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La filiation biologique et adoptive face aux nouveaux modes de procréation

Un chapitre du livre Masculin /Féminin II de Françoise Héritier s’intitule :

Les fabrications possibles et pensables d’un produit humain112. Pour elle,

clairement les fantasmes de bouleversement du mode reproductif naturel ne sont pas contemporains. Elle met en exergue celui d’échapper à la mortalité, de procréer pour les hommes, d’échapper au rapport sexuel pour la procréation. Et surtout elle stigmatise le refus de l’altérité, le désir de rester « entre-soi ». Ainsi, les procréations médicalement assistées suppriment le contact charnel, permettent un bouleversement du temps, par la congélation (la notion d’ainé devient flou, les géniteurs peuvent être décédés) ces nouvelles techniques ne sont que la continuité d’une constante. Déjà, dans l’histoire des sociétés des solutions à la stérilité ont été trouvées. Ces solutions servent toujours de paravent à cet univers fantasmatique. Les mères porteuses ont toujours existé pour remédier à une stérilité de l’épouse. Ainsi, dans la Rome antique, des épouses fécondes étaient provisoirement cédées pour rendre ce service113. Afin de remédier à une stérilité masculine non reconnue officiellement les femmes Samo du Burkina Faso feignent de quitter leur époux et partent pour revenir enceintes. Tous les enfants nés pendant leur mariage sont réputés être du mari (comme dans notre législation), donc la descendance est ainsi assurée. De plus, la jeune fille Samo a obligatoirement un amant avant son mariage et ne rejoint son époux légitime qu’à la naissance de l’enfant ou dans les trois ans en cas d’insuccès. Le premier né n’est pas l’enfant biologique de l’époux, bien qu’il soit son père officiel114. Chez les Haya d’Afrique de l’Est, c’est le premier rapport post partum qui désigne le père. Ainsi des hommes stériles s’arrangent avec des femmes fécondes pour être

112 Françoise HÉRITIER, Masculin-féminin., dissoudre la hierarchie, op. cit. p 212 113 Ventem locare : soit location de ventre

114 Françoise HÉRITIER, Masculin-féminin., la pensée de la différence, Paris, O. Jacob, 1996. p 265

nommément désignés115. Des arrangements qui s’apparentent à la location d’utérus ou à l’insémination artificielle ont existé même sans la technique. C’est une question de parole, de reconnaissance, de nomination. Ainsi l’enfant qui a plusieurs mères est l’environnement habituel des familles polygames Mossi 116du Burkina Faso, ou du Brésil chez les Tupi-Kawahib (la consanguinité des co-épouses renforçant peut-être cette indifférenciation). Sans la congélation des embryons et des gamètes, existe également la reprise du fantasme d’immortalité. Le lévirat est encore très répandu notamment en Afrique chez les Moaaga au Burkina-Faso, au Togo, au Tchad, au Kenya, en Tanzanie, au Nigéria en Asie du Sud-Est 117: la veuve épouse un frère du défunt et les enfants sont reconnus comme les enfants du dit défunt. De façon plus étonnante chez les Nuer118, les femmes de cette société qui sont sans enfants depuis longtemps retournent dans leur lignage. Elles acquièrent un statut masculin, prennent une épouse. Elles s’assurent les services d’un serviteur pour avoir des enfants. Les enfants appelleront cette femme père119. Mais dans toutes ces sociétés, les pratiques décrites sont inscrites dans l’organisation, elles sont reconnues et acceptées. Elles font partie de l’institution. Elles ne sont pas d’évolution récente. Ainsi, Françoise Héritier insiste sur l’harmonie des rapports de parenté fondés sur la loi :

« (…) l’examen de ce qui a cours dans d’autres sociétés montre qu’il est tout a fait possible, lorsque le consensus social est établi, que la filiation est définie par la loi, de vivre en bonne harmonie avec soi-même et avec les autres en dissociant parfaitement les fonction de géniteur et de Pater, de génitrice et de Mater, tout au moins dans les situations ou l’enfant n’est pas privé de l’amour et du soutien qu’il est en droit d’attendre de ses parents nourriciers et où il est reconnu comme légitime son désir de savoir.120

115 Ibid. 116 Ibid.

117 Lucien BERNOT, « Lévirat et sororat en Asie du sud-est », L’Homme, vol. 5 / 3, 1965, p. 101‑112.

118 Peuple du Sud Soudan, et de l’ouest de l’Ethiopie

119 Françoise HÉRITIER, Masculin-féminin., dissoudre la hierarchie, op. cit.

L’importance accordée à la notion de temps et d’assimilation, de reconnaissance de la loi, semble ici ressortir de son analyse. Encore dans les années soixante, les enfants de divorcés étaient mis à l’index. Cette situation est maintenant intégrée à la normalité, elle est acceptée. Les nouvelles techniques de procréation sont récentes et, si elles ouvrent le champ des possibles à notre société, elles brusquent les mentalités, vont à l’abordage des règles propres à notre civilisation, emmenées par les hommes et femmes demandeurs. Ce bateau tangue, vacille, mais résiste. Les flibustiers vont devoir attendre l’acceptation, l’autorisation. La loi doit prendre son temps car l’intérêt du groupe social est à préserver. Nous allons voir l’importante résistance en France, plus que dans les autres pays européens, que rencontrent les nouveaux modes de filiation.

Tout d’abord, la France fait partie des pays121 n’autorisant l’assistance à la procréation médicalement assistée qu’aux couples hétérosexuels infertiles ou risquant de transmettre une maladie génétique grave.122 Dans les procréations médicalement assistées, la filiation biologique semble coexister avec la filiation adoptive. Dans l’insémination artificielle avec donneur, nous retrouvons la procédure qui fait du mari, le père de l’enfant de sa femme. Ici cependant, l’homme ne peut entreprendre une action en désaveu de paternité. Il doit accepter le don devant le notaire ou le Tribunal de Grande Instance. Nous sommes devant une absence de filiation naturelle. La procédure est la même pour le don d’embryon qui est autorisé en France depuis 2000123. Et nous remarquons que dans le cas du don d’embryon, la mère doit reconnaitre officiellement le don alors que logiquement l’accouchement suffirait. Mais comme il existe les fameux tests génétiques une action en désaveu de maternité reste envisageable.

121

Italie, Allemagne (y compris pour les couples homosexuels), Belgique, Portugal, Serbie-Monténégro, Norvège

122 AGENCE DE LA BIOÉTHIQUE, « Etude comparative de l’encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique », 2008.

Le recours à une mère porteuse n’est pas autorisé en France, mais cela reste un point en suspens. M. Léonetti, nouveau rapporteur du projet de loi de bioéthique, est résolument contre : « Ce refus est motivé essentiellement à cause de la marchandisation du corps de la femme avec une contrepartie financière. On loue un bocal qui est une femme, cela est choquant ».124 Par ailleurs deux propositions de lois avaient été déposées au Sénat par la droite et par la gauche visant à entrouvrir la porte à cette possibilité125. Rappelons que selon la loi française, c’est la femme qui accouche qui est la mère. Donc, dans le cas de la mère porteuse, c’est juridiquement elle qui est la mère Certes elle peut prouver son absence de lien de filiation, mais elle est la mère officiellement et si, en plus, il y a eu un don de son propre ovocyte, il ne peut y avoir de désaveu. Si l’embryon qu’elle porte a été fait avec les deux gamètes du couple demandeur, celui-ci a deux mères. Une mère génétique et une mère utérine. Seule en France la mère utérine est reconnue. En effet, en France, la filiation par l’utérus est considérée comme biologique pratiquement. C’est ainsi que l’observation fondait la certitude de la filiation maternelle. Un cordon ombilical symbolise ce lien. La génétique fait ainsi découvrir une filiation différente.

Il est ainsi possible de déduire qu’il y a conflit entre deux filiations considérées comme naturelles : la filiation par le fait de porter l’enfant et la filiation par les gamètes. En effet, pour la femme recourant au don d’embryon, c’est cette croyance qui la porte, cet embryon deviendra le sien car elle l’a porté, incorporé littéralement. Et si l’accouchement fait la mère c’est bien parce que cela est ainsi dans la nature. Ce n’est plus vrai, mais qu’importe. La vérité de l’accouchement effacera la vérité génétique. Cette volonté de faire naitre est révélatrice de ce fantasme d’éternité, de se perpétuer dans ses enfants. En effet, pourquoi choisir le don d’embryon plutôt que l’adoption, si ce n’est pour se faire croire qu’il s’agit d’une filiation par les liens du sang. Mais ne peut-on dire que

124 ANONYME, « Bioéthique : la proposition de loi de Jean Leonetti révisée », Nice-Matin, 25 janvier 2011.

125 ANONYME, « Sénat : la gestation pour autrui par delà les partis », Libération, 29 janvier 2010.

toute filiation est par nature adoptive car elle est sociale ? Son mode d’établissement est tellement varié qu’il ne peut être qu’imaginairement biologique. Si la recherche du biologique ne primait pas, le mode de filiation tendrait à différencier engendrement et filiation. Françoise Héritier nous montre bien la différenciation qui peut être faite entre engendrer un enfant, c’est-à-dire être ses parents biologiques, parenté non officiellement reconnue, et la filiation ou parenté adoptive officiellement reconnue. Ainsi en est-il pour les Samo dont la femme a un premier enfant qui ne peut être du mari mais qui est reconnu comme sien par celui-ci. Cette primauté de filiation permet de résoudre la stérilité masculine. Il en va de même chez les Nuer pour la femme stérile qui est reconnue par sa parenté comme homme et qui prend une épouse. Celle-ci utilise un serviteur pour assurer une filiation à son mari. Ce qui compte c’est l’absence de stérilité apparente. Car la stérilité voulue ou naturelle est totalement refusée, honnie même, dans toutes les civilisations. C’est une anormalité, qui s’impose comme telle aux individus. Rares sont ceux qui choisissent clairement sans contrainte biologique, de ne pas avoir d’enfant. L’enfant à tout prix, cet acharnement, que la procréation médicale assistée révèle est ainsi peut être le fruit de notre culture ? Ce qui est différent ici des sociétés traditionnelles c’est le forçage de l’institution, l’accélération voulue du temps, l’impatience qu’ont provoqué ces nouvelles techniques offertes. Ces nouveaux moyens de lutte contre la stérilité autorisent l’exacerbation des désirs individuels qui tentent de s’imposer au collectif. Ces techniques doivent être incorporées aux moyens déjà existants que notre société a déjà mis en place pour assurer la filiation. C’est l’intérêt collectif qui prime dans l’organisation du social et non l’intérêt de l’individu. Là réside l’incompréhension de la résistance de la société qu’éprouvent les demandeurs. Ce n’est pas parce qu’ils veulent une évolution législative et que la technique offrent des possibilités jusqu’ici fantasmées, que cela doit être. Il est nécessaire que cela soit également compatible avec notre culture ici et maintenant. L’exemple type de ce blocage est le clonage humain, fantasme d’autocréation par excellence est unanimement officiellement rejeté. Mais un jour, quelqu’un osera ; si le monde est prêt, ce sera accepté. La question est juste quand ?

Nous allons en guise de conclusion exposer l’exemple détaillé dans le livre de Marcela Iacub au chapitre « L’alternative californienne126 ». Le code de la famille californien, pour départager les filiations maternelles d’origine gravide et génétique reconnaît comme légale la filiation de celle « qui a eu l’intention de faire naître l’enfant et de l’élever comme étant le sien ». Cette possibilité fut introduite à la suite de l’évolution de la jurisprudence californienne. Nous allons voir que les juges poussent plus loin ce raisonnement dans l’affaire Buzzanca127. Nous commençons par Mme Davidson. Elle fait un don d’ovocytes, mais les époux Davidson demandent que leur accord soit obligatoire pour le choix des bénéficiaires. Dix sept ovules furent fécondés par le sperme de M.X. Sur les quatre embryons implantés à Mme X, deux jumeaux naquirent. Les époux X firent don des embryons surnuméraires à M. et Mme Buzzanca sans informer M. et Mme Davidson. Complication supplémentaire : les époux Buzzanca utilisèrent les services d’une mère porteuse. Ainsi naquit la petite Buzzanca. Mais un mois avant sa naissance M. Buzzanca se sépara de sa femme et affirma dans sa requête de divorce qu’aucun enfant n’était issu du mariage. En première instance, le tribunal ne trouva aucune filiation entre l’enfant et les huit parentés disponibles. Heureusement, pour l’enfant la cour d’appel trouva le biais juridique : l’’époux Buzzanca a consenti à la procréation assistée comme pour une insémination artificielle donc il est tenu pour le père de l’enfant. Mais l’épouse n’était ni celle qui avait accouché, ni celle qui avait donné l’ovule. Les juges s’appuyèrent sur le principe de non discrimination entre les sexes. Les hommes deviennent père par leur intention de faire naître ; les femmes peuvent obtenir le même type de droit. Le projet de Mme Buzzanca fut sauvé. Heureusement, car c’était la seule qui voulait l’enfant. Ici la jurisprudence place la notion d’intention au dessus de tout, et surtout elle place la femme ne pouvant naturellement pas être mère au même niveau que l’homme qui ne peut être père. L’absence de certitude absolue sur la véracité de leurs liens filiaux qui pesait sur les hommes leur a donné le pouvoir de

126 Marcela IACUB, L’empire du ventre : pour une autre histoire de la maternité, op. cit. p 271

et s.

reconnaître sciemment des enfants dont ils savaient pertinemment ne pas être les pères. Mais maintenant le progrès scientifique bouleverse l’ordre établi. L’incertitude de la paternité n’est plus vraie comme la certitude de la maternité due à la gestation. Le droit de la famille est intrinsèquement, totalement, sous influence des pressions sociales qui semblent s’être accélérées. Dans quelle mesure les progrès de la science reproductive n’ont-ils pas aiguillonné, voire cravaché le fantasme de pouvoir posséder un autre être humain : un enfant. Mais les progrès scientifiques sur la lutte contre la stérilité permettent une réflexion sur la filiation. Nous pouvons retenir que l’anthropologie est dans ce domaine riche d’enseignements et permet de « dépassionner » un débat en apportant un certain recul comme nous venons de l’aborder.

Nous avons vu dans cet exposé juridique, apparaitre sur la scène la conquête d’une égalité pour la femme vis-à-vis de l’homme, son affranchissement dans le droit matrimonial. Nous avons également vu, qu’avec le code napoléonien elle disposait de la liberté d’être mère ou non. Mais, paradoxalement, les années soixante-dix qui ont été marquées par le mouvement féministe ont vu un retournement, une restriction dans le choix d’être mère. De nouveau, la femme devient mère par son utérus, et non par sa volonté d’être mère. A mettre en avant la liberté de disposer de son corps, les mouvements féministes ont-ils engendré ce retour en arrière que constitue la filiation biologique ? Est-ce une distorsion due à la fin de la reconnaissance maternelle dans l’acte de naissance pour supprimer la distinction entre la filiation légitime et naturelle ? Le lien entre la mère et l’enfant a donc été réaffirmé. Ce fait est remarquable. Il est difficile de se déprendre, tant au niveau de l’organisation de la société qu’au niveau individuel, de ce qui apparait comme une base de notre développement, une base sécurisante. Là, du point de vue des droits de la femme, ce lien apparait comme aliénant, imposé alors que l’homme a encore quelques libertés en ce domaine de la filiation. Mais comme nous l’avons déjà dit, la disjonction entre fécondation et gestation, les innovations en matière de parentalité, semblent amorcer un revirement centré sur l’intérêt narcissique des futurs parents et donc remettre en cause « l’Empire du ventre ». Mais la France résiste notamment en malmenant « l’accouchement sous X ».

Mais qu’est ce qui a programmé la mise à mort du patriarcat du point de vue juridique ? De plus, si la femme voit reconnaître son aspiration à l’égalité, nous pouvons supposer que cette évolution n’est donc pas que juridique. Nous allons, à ce propos, tenter de débroussailler quelques pistes de réflexion. Plusieurs questions peuvent être soulevées : le déclin du patriarcat au niveau du droit de la famille est récent, mais la question est de savoir si dans l’histoire, l’importance de la puissance paternelle fut soumise à des « fluctuations ». Ce serait un argument à opposer à la thèse qui fait de l’affaiblissement récent du patriarcat, la cause des changements importants dans notre société. Cet affaiblissement bien sûr allant de pair avec la reconnaissance de l’égalité entre l’homme et la femme. C’est là, rappelons le, la crainte du pouvoir mortifère de la mère, celle qui étouffe, qui engloutie et dont de nombreux auteurs voit la main dans l’individualisme forcené de notre société de consommation.

2. La place du père, du mari dans la famille a-t-elle été

constante?

Avec quelques exemples, nous allons rechercher si l’image du pater familias est constante. Nous nous demanderons si la cause de l’affaiblissement récente de la puissance paternelle dans le droit de la famille est dûe à une transformation de la structure familiale et nous finirons par un panorama historique de l’imbrication de l’Etat dans la vie privée