• Aucun résultat trouvé

De l’importance de la construction fictive dans le mariage

Pour cette partie, nous nous appuierons sur l’ouvrage extrêmement riche de Marcela Iacub intitulé L’Empire du Ventre. Pour une autre histoire de la

maternité82.

Le code civil établit une rupture importante avec la conception de la filiation de l’ancien régime. Sous ce dernier, les liens du sang prévalent dans le mariage. Le mariage permet de transformer la fornication en devoir. Les bâtards sont rejetés. Les enfants naturels sont abandonnés ou tués si l’avortement clandestin bien entendu n’a pas eu lieu. L’édit de Henry II de 1556 montre bien que ces situations interpellent le pouvoir royal :

Toute femme qui se trouvera dûment atteinte et convaincue d’avoir celé & occulté, tant sa grossesse que son enfantement sans avoir déclaré l’un ou l’autre, et avoir pris de l’un ou l’autre témoignage suffisant, même de la vie ou mort de son enfant lors de l’issue de son ventre, et après se trouve l’enfant avoir esté privé, tant du saint sacrement de baptesme que sépulture publique et accoütumée, soit telle femme tenüe et réputée d’avoir homicidé son enfant, et pour réparation punie de mort et dernier supplice .

Cette obligation sera réaffirmée en 1586 et en 1708 prouvant que la condition de fille-mère est infamante et que l’infanticide, l’avortement clandestin et l’abandon sévissent fortement. Donc, les liens du sang prévalaient, mais dans le mariage. De ce fait, l’adultère est d’abord féminin. La femme doit donner des enfants à son époux. Elle a été l’objet d’un échange entre la « maison » de son

père et celle de son mari. Elle doit respecter son contrat. L’adultère est donc un crime83 sous l’ancien régime.

Le code napoléonien va introduire un changement important, ou plutôt un retournement complet. Ce ne sera pas un changement dans la conception de la femme qui reste toujours la propriété du mari, mais dans la filiation. La filiation va naître du droit et le mariage en restera le fondement. Elle prend sa source dans le mariage car elle se fonde sur le devoir conjugal. En se mariant, les époux acceptent les enfants nés dans le mariage. Les hommes ont le choix de se marier ou non, mais ils ne peuvent remettre en cause les règles qui régissent le mariage. C’est un engagement. La famille légale permet donc de maîtriser la descendance. L’exclusion d’un dispositif protecteur pour les enfants naturels est une tentative de maîtriser la pulsion sexuelle qui ne doit s’exercer que dans le mariage. Et là, tous les enfants sont a priori intégrés grâce à l’institution. En conséquence, le couple marital n’est pas dissocié. L’enfant né dans le mariage est l’enfant du couple. La présomption de paternité des époux est la règle. L’article 312 du code civil affirmait : « L’enfant conçu dans le mariage a pour père le mari ». Un point c’est tout. Il n’y a là nul emploi d’un conditionnel, d’une hésitation. La seule possibilité pour lui de refuser cette paternité est de démontrer qu’il n’est pas possible qu’il soit le père eu égard à la durée d’une grossesse (180 à 300 jours) ou qu’il n’était pas physiquement présent au moment de sa conception. Mais il existe des restrictions : il ne doit pas avoir eu connaissance de la grossesse avant le mariage, il ne doit pas avoir signé l’acte de naissance84, ni même avoir vu l’acte signé devant lui. De plus, lui seul est en droit d’intenter une action en justice, et en aucun cas, la famille. Cette présomption est si forte que les seules possibilités d’y échapper sont celles que nous venons de décrire. Les annulations pour impuissance n’existent pas et seul compte l’apparence d’un couple uni. Ainsi la cour de cassation, en 1903, décide qu’il est nécessaire et suffisant que les époux

83 Elle rester un délit officiellement jusqu'en 1975.et l'inégalité de la répression entre l'homme et la femme sera maintenue jusqu'au bout (amende pour le mari; peine d'emprisonnement pour l'épouse.)

est l’apparence d’un homme et d’une femme. La vérité concernant le sexe des époux n’a pas à être reconnue et ne peut donc être produite aux fins d’annuler un mariage.

La présomption parentale vaut donc aussi pour l’épouse. A priori cela semble logique car « mater semper certa » ; l’enfant sort du ventre maternel. Mais ce n’est pas sur cette présomption que se fonde le droit mais sur sa qualité de femme mariée. C’est l’acte de naissance ou la possession d’état qui fonde la filiation. Si ces deux critères se cumulent, sa maternité est inattaquable même s’il est prouvé qu’elle ne peut avoir accouché. La femme mariée peut refuser que son nom soit inscrit dans l’acte de naissance. Elle peut donc faire un acte volontaire lors de l’accouchement pour ne pas être la mère. Mais rien ne l’empêche d’inscrire son nom sur l’acte de naissance d’un enfant dont elle n’a pas accouché. Cette possibilité est d’autant facilitée par le fait qu’une mère célibataire doit aussi reconnaître son enfant. Un accord est donc possible avec les parents biologiques, ce qui en fait une adoption illégale. Cet artifice est grandement conforté par le fait que l’accouchement n’est pas utilisé pour faire établir un lien de filiation. C’est l’acte de naissance qui prouve à la fois l’identité de l’enfant et la preuve de l’accouchement. Ajoutons que la possession d’état conforte définitivement le statut de mère. Si la femme mariée cumule l’inscription de son nom dans l’acte de naissance et la possession d’état, elle ne pourra plus être contestée comme mère. Rappelons ici que la possession d’état signifie que l’on s’est vis à vis de l’enfant comporté comme sa mère ou son père. C’est à dire que l’existence de liens affectifs peut être constatée ainsi qu’a été satisfait aux devoirs d’éducation, d’entretien, entre autres. Cette possession doit être publique. Il est logique que la filiation légitime soit ainsi favorisée, protégée. La filiation naturelle supporte l’opprobre de la société. Et comme le souligne Mme Marcela Iacub, il s’agit d’un mode de création d’une filiation légitime sans ancrage dans le biologique. Ce qui se passe dans la sphère familiale relève du domaine privé. Vis à vis des tiers et pour le législateur, seules comptent les apparences. Ainsi l’article 322 du code civil stipulait : « Nul ne peut réclamer un état contraire à celui que lui donne son titre de naissance et la possession conforme à ce titre. Et réciproquement, nul ne peut contester l’état de celui qui a une possession d’état conforme à son titre de

Ainsi fut élaboré pour les couples mariés « une autre manière de faire des enfants .85 » En effet le code pénal prévoyait bien les délits d’enlèvement, recel et supposition d’enfant, ainsi que celui de faux en écriture, mais il était nécessaire pour statuer au pénal que le civil ait statué sur la filiation légitime au préalable. Or la filiation légitime était difficilement contestable du fait de l’article 322 du code civil et du fait que la proche parenté et les tiers ne pouvaient la contester. Il pouvait donc y avoir substitution ou supposition86 d’enfants, même si la vérité sautait aux yeux. Les juges restèrent fermes sur ce principe. A l’appui de cette position, citons un arrêt du 9 février 1810 où la filiation légitime ne fut pas remise en cause bien que l’épouse fut décédée lors de la déclaration du mari. Cependant cette jurisprudence s’infléchit dès 1901 avec notamment l’affaire Godeville-Blanchet. L’épouse rendue stérile des suites d’une opération ne pouvait enfanter. Le juge reconnut la vérité biologique et l’opposa à la possession d’état pour admettre la contestation de la filiation maternelle et la supposition d’enfant. Il s’appuya notamment dans sa décision sur la connaissance des faits qu’en avaient eue les tiers. Ce n’est donc plus la volonté du couple qui prima. Le juge intervint ainsi de plus en plus dans la sphère privée que constituait le mariage, ce qui était contraire à l’esprit du code napoléonien. Cette jurisprudence se confirma avec l’affaire Ubaldi (1940) : un époux déclare l’enfant adultérin comme enfant légitime à l’insu de sa femme dont il est séparé (pratique qui n’était pas rare). La non possession d’état de l’épouse légitime fut fondée sur des témoignages déclarant ne l’avoir jamais vu enceinte. Dans l’affaire Piesset et Wahl (1957), deux nouveaux nés de sexes différents à celui de l’accouchement furent remis à deux familles. La famille Piessel fit modifier le sexe et le prénom sur l’état civil. Mme Wahl attaqua pour récupérer sa fille. La possession d’état des époux Piessel n’a pas été jugée « constante, paisible, et non équivoque ». La dernière résistance à cette jurisprudence date de 1957. Une femme dénonça la filiation légitime d’un de ses six enfants en arguant qu’il n’y avait que huit mois et demi d’écart entre

85 Marcela IACUB, L’empire du ventre : pour une autre histoire de la maternité, op. cit.

86 Dans le cas de la supposition d'enfant, l'épouse n'a pas accouché, elle a seulement mis son nom et l'a ainsi reconnue comme sien, ou elle s'en est occupée officiellement comme sa mère.

cette enfant et la précédente. Le juge exigea un commencement de preuve par écrit. Comme le remarque Marcela Iacub, la cour appliqua rigoureusement la fin de non recevoir de l’article 322 ; ce sera la dernière fois qu’une mère sera prise au piège des apparences qu’elle avait elle-même construite ; elle ne pouvait pas se renier. Cependant, ce mode d’établissement de la filiation par le droit permit à certains enfants d’acquérir une filiation légitime. La seule apparemment enviable à l’époque, d’autant que si l’existence des enfants naturels n’était admise que « du bout des lèvres » par la société, les enfants issus d’un adultère ou d’un inceste ne pouvaient voir établie leur filiation87. Par voie de conséquence, le code civil de 1804 a même refusé l’action en recherche de paternité, car il ne pouvait être admis qu’il y eu paternité hors mariage. Une seule exception demeura : le rapt au moment de la date présumée de la conception. Le cas du viol fut même écarté. Cela constituait une régression par rapport à l’ancien régime88. Cette restriction importante est en accord avec la primauté de la filiation légitime du code napoléonien qui implique une reconnaissance volontaire des enfants naturels par des parents célibataires.