CHAPITRE II — LA MUTATION DU RÔLE SANCTIONNATEUR DES AUTORITÉS DE CONCURRENCE AU CONTACT DES PRODUITS DE SANTÉ
II. L’impossible proportionnalité de la sanction aux caractéristiques du produit visé
Les marchés de santé sont uniques. La spécificité des produits de santé en est à la fois l’origine et le résultat. Elle semble être prise en compte dans sa propension à affecter le fonctionnement concurrentiel du marché. Pourtant, la pondération de la sanction en fonction de la nature spécifique de ce produit et des conséquences en cascade de pratiques anticoncurrentielles sur la santé publique semble être occultée. Les autorités de concurrence se bornent donc à constater les dommages économiques des pratiques sanctionnées, sans pouvoir aller au-delà. D’une part puisqu’une telle conciliation des impératifs économiques et sanitaires dépasse le spectre stricto sensu de l’analyse concurrentielle (A), et d’autre part puisque cette conciliation par le biais d’une quantification pécuniaire semble impraticable (B).
A. L’imperméabilité théorique du montant de la sanction à la nature du produit
Si la sanction pécuniaire doit être proportionnée à la gravité des faits répréhensibles , il ne semble pas que 506
celle-ci soit fonction de la nature des produits de santé étudiés, si vitaux soient-ils. Il peut être déduit de la nomenclature actuelle des pratiques que la gravité des restrictions provient essentiellement de l’atteinte portée à la concurrence, et non de la qualification de produits ou de services plus nécessaires que d’autres.
Tel que rapporté par le Conseil de la Concurrence dans son rapport d’activité pour l’année 1997 , la gravité 507
de la restriction et partant le montant de l’amende sont proportionnés à trois facteurs : la nature des pratiques, indicatrice de leur degré inhérent de nocivité, les caractéristiques principales de ces pratiques, ainsi que l’identité des auteurs des pratiques. D’un point de vue formel, aucun texte ne préconise donc la prise en compte de la nature des produits étudiés dans le calcul de la sanction, qu’il s’agisse de textes communautaires ou 508
nationaux , à l’exception des lignes directrices à destination de l’Autorité britannique . 509 510
Si la spécificité des marchés de produits de santé procède de la spécificité des produits de santé eux-mêmes, le droit européen de la concurrence est en théorie inapte à augmenter le montant de la sanction infligée qu'elle touche un produit de santé et non un bien de consommation facultative. S’il est correct d’un point de vue idéologique et moral qu’une pratique anticoncurrentielle entraîne des conséquences dramatiques d’autant plus fortes qu’elles touchent des produits de santé, ces conséquences sont rarement prises dans l’aggravation du montant de la sanction. D’un point de vue théorique donc, la nature des produits semble étrangère aux finalités de calcul de la sanction pécuniaire en droit européen de la concurrence
THIBAULT, F., « La proportionnalité des sanctions prononcées par les autorités de concurrence françaises et communautaires », Revue 506
Internationale de droit comparé, Année 2003 55-2 pp. 487-490 Cons. conc., Rapport d’activité pour 1997, p. 86
507
Lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l'article 23 508
Aut. conc. Communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires 509
CMA, « Guidance as to the appropriate amount of a penalty », 18 avril 2018, CMA73, pt. 2.8 510
B. L’impraticable prise en compte des caractéristiques du produit dans la sanction
La prise en compte des particularités d’un produit de santé dans l’appréciation de la gravité des pratiques aux fins de la détermination du montant de la sanction n’est pas innée en droit européen de la concurrence. Cette prise en compte ne procède d'aucune préconisation textuelle en ce que la sanction vise la répression et la réparation du dommage infligé au processus concurrentiel et non aux patients et systèmes de santé. L’antinomie entre logique sanitaire et logique concurrentielle brille donc par l’absence de prise en compte des spécificités des produits dans les méthodologies de calcul des sanctions. Pourtant, l’Autorité française affirmait à l’occasion de son étude conduite en 2008 que « lorsqu'ils sont caractérisés, les comportements qui visent le secteur de la santé sont fréquemment considérés comme d'autant plus graves que les services ou produits concernés sont des « biens de nécessité » nécessaires ou indispensables à la vie des patients, et que les demandeurs sont captifs […]» . S’il est 511
indéniable que ces comportements sont plus graves lorsqu’ils touchent des produits de santé, comment cette spécificité est-elle prise en compte dans la pratique décisionnelle des autorités ?
Il est tout d’abord primordial de constater, que la prise en compte des spécificités de ces produits est aléatoire en fonction des autorités de concurrence. La Commission européenne mentionne elle rarement dans ses décisions, les spécificités des produits visés au stade de la sanction. Si cette dernière reconnait volontiers le caractère incontournable de certains produits, notamment pharmaceutiques , la nature particulièrement sensible 512
de ces produits n’est jamais présente dans l’évaluation de la gravité des pratiques. La Commission, à l’image de sa position sur le dommage causé à l’économie, présente ainsi une propension réduite à prendre en compte les particularités des produits de santé au titre du calcul de l’amende.
Les autorités nationales, en revanche, se trouvent davantage réceptives à ces particularités, mentionnées de façon considérablement plus fréquentes dans leurs décisions . À ce titre, l'Autorité française a donc très tôt pris 513
en compte la nature incontournable des produits de santé ; notamment dans sa décision Air Liquide, de sorte que « les gaz médicaux sont des produits à la fois indispensables à la vie des malades et sans substituts […] ». Il ne s’agit pourtant pas d’une pratique décisionnelle pérenne et prévisible. Si ces spécificités sont régulièrement mentionnées au stade de l’évaluation de la gravité des pratiques, elles sont parfois reléguées dans d’autres parties de la décision de l’Autorité. Pour preuve, dans sa décision GlaxoSmithKline, l’Autorité a bien pris le soin de mentionner que « Glaxo Wellcome détient dans sa gamme un certain nombre de produits indispensables à l’hôpital et pour lesquels il n’existe pas d’équivalent », sans mentionner cette spécificité au stade du calcul du montant des sanctions . 514
De même pour l’Autorité britannique, qui dans ses lignes directrices prévoit la prise en compte de la nature des produits . De tels préconisations lui ont ainsi permis de prendre en compte ces spécificités dans la pratique, 515
à l’image de sa décision Pfizer/Flynn ou dans sa décision portant sur la Paroxetine . La prise en compte de la 516 517
Cons. conc., « Droit de la concurrence et santé », Études thématiques, 2008, p. 144 511
Décision de la Commission du 16 Juin 2013, Lundbeck, AT.39226, pt. 81 512
Aut. conc. Rapport d’activité pour 1997 p. 93 513
Cons. conc., déc. n°07-D-09 du 14 mars 2007 GlaxoSmithKline France, pt. 327 514
Op. cit. n° 523 515
CMA, 7 décembre 2016, Phenytoin, pt. 7. 70 « Consequently, the CMA considers that the harm to consumers which results from unfair pricing is 516
amongst the most serious types of harm caused by any form of anti-competitive practice and therefore excessive pricing constitutes one of the most serious abuses of a dominant position »
CMA, 12 Février 2016 Paroxetine, Case CE-9531/11, pt. 11.27 a) « paroxetine, which was a widely prescribed antidepressant medicine and 517
nature même du produit de santé et de ses conséquences néfastes sur la santé publique est donc loin d’être acquise et présente un manque indéniable de sécurité juridique dans la pratique décisionnelle.
§ 2 : La mise en balance entre protection de la santé et liberté d’entreprendre, catalyseur du recours aux engagements
Si la prise en compte des spécificités du produit de santé au stade de la sanction est plus qu’aléatoire, cette tâche conciliatrice semble être plus aisée concernant les mesures correctives pouvant être adoptées par les autorités de concurrence. Particulièrement lorsque l’absence de rétablissement d’un fonctionnement normal du marché est susceptible d’engendrer des conséquences à long terme sur l’économie générale du secteur . Si cette 518
pratique n’est pas réservée aux produits de santé, les enjeux de santé publique justifient le recours à cet outil versatile, utilisé tant en matière de contrôle des concentrations (I) que dans le rétablissement des conditions concurrentielles normales face aux constats de pratiques problématiques (II) . 519