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CHAPIRE I : Big Bang deux aspects antagonistes : destruction et création

F. Identités et différences : la tension du regard

L'utilisation de matériaux hétérogènes aboutit à l’élaboration d’un processus de pratiques artistiques nouvelles. Le visiteur, lui, découvre des œuvres d'art moderne plutôt déconcertantes, mais réalisées à partir de matériaux (verre, métal, plastique, feutre, textile) qui lui sont déjà familiers dans la vie quotidienne, alors qu'autrefois l'art n'était représenté que par des matières nobles dignes de symboliser le caractère beau, sublime de l'art. Comment peut réagir le visiteur ? D'un côté, ses idées sur l'art peuvent être complètement bouleversées par le choix de ces matériaux « vulgaires ». D'un autre, en revanche, sa rencontre avec des matériaux qui lui sont familiers peut lui faire mieux accepter ces œuvres modernes assez étranges.

Les artistes, se servant de matériaux nouveaux pour créer des « œuvres » d’art, ont transformé des objets ordinaires, et même des éléments insignifiants, pour les intégrer dans des œuvres conçues pour provoquer la réflexion sur une société de consommation de masse, en vue d’aboutir à une interrogation sur la place de la matérialité dans le monde. C’est une démarche qui accorde à l’acte artistique, par la multiplicité des matériaux utilisés, la fonction de créer une nouvelle esthétique qui prend en compte une réflexion sur la société actuelle.

F. Identités et différences : la tension du regard

Nous allons aborder la manière dont la scénographie favorise l'expérience du visiteur à travers la mise en scène de l'identité et la différence (espaces hétéroclites et horizontaux; introduction de la géométrie dans l'art ; de la forme brute informelle à l'objet primitif ; du symbole à l'être hybride) Cette scénographie permet d'amener le visiteur à visualiser l'altérité et la singularité des œuvres. L'historien américain Hal

Foster pense que « l'anthropologie est contextuelle, autre valeur importante aux yeux des artistes et des critiques, nombre d'entre eux concevant des projets comme travail de terrain dans la vie quotidienne. […] l'anthropologie s’intéresse à l'altérité, et, de pair avec la psychanalyse, ce trait a fait d'elle une lingua franca pour une bonne part de la 516  La brochure Big Bang, Centre Pompidou, 2005.

production artistique et théorique récente »517. Cette mise en scène révèle différentes approches anthropologiques de la production artistique qui distrairaient le visiteur de la relation directe avec ce qui est montré.

Par cette mise en scène, la curiosité des visiteurs est éveillée : ils sont donc amenés plus facilement à réfléchir sur les origines des créations à partir des préoccupations personnelles des artistes ou de problématiques esthétiques, sociales, politiques. Ainsi que le disait déjà Michel Foucault dans les années 1960 et 1970, « un regard qui distingue, répartit, disperse, laisse jouer les écarts et les marges - une sorte de regard dissociant capable de se dissocier lui-même »518, c'est à dire, qu'il s'agit de stimuler le visiteur afin qu'il se détourne de sa manière unique et traditionnelle de regarder les œuvres d'art et qu'il se mette à penser « la discontinuité (seuil, rupture, coupure, mutation, transformation) »519.

a. Espaces hétéroclites

Dans la sous-section Chaos, le visiteur est

invité à voir Number 26 A, Black and White520

(1948) de Jackson Pollock, qui propose une impression esthétique particulière en raison du fait que la perspective est abandonnée : « l'absence de hiérarchie entre les éléments rend toute surface colorée elle-même non hiérarchisée puisque, pour le regard, toute focalisation devient impossible parce que la forme globale est non segmentale »521. Il s'agit d'un jeu de lignes et de points qui sont des traces de la gestuelle de l'artiste caractérisée par la rapidité, la fluidité, le rythme. Ce registre reflète la tendance de l'Action painting, et montre surtout l'engagement physique du créateur, aboutissant à donner un tableau abstrait résultant d'un mouvement aléatoire, très loin du figuratif.

517 Hal Foster, design & crime, traduit par Christophe Jaquet, Edition, Les Prairies Ordinaires, 2008,

p.116-117.

518  Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire», Hommage à Jean Hyppolite, Paris, P.U.F., coll.

«Épiméthée», 1971, p.159.

519 Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.13.

520  Illustration n° 79 : Jackson Pollock (1912 - 1956) Number 26 A, Black and White, (Numéro 26 A, noir et blanc), 1948 , Peinture glycérophtalique sur toile, 205 x 121,7 cm.

521  René Payant, « la libération de la peinture » Jackson Pollock: question, Montréal, Musée d'art

contemporain, 1979, p.85.

n° 79: Jackson Pollock, Number 26 A, Black and White, 1948

A côté, la mise en scène de la maquette Complexe d’appartement, Vienne522

( 1 9 8 3 ) , d ' u n e a g e n c e d ' a r c h i t e c t u r e autrichienne Coop Himmelb(l)au523

, donne une impression d'instabilité, en réunissant des morcellements architecturaux, et sensibilise le spectateur aux nouvelles caractéristiques formelles qui marquent une conception de la postmodernité : une déconstruction dans l'espace des normes architecturales habituelles.

Ces procédés chaotiques montrent tous deux l'apparition de nouvelles visions, tant dans la peinture que dans l’architecture. Les espaces hétéroclites et indéterminés correspondent à une révolution esthétique, comme le souligne le

théoricien de l'esthétique Theodor W. Adorno : « la mission actuelle de l'art était d'introduire le chaos dans l'ordre »524.

Les traces chaotiques créent une tension dynamique, qui n'est pas sans évoquer la théorie du chaos qu'exprime une section de Big Bang. Après les salles où

le visiteur a pu voir des œuvres en relation avec le corps, il passe par une tout autre impression esthétique dans cette salle Chaos, où sont exposées des œuvres plus

abstraites qui renouvellent la perception de l'espace, des œuvres caractérisées par la décomposition, la fragmentation, la discontinuité, l'instabilité.

b. Décloisonnement et géométrie

Dans les parcours de DESTRUCTION, les sous-sections Passage à L’horizontal, Espace Géométrique, la Cité Abstraite, Grille, et Monochrome présentent une nouvelle

vision artistique de la géométrie.

Dans la salle Passage à L’horizontal de DESTRUCTION, le visiteur est donc

amené progressivement vers des sculptures maintenant étalées au sol, faites de dalles

de métal : 144 Tin Square525 (1975) de Carl Andre ou de mousse Expansion n°14526 (1970) de César. Les artistes occupent une autre dimension de l'espace pour créer et exposer

522  Illustration n° 80 : Coop Himmelb(l)au, Complexe d'appartements, Vienne, 1983 , Carton, bois,

papier kraft et tiges metalliques, 48 x 72 x 37 cm.

523 Fondée en 1968 par Wolf Prix, Helmut Swiczinsky et Michael Holzer qui atteint la renommée lors de l'exposition Deconstructivist Architecture au MoMA à New York en 1988.

524  Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1991, p.207. 525  Illustration n° 81 : Carl Andre (1935 - ), 144 Tin Square, (144 carrés d'étain), 1975, Etain, 366 x

366 cm.

526 Illustration n° 82 : César (1921 – 1998), Expansion n°14, 1970, Coulée de polyuréthane expansé,

stratifié et laqué, 100 x 270 x 220 cm.

n° 80 : Coop Himmelb(l)au, Complexe d'appartements, Vienne, 1983

leurs œuvres, tout comme Pollock avait déjà utilisé le sol pour créer des œuvres par les techniques du dripping et du pouring de 1942 à 1950, même si ses tableaux étaient ensuite accrochés au mur.

Dans le parcours, les œuvres d'Andre et César marquent une rupture avec l'époque classique par leur rejet de la verticalité. Dans la salle, où elles sont présentées, la sculpture se développe uniquement dans le sens de l’horizontalité. Carl Andre fait une utilisation mesurée et rigoureuse de structures géométriques simples : il s’agit d’une

surface carrée (Square) de dalles de métal posées au sol : « le matériau est usiné de façon industrielle, […] l'artiste est dépersonnalisé et se retire, en quelque sorte, derrière la matériau brut, refusant ainsi l'autocélébration du créateur »527. Carl Andre ne considère pas la sculpture comme un objet autonome, mais envisage une sculpture-lieu, mettant l’œuvre en relation avec l’espace et avec le

visiteur qui vit sa propre expérience de culture en relation avec le sol.

144 Tin Square se situe au milieu de

la salle, permettant ainsi au visiteur de marcher dessus, ce qui risque de le décontenancer ; le travail de Carl Andre attire ainsi l’attention sur la façon de percevoir une nouvelle possibilité de l'espace artistique : il s’agit pour le visiteur de marcher, d’éprouver l’espace ou le lieu, et de la sorte de questionner sa façon de percevoir l’œuvre et l’expérience de son propre déplacement. Andre le dit lui-même : « la sculpture telle que je la vois est une route »528. C’est une invitation au

spectateur d'intégrer vraiment l’œuvre: « une expérience du toucher qui implique le déplacement du corps du spectateur dont le regard ne produira au mieux qu’une synthèse totalisante. La marche, dès

lors, a un caractère exploratoire indispensable à l’appréciation de la sculpture »529

. Alors que la verticalité est le support traditionnel pour la présentation des œuvres, cette œuvre-là, placée dans le passage entre deux salles, est destinée à être foulée aux pieds par les visiteurs.

A coté, Expansion n°14, de César, est une sculpture blanche en mousse

de polyuréthane. D'une forme fluide, elle semble se répandre sur le sol, rappelant le cheminement des dalles de métal de Carl Andre. Cette présentation des œuvres renforce

527  Marc Jimenez, La querelle de l'art contemporain, Editions Gallimard, 2005, p.91.

528  Les auteurs collectifs, Les figures de la marche un siècle d'arpenteurs de Rodin à Neuman :

Exposition, Antibes, Musée Picasso, p. 244. 529 Ibid., p. 244.

n° 81 : Carl Andre, 144 Tin Square, 1975

l'expérience esthétique par le contraste fort entre des matières différentes (mou/dur, lisse/relief), des couleurs (blanc opaque/argent) et des formes (informel/géométrique) qui invitent le visiteur à découvrir un univers matériel à travers des expériences multi-sensorielles loin des paramètres plastiques traditionnels et font basculer son regard, en raison de cette création d'un nouvel espace artistique, à l'opposé de la verticalité auquel nous sommes le plus souvent confrontés en sculpture.

La disposition des espaces horizontaux éclaire d'un regard nouveau la perception de la spatialité. Le contraste formel et visuel, avec les expressions géométriques et horizontales (Expansion n°14 et 144 Tin Square) s’inscrit logiquement

dans la recherche de la matérialité (le mou)530 et de la fonctionnalité (sculpture/route). Ces différentes expériences stimulent la curiosité du visiteur et le préparent à la suite de la visite.

D a n s l a s a l l e C i t é Abstraite, à côté de la salle Passage à l'horizontal, le visiteur est invité

à voir une reconstitution de la

Salle à manger réalisée pour Nina et Vassily Kandinsky à Dessau

(1926)531 ; la table et les chaises ont été réalisées par un designer du Bauhaus, Marcel Breuer. Cette reconstitution rappelle le savoir-faire du Bauhaus, caractérisé par une esthétique industrielle, qui développe des meubles destinés au plus grand

nombre, et pour cela commence à se servir de matériaux nouveaux, notamment de tubes métalliques, pour fabriquer les chaises dans un style géométrique. Le credo du Bauhaus était aussi, comme celui du Centre Pompidou, lié à une idée de démocratisation « sans les distinctions de classes qui soulèvent une barrière arrogante entre les artisans et les artistes ! Désirons, concevons, et créons ensemble le nouveau bâtiment du futur. Il combinera l'architecture, la sculpture, et lapeinture sous une forme simple »532. Les artistes – artisans ont abouti à une fonctionnalité des matériaux dans le domaine du design industriel et du mobilier, en relation avec un goût pour la simplicité.

530 Ce que nous avons abordé dans la partie II. e. De l'éloge du mou, p.165.

531 Illustration n° 83 : la Salle à manger réalisée pour Nina et Vassily Kandinsky à Dessau, 1926 532 Manifeste de Walter Gropius http://www.germanculture.com.ua/french/library/weekly/fr_ aa022101a.htm

n° 83 : une reconstitution de la Salle à manger réalisée pour Nina et Vassily Kandinsky à Dessau, 1926

Dans la même salle, faisant écho aux meubles de Marcel Breuer se trouve le Fauteuil Red & Blue533 (1918), du designer néerlandais Gerrit Rietveld, caractérisé par le rejet d'ornements, par des lignes simples, dépouillées, géométriques et par des couleurs élémentaires (rouge, bleu, jeune, noir). Gerrit Rietveld, était alors influencé par le groupe De Stijl (1917-1931) qui préconisait « avant tout à mettre en œuvre une transcription formelle, plastique, picturale ou architecturale des principes d’une harmonie universelle par la fusion de tous les arts. La peinture, la sculpture, le mobilier, le graphisme, l’architecture puis l’urbanisme sont les supports de cette expérimentation conduite simultanément par les différents créateurs du groupe »534.

Tout à côté du Fauteuil Red & Blue, le visiteur

peut voir un tableau présentant le projet L'Aubette535 de Theo van Doesburg et deux tableaux Composition n°5 losangique et Maison de bureaux, Nort-sur-Erdre

de Jean Gorin. Avec leur composition à base de lignes horizontales et verticales et l'utilisation des trois couleurs primaires, plus le blanc et le noir, L'Aubette de

Theo van Doesburg, du groupe De Stijl, et la Composition n°5 losangique536 de Gorin illustrent l'harmonie, l'équilibre d'une construction de l'espace. L'artiste français Jean Gorin (1899-1981), après une période cubiste, puis abstraite (1925), découvre les recherches de Mondrian qui, en 1919, avait publié des essais

intitulés « Nouvelle plastique dans la peinture », et« Réalité naturelle et Réalité abstraite »pour exposer cette nouvelle

conception de l'abstraction. La peinture de Jean Gorin et

celle de Mondrian sont à mettre en parallèle avec l'architecture moderne, par rapport à l’homogénéisation des proportions des espaces géométriques. Les artistes abordent une recherche sur le rapport entre le matériel et le spirituel par la pureté et l'équilibre des formes. Gorin éprouvait une très grande admiration pour Mondrian, comme le montre

533 Illustration n° 84 : Gerrit Rietveld (1888 – 1964), Fauteuil Red & Blue, 1918, Bois peint rouge, bleu,

noir et jaune, 66 x 86 x 84 cm, (Cassina), à côté, Theo van Doesburg. le projet de L'Aubette.

534 De Stijl, site - Centre Pompidou, http://www.centrepompidou.fr

535  illustration n° 85 : Theo van Doesburg, le projet L'Aubette, 1926.

536 illustrationn° 86: Jean Gorin (1899 – 1981), Composition n° 5 losangique, 1926, Huile sur

ciment, 78 x 78 cm.

n° 84 : Gerrit Rietveld, Fauteuil Red & Blue, 1918

n° 86 : Jean Gorin, Composition n°5 losangique,

1926

n° 85 : Theo van Doesburg, le projet L'Aubette, 1926

sa composition losangique. Theo van Doesburg s'inspire pour sa part de la recherche scientifique et mathématique, pour évoluer vers des formes de plus en plus épurées, que l'on retrouve dans son projet architectural pour l'Aubette.

La proximité du fauteuil et des tableaux illustre l'équilibre ultime et la simplicité. Le visiteur est invité à réfléchir à la recherche que leurs auteurs abordent sur les rapports entre le matériel, la forme pure, géométrique, et l'homogénéisation des propositions des espaces dans les différentes disciplines (peinture, architecture et mobilier). Comme le texte au mur l'explique au sujet de la signification du choix

de juxtaposer ces différentes catégories d'œuvres : « La distinction entre peinture et sculpture, architecture et mobilier, est abandonnée au profit d’un <art total> ou d’une <synthèse des arts>, visant à transformer l’homme et son environnement : l’abstraction à la conquête du monde ! »537.

La mise en scène de la forme géométrique, par un rapprochement entre des œuvres différentes, meubles, design, peinture, témoigne d'un décloisonnement des arts et le visiteur peut y voir un désir d'ouverture des savoirs chez les artistes. La mise en scène s’affranchit donc du didactisme sur l'évolution de l'art de chaque mouvement, afin de prendre en compte « l'art total » et la modernité. La notion de synthèse des arts s'est progressivement prolongée jusque dans les créations artistiques actuelles538.

D a n s l a s a l l e s u iva n t e E s p a c e Géométrique, où, « Avec l'utilisation de la ligne droite, des formes élémentaires, des couleurs franches posées en aplats, s'instaure une nouvelle vision du monde : rationnelle, sérielle, minimale…»539, on voit, confrontées à la Peinture [Manifestation 3]540

(1967) de Daniel Buren, la sculpture minimale Stack541 (1972) de Donald Judd, Compositionen rouge, bleu et blanc II (1937) de Piet Mondrian et Étagère ESU 400 (1949) des époux Charles et Ray Eames.

Le tableau de Daniel Buren présente des rayures verticales blanches et rouges alternées, de 8,7 cm de large chacune. Dans l'année 1966-1967, Buren fait partie du mouvement BMPT542 regroupant les quatre artistes Daniel Buren, Olivier

537 La brochure de l'exposition BIG BANG, p.2.

538 dans le domaine du design et de l'architecture. 539  La brochure de l'exposition BIG BANG, p.2.

540  Illustration n° 87 : Daniel Buren (1938 - ), Peinture [Manifestation 3], 1967, Toile de coton, peinture

à l'acrylique, 252,3 x 252,3 cm.

541  Illustration n° 88 : Donald Judd (1928 - 1994) Stack (Pile), 1972 , Acier inoxydable, Plexiglas rouge,

470 x 102 x 79 cm, chaque élément : 23 x 102 x 79 cm.

542  BMPT, sigle formé par l'initial des noms de Buren, Mosset, Parmentier, Toroni.

n° 87 : Daniel Buren, Peinture [Manifestation 3], 1967

Mosset, Michel Parmentier, Niele Toroni, qui commencent à employer des signes réduits tels que la bande verticale, le cercle noir sur fond blanc, la bande horizontale et des actes répétitifs minimaux (empreintes régulières de pinceau). Leurs œuvres vont remettre en question la norme de l'art : « Il ne s'agit pas de séduire le public, ni de pratiquer l'illusionnisme ou de jouer sur la sensibilité

mais d'inciter le spectateur à une réflexion sur les rapports passés et présents qu'entretient l'art avec la réalité »543. La répétition du même motif minimal enlève l'illusion d'une représentation artistique du monde dans sa grande diversité en aboutissant à un ordre de « la dénégation, à savoir < faire de la peinture sans être peintres> »544.

La sculpture minimale de Donald Judd, à côté de la Peinture de Daniel Buren, est constituée de boîtes

en fer, de dimension identique, donnant à la répétition sérielle un caractère anonyme. L’œuvre Stack est

emblématique du mouvement Minimal.

Dans Composition en rouge, bleu et blanc II545

de Piet Mondrian, les perpendiculaires noires sur fond blanc et quelques formes rectangulaires de couleurs vives rappellent la peinture Composition n°5 (1926) de Jean

Gorin, que le visiteur a vue dans la salle précédente. Ce rappel souligne le recours à un modèle mathématique ouvrant la voie à une évocation abstraite.

Le parcours est complété par une Étagère ESU400546 conçue par le couple de designers américains, Charles et Ray Eames. Cette Étagère est un témoin d'une

production industrielle de masse pour la société américaine. Sa forme géométrique rappelle les lignes de la peinture de Daniel Buren ou de la sculpture de Donald Judd.

Cette mise en scène, intégrant le design à côté des

« œuvres d'art », peut aider un public non-initié à changer de

regard sur l'homogénéité et la simplicité délivrée de toute trace de subjectivité individuelle qui caractérisent l'art dit Géométrique. Les différentes utilisations de la géométrie

543  Marc Jimenez, La querelle de l'art contemporain, Gallimard, 2005, p.85.

544  Ibid., p.85.

545 Illustration n° 89 : Piet Mondrian, Composition en rouge, bleu et blanc II, 1937, Huile sur toile, 75 x

60,5 cm.

546 Illustration n° 90 : Charles Eames (1907 - 1978) et Ray Eames (1912 – 1988), Etagère ESU 400

(Eames Storage Unit), 1949, 149 x 119 x 43 cm.

n° 88 : Donald Judd, Stack (Pile), 1972

n° 89 : Piet Mondrian, Composition en rouge,

bleu et blanc II, 1937

n° 90 : Charles Eames et Ray Eames, Etagère ESU

dans le tableau, la sculpture et le meuble, confrontés dans une même salle, mettent en évidence des effets différents obtenus à partir de la répétition régulière d'une même forme et d'une même couleur, horizontalement ou verticalement. Cette juxtaposition entre des tendances artistiques présentes, l'une aux États-Unis (Judd et Eames) et l'autre en Europe (Buren et Mondrian), rappelle les relations internationales entre des mouvements artistiques, qui, des deux côtés de l'Atlantique, ont développé un même engouement pour des formes épurées et une esthétique fonctionnelle.

Dans les salles La Cité Abstraite et l’Espace géométrique, les œuvres diffèrent

de l'idée fondamentale qui fait l'objet des salles précédentes, c'est à dire des figures de destruction, visibles dans Corps désenchanté et Défiguration. Avec ces différentes

œuvres de l'art géométrique apparaît une tendance vers une évolution très importante de l'art : le renoncement total au figuratif.

L'objectif de la scénographie consiste à expliciter ces différentes formes géométriques qui ont tendance à se développer dans la diversité. Cette mise en scène des œuvres « géométriques » propose une relecture globale de l'art, qui renonce totalement au narratif. La scénographie conduit à la perception d'une modernité esthétique fondée sur le fonctionnel, sur une construction théorique, sur un modèle mathématique, sur une volonté de proposer différentes approches géométriques en les incluant dans l'histoire de l'art. Ces changements dans les critères d'esthétique sont à rapprocher des changements radicaux qu'apportent, par exemple, des mouvements tels que le Bauhaus et De Stijil, ainsi que du développement des moyens technologiques et industriels propres au XXe siècle.

c. La force de l'art brut

Après la section CONSTRUCTION/ DECONSTRUCTION, le parcours oriente la

visite vers la salle intitulée Régression dans la section PRIMITIVISME/ARCHAÏSME ; le

visiteur est alors submergé par le style brutal informel, chaotique, abstrait et primitif des œuvres : une sculpture Ceramica spaziale (49-SC.6)547 (1949) du créateur du Mouvement Spacialiste Lucio Fontana ; les peintures Le voyageur sans boussole (1952)