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Chapitre II. Le renouvellement du programme : développement de la stratégie de l'exposition thématique développement de la stratégie de l'exposition thématique

C. L'invention d'un centre interdisciplinaire : le Bauhaus

La deuxième contribution que Barr a apportée au MoMA est dû à son voyage en Europe, au cours duquel il avait rencontré des artistes du Bauhaus et était devenu

admiratif de cette : « fabuleuse institution où peinture, arts graphiques, architecture, mobilier, typographie, théâtre, cinéma, photographie, design industriel pour production de masse – tout était étudié et enseigné en même temps dans un bâtiment moderne »124

. Le Bauhaus a été une formidable pépinière d'artistes, de designers et d'architectes. En 1919, les enseignants artistiques du Bauhaus tels que Kandinsky, Paul Klee, Moholy-Nagy, Schlemmer combinent la théorie sur les arts plastiques avec la théorie sur les art visuels. Par exemple, Kandinsky enseigne le cours de dessin :

« à partir duquel il développera sa théorie de la composition, théorie normative et rigoureusement méthodique (Point, ligne, plan) »125. Ils ont réalisé des études sur les

effets de différents contrastes : « Effets de contraste combinés, contraste de matériaux (verre, bois, fer), contraste des formes d'expression (dentelé-lisse): contraste rythmique. Exercice pour observer la ressemblance dans l'expression en employant simultanément différents moyens d'expression »126. Ils créent des objets et des meubles destinés au plus grand nombre. C'est une vision ''utopique'' qui a marqué l'esprit de l'école. L'objectif du Bauhaus est de considérer « l'art comme mission sociale »127, et de redonner à l'art « une fonction au sein de la société, afin d'abolir la séparation entre les arts libres et appliqués »128

. Le Bauhaus apparaît comme le mouvement emblématique qui imprime son impact sur tous les domaines artistiques et particulièrement sur le décloisonnement des arts. Gropius pense qu'une réforme de l'enseignement de l'art nécessite une collaboration entre l'artiste, l'industriel et les techniciens dans les différents ateliers (bois, métal, verre, ...). Il propose de donner aux élèves une formation d'artisans avec une vision humaniste sur les projets d'urbanisme. C'est ainsi que l'on peut dire que le Bauhaus a donné naissance à l'architecture moderne129.

124 Bernadette Dufrêne, La création de Beaubourg, pug, 2000, p.74.

125 L'Art au XXe siècle, sous la direction de Ingo F. Walther, volume I, Taschen, p.177.

126  Catalogue du Bauhaus de 1923, cité in Magdalena Droste, Bauhaus 1919-1933, Taschen, 2006, p.26.

127  L'Art au XXe siècle, op.cit., p.176.

128 Ibid., p.176.

Exemple de ce renouveau, entre 1920-1928, Oskar Schlemmer, un peintre, décorateur de théâtre, est invité à se joindre à l'enseignement du Bauhaus. Il cherchait à mettre en relation les disciplines artistiques : peinture, sculpture, chorégraphie, scénographie, danse. Il travaille avec Hannes Winkler sur une œuvre chorégraphique appelée Ballet triadique, sur une musique de Paul Hindemith, qui sera présentée au Festival de musique de chambre de Donaueschingen en 1922. Dans la mise en scène, les costumes, les masques sont inspirés d'une forme stéréométrique. Les mouvements en spirales, les gestes de la danse stimulent l'imagination et s'unissent à la musique et au décor dans une œuvre qui est une véritable synthèse des arts plastiques. Ce Ballet novateur renouvelle l'expression traditionnelle de la scène et les expériences sensorielles des spectateurs.

Parallèlement, en 1928, Gropius, qui estime que « le théâtre est lui aussi un centre socio-éducatif ; [...] conçoit pour le metteur en scène Piscator un Théâtre total dont l'architecture est entièrement fonction des actions scéniques, et où le public n'est pas un simple spectateur, mais participe au spectacle »130

, va encore plus loin, car sa perspective théâtrale consiste en une mise en scène ''interactive'', qui invite le spectateur à

participer. C’est ainsi que Roland Huesca souligne que : « L'aspect formel de ce programme esthétique rencontre la politique en cours au Bauhaus voulant, par l'éveil du sensible, trouver des <contenus communs> à offrir en partage. […] l'école avait proclamé, dès l'origine, cette volonté de supplanter les arts de l'élite : <le peuple doit participer aux grandes œuvres d'art de son temps> […] l'éthique façon Bauhaus cherche des affinités entre l'art et la vie quotidienne »131

. Une nouvelle école est structurée par cette vision utopique comme une pépinière de nouveaux artistes, designers et architectes. Le Bauhaus était conçu comme un laboratoire de la modernité.

Grâce à ses programmes innovants et à ses expérimentations plastiques, le Bauhaus était devenu un centre interdisciplinaire, où peinture, arts graphiques, architecture, design industriel, mobilier, typographie, photographie, théâtre, danse et cinéma se rapprochent. Les productions du Bauhaus témoignent de la diversité, de la richesse et de l’originalité de ses recherches.

C'est pourquoi, quand Alfred Barr était le premier directeur du MoMA (de 1929 à 1943 )132

, il a installé six départements de conservation différentes au

MoMA : « peinture et sculpture», « dessins», « gravures et livres illustrés», « film»,

« photographie» et « Architecture et Design». Pour Alfred Barr, les collections sont « des mosaïques qui bougent avec le temps, les goûts et les particularités de chacun, suivant les aléas de l'histoire, et c'est à travers l'arrangement et la présentation de leurs collections 130 Giulio Carlo Argan, L'art moderne – Du siècle des Lumières au monde contemporain, p.253.

131 Roland Huesca , Danse, art et modernité. Au mépris des usages, Paris, puf, 2012, p.73.

132 Par la suite, il occupe diverses fonctions jusqu'en 1968, puis il est nommé administrateur honoraire à vie.

que les musées codifient leurs idées et ce qu'il ont à raconter. Cela est particulièrement vrai dans le cas du MoMA, ses collections formant le moyen principal par lequel il soutien sa propre lecture de l'art moderne »133.

La vision d'Alfred Barr et la collection du MoMA reflètent une conception basée sur une appréhension égalitaire de tous les arts et une abolition de la distinction entre art noble et arts mineurs. Cette idée démocratique, d'intégrer art noble et arts mineurs dans un musée tel que le musée Pompidou, trouve sans doute ses origines dans cette vision d'Alfred Barr, liée à la conception de l'importance des arts mineurs et à son admiration pour les idées du Bauhaus, qu'il avait décidé de mettre en application lors de la fondation du MoMA en 1929.

Dans le Centre Pompidou sont représentés ces trois aspects : le contexte de l'effet de la diaspora ; la transgression de la création artistique par la fusion entre l'art majeur et l'art mineur ; et l'influence du Bauhaus. Beaubourg ambitionne sans cesse de bouleverser le cadre muséographique traditionnel, de supprimer toutes les barrières de l’art en élargissant les horizons du musée et en poursuivant l’enrichissement des nouvelles collections : non seulement les dessins, les peintures et les sculptures, mais aussi le design, l'architecture, les arts graphiques, la photographie, la cinéma expérimental et la vidéo. Face à la diversité de la création pluridisciplinaire, une redéfinition du concept muséographique et une réflexion sur l’organisation du parcours pour le grand public deviennent nécessaires.

Pour montrer au public l'apport de ces différents aspects, le Centre Pompidou, dans ses premières expositions, pense qu'il est d'abord nécessaire de rendre compte de l'importance de sa place dans le monde et de sa relation avec différentes grandes capitales de l'Art et on assiste ainsi à une geoesthétique qui s'affranchit de l'univoque (l'apanage de la culture française) pour passer au multiple (la rencontre avec d'autres cultures).

3. Vers une approche géo-culturelle

Pour ses grandes expositions inaugurales naît, en 1973, le premier projet

du Centre Pompidou qui est de montrer « le rôle de Paris dans l'évolution de l'art de ce siècle. Il fut alors décidé que ce serait un thème général qui nécessiterait au moins deux grandes expositions thématiques : Paris et l'Ouest, Paris et l'Est. [… pour] traiter le rôle de Paris dans la divulgation des idées cubistes et futuristes, le dadaïsme et le constructivisme, l'impact donné par les Américains et les Russes qui se sont orientés vers Paris comme 133 MoMa Highlights: 350 oeuvres du Museum of Modern Art New York, op.cit., p.20.

vers le centre de la vie artistique dans les deux après-guerre et dans les années 30 »134

. Ce premier projet de deux grandes expositions comportait pour l'ouest, une exposition

Paris-New York et pour l'Est Paris, Berlin, Moscou, (le sous-titre prévu dans l'exposition Paris, Berlin, Moscou était « 1906-1936 ou 30 années d'échange artistique »135

. ) Les deux expositions envisagées au départ en deviennent trois sous la pression de Moscou qui, avec l'existence du Mur de Berlin, ne voulait pas voir apparaître des questions sur ce problème politique et aussi à cause de la rivalité ambiante entre les États-Unis et l'URSS, parce que Moscou désirait se voir attribuer une exposition à l'exemple du Paris-New York.

Ce programme du Centre Pompidou met l'accent sur l'idée d'expositions thématiques qui présenteraient les divers mouvements d'avant-garde dans tous les domaines de l'expression artistique et leur rapport aux dimensions sociales et aux approches géo-culturelles.

Ces expositions pluridisciplinaires furent l'occasion de riches échanges internationaux. Ces capitales semblent avoir été choisies à cause de leur situation artistique d'avant-garde : New York (MoMA, Expressionnisme Abstrait, Pop art), Berlin (importance de l'Allemagne avec le Bauhaus), Moscou (Constructivisme) et Paris comme centre.

La série de ces trois expositions est comme une recherche qui ne se fonde pas seulement sur le développement de la modernité, de ses caractéristiques

formelles et techniques, mais aussi s'inscrit dans les « mobilités des artistes, des œuvres, des marchands, des revues, [… Les expositions ] répondaient au renouvellement des approches de géographie artistique et de l'histoire des échanges, voire de la sociologie de l'art »136. Ces rapprochements n'ont pas seulement une dimension artistique : en

effet ils apportent, en plus, de multiples significations affectives, morales, idéologiques, politiques et sociales. Par exemple Paris-Berlin, Rapports et contrastes, France-Allemagne 1900-1933 et Paris-Moscou, 1900-1930 s’inscrivent sur un arrière-plan historique : dans

le cas de Paris -Berlin on voit que l'histoire politique de l'art occupe les salles suivantes :

« la guerre, dada, Berlin l'après-guerre, la nouvelle objectivité et qu'elle se conclut avec les photomontages de John Heartfield »137

. Quant à Paris-Moscou, l'exposition exprime

fortement l'importance des immenses bouleversements de l'année 1917 dans les salles présentant la révolution et ses effets sur l'art et sur le cadre de la vie quotidienne.

134 Catalogue Paris New-York, Centre Pompidou, 1977, p.13.

135 Ibid., p.13.

136  Centre Pompidou : trente ans d’histoire, op.cit., p. 509.

137  Bernadette Dufrêne, La création de Beaubourg, pug, 2000, p.201, lesphotomontages de John

Ces stratégies de l'exposition permettent au visiteur de suivre le cheminement, par rapport à la situation de la société, des créations des artistes d’avant-garde qui accèdent aux recherches nouvelles, associant des matériaux et procédés nouveaux. Aussi le principe des séries facilite l'approche du public en lui permettant de mieux comprendre les relations entre les différents mouvements, en leur procurant des repères chronologiques et en leur ouvrant les frontières vers d'autres cultures artistiques.

Pourtant ces repères chronologiques ne sont pas présentés de la manière classique des musées traditionnels qui datent les époques et mouvements artistiques, mais sont là pour souligner une succession d’événements par rapport à leur impact sur

le monde de l'art et pour faire sentir au visiteur, selon Pontus Hulten, « la grande réalité de l'esprit [...] un élan vital lié à une idée de perpétuelle mutation et de métamorphose »138. La série de ces trois expositions montre l'importance de la circulation des idées, des savoirs, des savoir-faire ; on s’affranchit des visions franco-centrées pour entrer dans une modernité en prenant en compte le monde entier.