne qu’en droit communautaire , a permis aux institutions de donner libre cours aux spécificités des 309

produits . En outre, les textes ne livrent aucune définition de la position dominante et de l’exploitation abusive 310

de cette position par une entreprise, laissant ainsi une grande latitude aux autorités pour apprécier la nature d’un comportement à l’aune d’exigences particulières. La structure littérale de ces dispositions sert la vocation du droit de la concurrence à s’étendre à tous les secteurs économiques. Les produits de santé, et tout particulièrement les spécialités pharmaceutiques n’y font pas exception. Notons que l’affaire Adalat , qui a fait progresser la 311

définition même de l’entente, est une affaire traitant de la distribution d’un médicament.

En s’intéressant aux décisions des autorités, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité, on constate dès le premier regard que les pratiques en matière de produits de santé se fondent sur des stratégies « classiques », et trouvent leur spécificité dans l’instrumentalisation et le détournement des éléments clés des produits de santé, à l’image des contraintes réglementaires sanitaires leur étant applicables.

Les spécificités du produit de santé, comme outil des pratiques anticoncurrentielles sont aisément appréhendées par les autorités de concurrence. Les autorités ont appréhendé l’ontologie relativement classique des pratiques en la matière : la conservation par les industriels et laboratoires de leurs monopoles et l’augmentation de leurs chiffres d’affaires (Chapitre 1). Au stade de la sanction des pratiques cependant, si la nature même de ces produits justifie un recours extensif aux prérogatives contentieuses habituelles des autorités de santé, elle met également en lumière la nécessité de mutation du rôle des autorités de concurrence afin que celles-ci soient parfaitement aptes à concilier santé publique et ordre concurrentiel (Chapitre 2).


Comm. UE. Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement, application du droit de la concurrence dans le secteur pharmaceutique 306

(2009-2017), 2018, p. 1 Ibid

307

RAJA, C., op. cit. 308

Version consolidée du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, OJ C 326, 26 oct. 2012, articles 101 et 102 309

D. BRAULT, Politique et pratique du droit de la concurrence en France, LGDJ, Coll. « Droit des affaires », 2004, n° 740, p. 335 310

Décision de la Commission du 10 janvier 1996, Adalat 311

CHAPITRE I — LES TRAITS DES PRATIQUES PROHIBÉES PAR LES ARTICLES 101 ET 102 TFUE,

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