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Chapitre 3 : Construction de l’objet chez l’enfant

1. L’objet dans le développement du jeune enfant

1.1. La construction du réel et l’objet permanent

L’enfant, au cours de son développement sensori-moteur, de 3 à 18-24 mois, construit le réel à travers quatre dimensions définies par Piaget (1973) que sont l’espace, le temps, l’objet permanent et la causalité. La mise en place de la construction de l’objet favorise l’essor considérable des trois autres dimensions. Mais comment l’objet-livre peut-il favoriser la construction du réel chez l’enfant ?

1.1.1. La permanence de l’objet

Les étapes de la construction de l’intelligence sensori-motrice correspondent à un état de construction de la notion d’objet. Jusqu’à 8 mois, l’objet n’a pas d’existence au-delà de l’action propre, action ne relevant pas encore d’une intentionnalité chez l’enfant. Ce n’est qu’à partir de 8 mois que la permanence de l’objet, permettant une coordination intentionnelle des schèmes, commence à s’élaborer pour prendre sa pleine mesure aux alentours de 12-18 mois. L’enfant est alors en capacité de concevoir qu’un objet continue d’exister en dehors de sa perception visuelle directe. La capacité de se représenter des déplacements invisibles de l’objet entre 18 et 24 mois est à la frontière du stade suivant dans le développement de l’enfant, la période symbolique ou préopératoire.

La construction de l’objet permanent chez l’enfant prend une toute autre mesure lors de ce stade symbolique puisque l’enfant accède à la représentation. Cette fonction symbolique permet à l’enfant de se représenter les objets par le moyen de symboles ou de signes tels que le jeu symbolique, l’imitation différée, l’image mentale, le dessin, le langage (Piaget, 1972) et amène à une distinction entre le signifiant (ce qui va représenter : symboles, signes, imitations) et le signifié (la réalité). Le livre, par l’objet qu’il représente, permet la construction d’une double permanence et d’une double distinction entre signifiant et signifié. L’enfant va progressivement construire le livre en tant qu’objet pouvant être porté, jeté, ouvert, mis à la bouche, senti (Bonnafé, 2003) Le texte inscrit dans le livre album répond également à une permanence, rassurante pour l’enfant (Ben Soussan, 2009) et facilite l’appropriation de l’histoire, de la relation soutenue autour d’elle et des aspects psychiques sous-tendus. Double distinction entre signifiant et signifié, par la différence entre le concept « livre » et l’objet auquel il réfère, mais également entre le concept « lettre » et les marques graphiques qui y sont rattachées, l’enfant comprenant très tôt que le code lui échappe à ce stade de son développement…Mais nous y reviendrons lorsque nous traiterons de la construction de l’écrit.

De l’avènement de la permanence de l’objet chez l’enfant de 8 mois découle un essor considérable de l’auto-perception de l’enfant dans un espace-temps.

1.1.2. L’espace et le temps

Avant ses trois ans, l’enfant construit l’espace et le temps en fonction de ses propres manipulations, de sa propre position dans l’espace, au stade de la construction topologique. Chaque nouvel objet rencontré, chaque nouvelle pièce est le moyen de développer davantage la construction du réel par expérimentation de ce que l’enfant a autour de lui.

Un double mouvement est porté par le livre. Tout d’abord, construction de l’objet livre comme inscrit dans un espace et un moment de la journée. Espace du livre posé sur le tapis d’éveil, à côté de tel ou tel objet, ou lu par les parents lors du coucher par exemple. Mais le texte porté par l’album jeunesse est vecteur d’une autre construction, l’espace de la page et le temps de l’histoire (Bonnafé, 2003). L’espace de la page, la disposition du texte et/ou des images dans la page, la succession des pages, cette dernière entrainant le déploiement de

l’histoire dans le temps, le temps de l’histoire qui se superpose au temps réel, c’est le temps narratif.

L’histoire se déploie, progresse dans le temps au fil des pages qui se tournent, par le sens de la lecture induite par le lecteur expert partageant une lecture à voix haute. Les répétitions ainsi créées structurent l’espace-temps et solidifient le schème de « ce qui revient » (Le Gall, 2007). Le livre jeunesse, par la construction du réel, favorise la construction de soi et amorce une seconde construction, celle de l’objet écrit.

1.2. L’objet écrit

Plusieurs chercheurs s’accordent à penser l’écriture comme un objet à connaître, tout comme un autre objet, reprenant les apports de la conception piagétienne (Besse, 1992 ; Fijalkow, 2009). Les lettres apparaissent comme des objets du monde parmi d’autres…Toutefois, elles restent des objets particuliers

« puisqu’elles n’ont d’existence propre qu’en tant que marques portées par les objets matériels les plus divers »

(Ferreiro, 2000, p.18).

Les lettres sont des objets qui ne vivent qu’au travers d’autres objets dans lesquels elles sont inscrites. Cette particularité rend la rencontre de l’enfant avec l’écrit d’autant plus complexe puisque l’enfant doit construire l’objet « lettre », et notamment sa permanence à travers la construction d’un second objet, porteur du précédent.

1.2.1. Psychogénèse de l’écrit

L’entrée dans l’écrit est conçue comme une construction dont l’enfant est l’acteur et non le récepteur (Fijalkow, 2009). Ceci revient à dire qu’elle réside en une suite de conceptualisations effectuées par l’enfant. Selon cette conception constructiviste, l’adulte n’a pas statut d’acteur principal. Toutefois, la prise en considération du modèle piagétien apporte un éclairage supplémentaire à cette psychogénèse en incluant le rôle joué par l’environnement

social (Ferreiro, 1988). C’est au travers des interactions soutenues avec autrui que l’enfant construit des schèmes nouveaux en lien à l’objet de construction. L’écriture impose à l’enfant de passer de l’immédiat au média (Bidaud, Megherbi, 2005).

Les recherches menées depuis plusieurs années sur cette psychogénèse de l’écrit montrent que l’enfant « commence à se former des « représentations » de la langue écrite, de ses fonctions et de sa structure » (Besse, 1990) et se forme des hypothèses sur la langue écrite (Ferreiro, 1988) avant même l’apprentissage « explicite » de la lecture (Besse, 2000). Cette construction de l’écrit par l’enfant s’appuie sur le processus d’appropriation défini par Jean-Marie Besse comme l’enjeu de la construction d’une relation personnelle à l’écrit (2000), mettant l’enfant en place d’acteur, dans une approche individualisée de son propre rapport à l’écrit.

Notre objet d’étude étant centré sur les enfants de moins de trois ans, nous nous intéresserons principalement aux apports de ces travaux sur la compréhension de l’une des premières constructions chez l’enfant, la différenciation dessin/écriture.

1.2.2. Différenciation écrit/dessin

La psychogénèse de l’écrit met en exergue une première construction de la part de l’enfant marquant une différenciation entre l’écriture et le dessin (Ferreiro, 1988, 2000 ; Besse, 2000). Santiago, enfant évoqué dans l’une des études de cas rapportées par Emilia Ferreiro (2000, p.97) nous permettra d’illustrer cette psychogénèse au fil des constats établis :

A deux ans, Santiago pense, lors d’une lecture de conte par son père, que ce dernier lit dans les images. Toutefois il est d’ores et déjà en capacité de faire une distinction entre le texte et les images, « en appelant le texte : « ce qui est écrit » ».

Comme cet exemple le montre, Santiago n’a pas encore établi de fonction à l’écrit bien qu’il soit en mesure d’en saisir des différences avec le dessin.

Une hypothèse sur « à quoi sert l’écrit ? » émerge chez cet enfant quelque temps plus tard :

« A deux ans 5 mois, Santiago affirme qu’on lit pas dans les images mais dans les textes parce qu’il y a des lettres ».

Les lettres acquièrent donc un statut particulier puisque porteuses de quelque chose que l’on lit. Elles ont une fonction propre, que l’enfant étayera au fil de sa construction de l’écrit jusqu’à faire l’hypothèse, vers trois ans, que les lettres servent « cette propriété fondamentale des objets que le dessin ne permet pas de représenter : leur nom » (Ibid, p.114).

Les débuts de cette différenciation écrit/dessin passent par une activité graphique témoignant d’une distribution libre des graphies dans l’espace disponible puisque les lettres ne sont pas encore considérées comme des objets-substituts. À ce moment de la construction de l’écrit chez l’enfant, aux alentours de 3 ans, les lettres n’ont pas fonction de représenter quelque chose d’autre qu’elles-mêmes.

Cette distinction entre le dessin et l’écriture montre que l’enfant de trois ans développe des hypothèses sur ce qu’est l’écrit. Ce constat fait apparaître, pour plusieurs auteurs, l’importance de l’école maternelle dans cette appropriation de l’écrit par l’enfant. D’une question, toutefois encore persistante et pertinente, de la meilleure méthode pour apprendre à lire au CP, les recherches sur la construction de l’écrit chez le jeune enfant permettent un glissement allant davantage sur le « comment donner à l’enfant de maternelle les moyens de réussir pleinement son CP ? » (Boulanger, 2010). En ce sens, l’école maternelle tient pour rôle « de préparer activement la rencontre de chaque enfant avec l’écrit » et ce par plusieurs axes tels que par exemple, « faciliter l’accès à l’imaginaire, par le conte, le livre » ou « favoriser les situations propices à l’attention conjointe» (Besse, 2011).

D’autres axes ont été proposés par Jean-Marie Besse, mais reprenons les deux sus-cités afin de les croiser avec notre objet d’étude, davantage axé sur ce qui se joue dans les rencontres premières avec l’écrit chez les enfants de moins de trois ans :

« Faciliter l’accès à l’imaginaire, par le conte, le livre » : le livre peut parfois être présent dans l’environnement de l’enfant dès son plus jeune âge, tel l’album jeunesse.

« Favoriser les situations propices à l’attention conjointe » : L’attention conjointe, telle qu’elle peut être décrite par Bruner (1983), est une des fonctions du développement socio-communicatif employées dans les interactions par l’enfant et l’adulte dès les débuts de l’intentionnalité situés aux alentours de 8/10 mois (Guidetti et Tourette, 1993), nous traiterons ce point dans la quatrième partie dévolue aux interactions enfants/parents.

Ces axes trouvent écho à ce qui se joue dans la rencontre de l’enfant de moins de trois ans avec l’écrit. Ces multiples constructions de l’objet, objet permanent, objet écrit, objet inscrit dans un espace-temps, décrites par l’approche piagétienne, s’opèrent dès le plus jeune âge. L’enfant, pour parvenir à utiliser l’objet selon la fonction pour laquelle celui-ci a été créé, doit pouvoir accéder à une construction supplémentaire, la construction culturelle.