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L’importance du contrat social et psychologique entre le salarié et l’entreprise

Chapitre 5 : Les pratiques organisationnelles en entreprise liées au temps de travail

5.3 L’importance du contrat social et psychologique entre le salarié et l’entreprise

Les salariés n’adhèrent pas à de nouvelles organisations si elles modifient de manière significative le contrat social qui les lie à l’entreprise. C’est ce que révèle une étude de 2010 de BPI Group, société de conseil RH15.

De fait, ce qui ressort de notre enquête auprès des cadres, est que l’autonomie dans l’organisation du temps de travail peut être vécue de manière plus ou moins positive en fonction de ce qui relève, d’un côté, du subi et, de l’autre, du choisi, c’est-à-dire du contrat

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passé avec l’entreprise. Certains cadres pointent l’autonomie comme une illusion, une tromperie. Mais c’est aussi pour d’autres un outil de reconnaissance.

Comme évoqué supra, le constat qui ressort de notre questionnaire, est que ce que les cadres aiment le plus dans l’organisation de leur temps de travail, c'est l'autonomie, mais que c’est aussi ce qu’ils aiment le moins. Nous pensons que cela vient de la conscience pour beaucoup que cette autonomie est constitutive du statut cadre, que c'est la preuve de la confiance de l'entreprise à leur égard. Du coup, ils se sentent investis d'une responsabilité, pour ne pas déchoir, pour reprendre l’expression de Philippe d’Iribarne (1993). Ils se sentent même obligés, parfois, d'en faire plus. Et c’est cette population qui du coup est exposée au risque de se noyer, de la fatigue, du surmenage.

Dans leur schéma de la segmentation des appartenances à l’entreprise en fonction des catégories de salariés, Janine Freiche et Martine Le Boulaire (2000) mettent en exergue les cadres intermédiaires, « agents d’appareil », pour qui l’investissement dans le temps de travail constitue à la fois le support et la preuve de leur identité socioprofessionnelle. Le statut cadre « au forfait » marque ainsi symboliquement la confiance de l’employeur à leur égard en échange de leur engagement. C’est cette population qui est la plus à même de souffrir des transformations des organisations, du temps de travail et de son intensification, en en subissant les effets, sans pouvoir s’y adapter. A ce sujet, la jurisprudence commence à dénoncer une utilisation abusive du forfait jours. La Cour de Cassation dans un arrêt du 29 juin 2011 a condamné une entreprise à payer des heures supplémentaires à un cadre au forfait jours. Le forfait jours a également été jugé contraire à la charte sociale européenne par le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe comme évoqué supra.

Nous avons interviewé un RRH, célibataire, sans enfant, en poste depuis 9 ans au sein d’une grande entreprise du CAC 40, d’abord embauché comme chargé de relations sociales avant d’être promu. Nous conserverons son anonymat. Il déclare travailler presque 12 heures par jour, recevoir des mails de jour comme de nuit y compris les jours de repos et travailler parfois les week-ends. A la question « pourquoi acceptez-vous cette situation ? », il répond qu’il a le sentiment d’être valorisé par cette charge de travail, de la confiance qu’on lui fait et de l’importance qu’on lui donne. Il a le sentiment d’être indispensable à l’entreprise, tout en pointant qu’il est épuisé mais que « c’est compliqué de dire non », « parfois peur de dire non à ton chef, peur du conflit avec ton chef, […] et en plus on t’en rajoute à toi parce qu’on sait que tu vas dire oui et le jour où tu dis non on te le fait remarquer »… Il a le sentiment au final que l’organisation écrase l’individu et que tout dépend de la capacité de la personne à fixer les limites. « Si celle-ci n’a pas la lucidité, la force de caractère pour le faire, c’est tant pis pour elle. La solution pour elle est donc souvent de partir. Beaucoup de cadres dans l’entreprise sont donc partis, mais sans donner les vraies raisons de leur départ. Cela aurait été un aveu de faiblesse (…) Tu ne pars pas fâché. Il faut que tu partes dans de bonnes conditions, donc on préfère dire « je ne suis pas assez payé », ou « mon évolution de carrière n’est pas assez rapide », même si paradoxalement la personne part souvent pour un poste équivalent dans une autre entreprise où il faudra qu’elle refasse ses preuves ».

Finalement, il nous révèle au cours de l’entretien qu’il a lui-même fini par quitter l’entreprise du fait des risques que la situation faisait courir à sa santé. Il dit de son départ que « c’est un deal perdant/perdant (…) J’étais identifié dans le Top 50 des talents de l’entreprise». Il est partagé entre des sentiments de déception et de trahison à l’égard de l’entreprise et de son N+1. Il pointe un défaut de l’organisation globale, un défaut de pilotage RH et un problème managérial : «J’aurais aimé que mon boss se saisisse du problème et m’en parle. »

L’aspect générationnel est à souligner. Ceux qui entrent dans la vie active sont plus fermes sur leurs aspirations à une meilleure articulation vie professionnelle/vie personnelle comme le confirmeront les résultats de notre enquête. Ce sont ceux pour lesquels le travail est un support, un moyen parmi d’autres de la réalisation de soi mais, pas nécessairement, la finalité. Ils sont alors proactifs pour susciter, mettre en place, défendre, des formes alternatives d’organisation du temps de travail qui peuvent faciliter cette réalisation de soi.

Est-ce contradictoire avec leur engagement, leur implication dans la vie de l’entreprise ? Pas nécessairement, si l’on en croit les conclusions d’un article intitulé « Modalités de travail à temps plein ou partiel et son influence sur les attitudes et comportements au travail: l'effet médiateur de la violation du contrat psychologique » (Tania Saba, Mathieu Blouin, Louise Lemire, 2006). Les auteurs pointent un paradoxe. Certaines études mettent en exergue le concept de l'inclusion partielle, c’est-à-dire le fait que les salariés à temps partiel étant impliqués dans des rôles extra-organisationnels sont donc moins intégrés dans l'organisation. A l’inverse, d’autres études montrent que les salariés à temps partiel sont davantage engagés car moins bien informés et subissant moins les impacts des informations négatives diffusées au sein de l’entreprise, associées à la théorie du "person-job fit", selon laquelle un employé qui occupe un emploi correspondant à ses besoins sera plus satisfait et plus engagé.

Sur la base des résultats d’une enquête menée dans une entreprise de commerce de détail au Québec auprès de 420 salariés syndiqués, les auteurs apportent des nuances à ces idées en indiquant que tout dépend du contrat psychologique qui lie les salariés à leur employeur. C'est avant tout ce contrat psychologique qui explique les différences d'attitudes et de comportements que les salariés peuvent manifester dans l'organisation. Les salariés qui choisissent de travailler à temps partiel ont un engagement différent avec leur employeur. Par exemple, ils privilégient le fait de faire moins d'heures et d'équilibrer leur temps de travail plutôt que de bénéficier d’éventuelles promotions. Seule la perception d'une intense violation du contrat psychologique permet d'expliquer une plus faible satisfaction au travail. Certes, les résultats de l’enquête sont à relativiser dans le cadre d'une généralisation, du fait de la taille et du secteur de l'entreprise. Néanmoins, ils introduisent l’idée que des changements dans la pratique et la culture des entreprises sont possibles, qui viendraient de la redéfinition du contrat social et psychologique avec les salariés.

De fait, face à la rémunération du travail au temps et à la tradition du « présentéisme » dans certaines entreprises, une autre manière de concevoir l’organisation du temps de travail émerge : une rémunération du travail à la tâche et une présence en entreprise optimisée. Initiée par des cadres au sein de l’entreprise américaine Best Buy, l’expérience consistant à abolir toute notion de temps de travail puisque seuls comptent les objectifs à atteindre, connue sous le nom de Rowe (Results Only Work Environnement), a convaincu son dirigeant en 2007, qui a décidé de l’étendre à l’ensemble des salariés du siège social. Concrètement, cela implique une organisation où le temps de travail ne se mesurant plus à l’aune de la présence au bureau, mais à la quantité de travail fournie et à sa qualité, mesurées par une batterie d’indicateurs : productivité, qualité, chiffre d’affaire, marge brute, ainsi que le respect des échéances (revue Hors-série Management, 2014). Jody Thompson, l’une des cadres à l’origine du concept le résume ainsi : « Chaque personne est libre de faire ce qu’elle veut, quand elle le veut, du moment que le travail est fait. » (Revue Travail et Changement, 2011). L’une des particularités de Rowe est d’avoir été initiée « d’en bas », avant que le dirigeant décide d’encourager le programme. Certes, les témoignages publiés sur le site internet de

CultureX16 la société de conseil créée par les deux cadres à l’initiative du programme, disent à quel point la vie des salariés Rowe a changé : « C’est un niveau de stress moindre et une meilleure qualité de vie » ; « J’ai gagné au moins 25% de productivité en évitant d’être dans les embouteillages 3 heures par jour ». Mais c’est avant tout l’efficacité qui est mise en avant. Chez Best Buy, la productivité des équipes qui ont adopté Rowe, a progressé de 33%, et le turn-over a baissé de 3,2%. Rowe n’est pas, dans l’esprit de ses créatrices, une mesure sociale qui vise au bien-être des salariés ou au partage du travail comme les 35 heures en France. « Rowe peut survivre parce que les résultats sont là. La productivité augmente, les gaspillages de l’ancien modèle, vieux de cent cinquante ans, sont éjectés du système », affirme Jody Thompson.

En France, le programme commence à essaimer, même si l’expérience n’est pas identique car elle se fait dans un cadre plus contraint, la durée du travail n’étant pas libre et l’entreprise devant respecter le cadre légal et réglementaire en s’inscrivant dans une convention de forfait ou le système des 35h.

Les 280 employés de la société de conseil en informatique Norsys sont libres de leurs horaires. « On propose à chaque collaborateur, qu’il soit au forfait jours ou aux 35 heures, de fixer ses heures de départ et d’arrivée. On valide ensuite son choix avec son manager, pour qu’il n’y ait pas d’incohérence avec le travail de l’équipe ou les attentes des clients », explique Sylvain Breuzard son PDG-fondateur (revue Hors-série Management, 2014). C’est un engagement tacite, un contrat passé entre le salarié et l’entreprise via son manager. Les laboratoires Boiron, l’industriel Techné, l’éditeur de logiciel SAS ou encore Eau de Paris, ont également adopté un système d’horaires à la carte, au nom de l’efficacité économique. Ce système valorise les salariés qui sont plus enclins à faire des extras en soirée par exemple, parce qu’ils savent qu’ils travaillent pour satisfaire un client ou un besoin dans la production et non pour les caprices d’un chef. Ils savent par ailleurs qu’ils pourront rattraper ce temps à un autre moment. Outre ses bienfaits en interne, ce type d’organisation est attractif, notamment pour la génération Y. « Les entreprises qui le pratiquent attirent souvent deux fois plus de candidatures spontanées et leurs salariés leur sont beaucoup plus fidèles », assure Eléna Fourès, fondatrice du cabinet Idem per Idem, spécialisé en leadership et multiculturalité. Rien d’étonnant puisque ce système est largement plébiscité par les salariés français, d’après un sondage de l’Observatoire de la parentalité en entreprise. Néanmoins peu de sociétés sont passées à l’acte. En effet, 3 salariés français sur 4 travaillent encore à horaires fixes, selon une étude d’Eurostat (revue Hors-série Management, 2014). Il est vrai que la formule est complexe voire impossible à mettre en place, notamment dans l’industrie et le commerce : comment conserver l’intégrité d’une chaîne de production si tout le monde va et vient à son gré ? D’autre part, la formule n’est pas sans risque. Cela nécessite un management fin : par exemple, pour éviter que des personnes profitent du système, ou que les stakhanovistes regardent de travers celui qui arrive à 11 heures du matin, sans envisager qu’il ait pu travailler chez lui jusqu’à minuit la veille. L’idéal est de parvenir à instaurer des réflexes d’autocontrôle au sein des équipes, chacun ayant, au préalable, été informé des horaires de ses collègues.

Sans avoir adopté le système Rowe, cet autocontrôle est mis en place au sein de l’hôpital La Musse de la fondation hospitalière La Renaissance Sanitaire, dans l’Eure dont nous avons interviewé la DRH Béatrice Blanche. Cette autorégulation pour les équipes soignantes est ancienne. Les personnels élaborent les plannings ensemble. « Ils sont très bien gérés. Pour éviter la surcharge de travail, les jours de repos et des congés sont inscrits aux plannings de façon à s’organiser au mieux. Les équipes s’autorégulent d’elles-mêmes. Les

personnes qui en profitent sont très vite remises sur le droit chemin par les collègues. Un CET est en place, qui est toujours provisionné, synonyme d’une bonne gestion à la fois financière et à la fois en termes de ressources humaines. Les heures supplémentaires sont rares, seulement en cas d’absence. Le rapport avec le corps social est calme et constructif. Les personnels sont dans un rapport de confiance. Il y a toujours le souci de l’autre dans les relations. »

L’exemple ci-dessous est intéressant puisqu’il montre comment une entreprise a su contractualiser avec ses salariés pour concilier leurs aspirations avec un besoin industriel et des enjeux financiers.