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PREMIERE PARTIE

CHAPITRE 2 : ÉCONOMIE POLITIQUE, INNOVATION TECHNOLOGIQUE ET USAGES

III. L’innovation selon le modèle de la traduction

Selon Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour1, une innovation ne tiendrait pas seulement aux qualités intrinsèques de l’objet produits, d’autres facteurs comme « l’intéressement », la faculté à traduire les potentialités de l’invention en besoins réels, seraient indispensables au succès de toute innovation. Cette traduction passerait par une capacité à fédérer les différents acteurs qui peuvent avoir un intérêt dans la réussite de l’invention. Par ailleurs ces auteurs qualifient l’innovation de première transaction commerciale réussie, autrement dit, de sanction positive de l’utilisateur.

Pour ces auteurs, cette traduction est menée par des entrepreneurs d’exception. L’entrepreneur étant pour eux, un médiateur, un traducteur qui met en contact deux mondes aux logiques et environnements différents, deux environnements séparés mais qui dépendent l’un de l’autre. Cet entrepreneur est qualifié de schumpétérien, et tout en reconnaissant ses qualités, Akrich, Callon et Latour, pensent qu’il ne peut pas à lui seul tirer toute une économie. Ce serait dans ce sens que cet entrepreneur a été progressivement remplacé par une multitude d’intervenants. Parmi lesquels on peut citer les laboratoires universitaires, les services

1 Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno, 1988, « A quoi tient le succès des innovations ? 1 : l’art de l’intéressement » In Gérer et Comprendre, Annales des Mines, 11, pp 4-17

commerciaux et marketing des entreprises, les unités de production, les centres de recherches industriels, les laboratoires techniques, parfois des administrations publiques, etc. Ainsi, la rencontre entre le marché et la technologie (qui permet d’élaborer les innovations en fonction des débouchés), serait de plus en plus l’œuvre d’une activité collective que celle d’un individu (entrepreneur) inspiré et obstiné.

De ce fait, « Les qualités individuelles: perspicacité, intuition, sens de l'anticipation, rapidité, habilité, entregent, doivent être réinventées et reformulées dans le langage de l'organisation. Elles ne sont plus les propriétés d'un seul, mais deviennent des vertus collectives dans l'émergence desquelles l'art de gouverner et de gérer jouent un grand rôle. » (Akrich, Callon, Latour, 1988) A ce propos, Patrice Flichy (1995) affirme que « ce n’est plus un acteur qui cherche à imposer sa propre vision du monde aux autres acteurs dont il a besoin, mais on assiste au contraire à l’élaboration d’un compromis1 »

La réalisation de cette fédération des acteurs nécessite selon les chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI), la mise en place d’organisations considérées comme innovantes dans ce sens qu’elles doivent favoriser les interactions les négociations de toute nature qui permettent une adaptation rapide. Dans cet environnement d’interactions et d’adaptation, le décloisonnement, la circulation de l’information et la souplesse seraient indispensables à la réussite d’une innovation technologique. Cela amène les auteurs à dire que toute innovation nécessite un environnement favorable. Sans cet environnement, il ne peut être question de coûts avantageux d’une innovation. Puisque la productivité et la rentabilité seraient l’aboutissement d’une action obstinée ayant pour but d’engendrer un cadre dans lequel la nouvelle technique ou le nouveau produit pourraient faire preuve de leurs potentialités.

Akrich, Callon et Latour, dans une vision critique du diffusionnisme affirment que ce modèle présume une séparation irrémédiable entre l’innovation et son environnement socio-économique. Celui de l’intéressement fait état de la présence d’un faisceau de liens unissant l’objet à tous ceux qui le manipulent. Ainsi ces auteurs affirment ceci : « que le sort d'un projet dépende des alliances qu'il permet et des intérêts qu'il mobilise, explique pourquoi aucun critère, aucun algorithme ne permettent d'assurer a priori le succès. Plutôt que de rationalité des décisions, il faut parler de l'agrégation d'intérêts qu'elles sont ou non capables de produire. L'innovation c'est l'art d'intéresser un nombre croissant d'alliés qui vous rendent de plus en plus fort. » (Akrich, Callon et Latour, 1988).

1 Patrice Flichy, 1995, « L’innovation technique. Récents développement en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation » Paris, La Découverte, p.120

Dans une critique comparative du diffusionnisme et de l’approche de Callon et Latour, Breton et Proulx (2002) affirment que ces auteurs considèrent l’innovation comme un processus, une démarche dans laquelle des acteurs se mobilisent pour concevoir ensemble un objet technique. Ainsi dans la conception des dispositifs techniques, les faits qui intéressent le modèle de la traduction, se situent en amont de l’aspect diffusion sur lequel Rogers met l’accent. Selon Breton et Proulx, malgré les critiques de Callon et Latour à l’endroit de Rogers, l’approche de ces auteurs issus du centre de sociologie de l’innovation (CSI), inclus en fin de compte l’aspect diffusion. Cet aspect ne saurait selon Callon et Latour, être détaché du processus de conception.

De l’avis de Breton et Proulx, les travaux de Callon et Latour constitueraient une avancée dans l’étude des innovations dans ce sens que ces chercheurs donnent des éléments d’appréhension de ce que Breton et Proulx qualifient de « moment tout à fait décisif de la conception d’objets techniques ». Cette étape du processus d’innovation est ignorée dans le modèle diffusionniste de Rogers.

Bernard Miège (2005, p. 62), dans une analyse du modèle de la traduction signale les recoupements que l’on peut faire entre d’une part la notion d’acteur et d’autre part celle de réseau de Callon et Latour. Ces recoupements le conduit à se demander si l’innovateur ne serait pas finalement un astucieux « manœuvrier » qui a réussi à mettre tous les éléments à son profit. Dans ce sens, il se demande également si innover ne reviendrait pas en grande partie au fait de pouvoir créer un rapport de force en sa faveur.

Certes le Burkina et les autres pays de l’Afrique de l’Ouest, ne sont pas des lieux où se fabriquent les dispositifs multimédias dont la promotion est étudiée ici. Mais il convient de noter que des fabricants de logiciels ou de terminaux nouent des relations avec des partenaires étatiques, privés ou associatifs dans des pays africains comme le Burkina pour faire la promotion de leurs technologies. Des projets de fabrication d’ordinateurs (pour ne prendre que cet exemple) adaptés aux réalités socio-économiques de ces pays ont germé et ont même conduit à la fabrication de prototypes. Mais ces ordinateurs qui devaient coûter initialement 100 dollars américains (ou moins) ont fini par revenir plus cher par manque de demandes « soutenable ». Partant de là, le projet parfois qualifié de projet One Laptop per Child1 chapeauté à l’époque par le MIT et soutenu par les nations unies, peut être considéré comme un échec.

1 Ce projet : u n ordinateur par enfant, avait pour ambition de permettre à chaque élève dans le monde y compris dans les pays en développement de disposer d’un ordinateur. Il s’agit d’une machine aux fonctionnalités réduites pouvant

Le projet indien à travers ce qui a été qualifié d’ordinateur du pauvre, le Simputer, n’a pas non plus connu un grand succès dans les pays pauvres, comme on le prédisait. En convoquant le modèle de la traduction, il est possible de dire que ces projets ont échoué parce que leurs promoteurs n’ont pas réussi à les traduire pour qu’ils passent de l’étape d’idées à celui d’innovations réussies.

Comme cela se voit dans la deuxième puis la troisième partie de ce travail, malgré l’échec du projet PIL (Partener In Learning) de Microsoft au Burkina, cette firme est toujours en partenariat avec l’État burkinabé. Ce partenariat les amène à organiser annuellement depuis 2007, un forum africain sur les bonnes pratiques des TIC. Il s’agit d’un cadre d’échange d’expériences où prennent part plusieurs pays du continent. Cela constitue une occasion permettant à Microsoft de proposer des services divers supposés être adaptés aux réalités des pays concernés.

En faisant cas de ces exemples il s’agit de soutenir l’idée du modèle de la traduction parce que nous pensons qu’une innovation ne peut réussir en comptant uniquement sur les qualités intrinsèques du nouvel objet technique. L’action d’un ensemble d’acteurs différents et la prise en compte d’un ensemble de facteurs socio-techniques et économiques favorables sont indispensables au succès de toute innovation technique. Selon Akrich, Callon et Latour, l’innovation n’est pas seulement l’œuvre des scientifiques et des ingénieurs. Elle peut voir le jour dans un centre de recherche, dans un service commercial, chez un client ou dans une usine. Ces auteurs poursuivent leur idée en ajoutant que par la suite « de projet mal conçu et grossier, de programme encore flou, elle (l’innovation) se transforme progressivement, à travers une série d'épreuves et d'expérimentations qui la confrontent aux savoirs théoriques, aux savoir-faire ou aux utilisateurs, en un dispositif capable d'intéresser »

A la suite de ce modèle de la traduction de Callon et Latour, Flichy a proposé un troisième modèle pour l’appréhension de l’innovation technique.